Robert Walser : La Promenade, récit d’une promenade

Sur la tranche des livres des mots sont écrits, le nom de l’auteur et le titre. Parfois on ignore ce que signifient les mots du titre. , Utz, Nostromo, Atatao, on n’en comprend le sens que la lecture achevée. Sous d’autres, familiers, l’écrivain aura creusé un monde et la lecture les aura bientôt épaissis au point qu’on ne les prononcera plus qu’avec lenteur et étonnement.
Ainsi de « consolation » et de « promenade ».
L’écrivain suédois Stig Dagerman a écrit Notre besoin de consolation est impossible à rassasier en 1952, il avait une trentaine d’années, c’est son dernier livre. On a retrouvé le texte en 1981, soit vingt-huit ans après son suicide. C’est un texte court d’une vingtaine de pages si bien qu’on déchiffre mal le titre sur la trop mince tranche, un texte court qui porte un titre long si bien qu’on n’a pas eu la place de l’indiquer en entier, ni sur la tranche ni en titre courant.

Le monde est donc plus fort que moi. À son pouvoir je n’ai rien à opposer que moi-même, mais, d’un autre côté, c’est considérable. Car, tant que je ne me laisse pas écraser par le nombre, je suis moi aussi une puissance. Et mon pouvoir est redoutable tant que je puis opposer la force de mes mots à celle du monde, car celui qui construit des prisons s’exprime moins bien que celui qui bâtit la liberté. Mais ma puissance ne connaîtra plus de bornes le jour où je n’aurai plus que mon silence pour défendre mon inviolabilité, car aucune hache ne peut avoir de prise sur le silence vivant.
Telle est ma seule consolation.

             Cette année-là, 1952, Carl Seelig fait deux longues promenades avec Robert Walser : le 6 avril et le jour de Noël. Le 6 avril, un train les emporte d’Herisau, où Robert Walser est interné, à Rorschach d’où ils prennent la route de Staad. « Le ciel, d’un gris sable qui annonce le printemps, et la terre se confondent au bord du lac de Constance. » De colline en colline ils atteignent le village de Buchen puis entrent dans la forêt. « Comme un chien divagant, Robert Walser file devant moi, sans manteau, zigzaguant entre sapins, hêtres et buissons, la tête et les épaules penchées vers l’avant, les bras battant le long du corps, les mains bleuies par le froid. » Ils arrivent à Wienachten-Tobel où ils dégustent du fromage d’Appenzell accompagné de café. Puis ils redescendent à Rorschach où ils déjeunent. Un train les emmène à Romanshorn puis à Saint-Gall. Retour à l’hospice où l’avait conduit sa sœur aînée Lisa vingt ans plus tôt.
             Le jour de Noël, « il ne neige pas fort mais continûment. Le ciel est couvert comme d’une fine pellicule de charbon ». Ils marchent dans Herisau, évoquent Anna Koch, une meurtrière exécutée en 1849, puis au buffet de la gare de Saint-Gall Rodion Raskolnikov. Ils grimpent sur une hauteur qui fait face au Rosenberg, « d’où l’on jouit, à travers un rideau ajouré de sapins et d’aulnes, d’une splendide vue sur la chaîne enneigée du Säntis et sur Vögelinsegg », reprennent à Haggen le train pour Herisau.
             De juillet 1936 à la Noël 1955, Carl Seelig est allé deux fois par an à Herisau retrouver Robert Walser pour de longues promenades dans les champs, les collines, les bois, les montagnes, entrecoupées de conversations sur la littérature et de repas copieux.
             La dernière promenade date de la Noël 1956. Au matin, Robert Walser, auteur de L’Institut Benjamenta, des Enfants Tanner, du Commis, de Sur quelques-uns et sur lui-même, de Retour dans la neige, de La Promenade, part seul en direction du Rosenberg. C’est sur un chemin de neige que deux écoliers le découvrent dans l’après-midi. « La tête, légèrement tournée sur le côté, le promeneur offre une image parfaite de la paix de Noël. Sa bouche est ouverte ; on dirait que l’air hivernal, pur et frais, pénètre encore en lui », écrira Carl Seelig.

La promenade [...] m’est indispensable pour me donner de la vivacité et maintenir mes liens avec le monde, sans l’expérience sensible duquel je ne pourrais ni écrire la moitié de la première lettre d’une ligne, ni rédiger un poème, en vers ou en prose. Sans la promenade, je serais mort et j’aurais été contraint depuis longtemps d’abandonner mon métier, que j’aime passionnément. Sans promenade et collecte de faits, je serais incapable d’écrire le moindre compte rendu, ni davantage un article, sans parler d’écrire une nouvelle. Sans promenade, je ne pourrais recueillir ni études ni observations.

             Robert Walser a écrit La Promenade à la fin de la Première Guerre mondiale. Il est invité ce jour-là à déjeuner chez Mme Aebi, ce sera sa pause. Avant et après, il aura rencontré un professeur, discuté avec un libraire, un employé des postes, un tailleur, un employé du centre des impôts : autant d’occasions d’emportements violents ; il aura croisé une jeune fille qui chante, le géant Tomzack, une ouvrière, longé une école où des enfants apprennent, une ferme, traversé un bois, admiré un noyer, attendu qu’un train passe pour franchir la voie ferrée : autant de figures de cette promenade idéale que serait une existence ; il aura évoqué ainsi le poète Lenz : « Ayant sombré dans la folie et le désespoir, il apprit à faire des chaussures et il en fit. »


La Promenade (Die Spaziergang) est publié en Folio bilingue, dans la traduction de l’allemand de Bernard Lortholary, avec une belle préface de Jean Launay et un cahier iconographique dont la silhouette de Robert Walser marchant dans un champ de neige, des pages de manuscrits et un tableau de Marc Chagall qui porte ce titre.
Promenades avec Robert Walser de Carl Seelig, avec une postface d’Elio Fröhlich, a été traduit de l’allemand par Bernard Kreiss pour les éditions Rivages.
Notre besoin de consolation est impossible à rassasier a été traduit du suédois par Philippe Bouquet pour Actes Sud. Le portrait au crayon de Stig Dagerman de la page 7 est probablement un autoportrait, l’éditeur ne l’indique pas.


Robert Walser aux [éditions Zoé-http://www.editionszoe.ch/auteur/robert-walser] et Blanche-Neige chez José Corti.

Sur Stig Dagerman, chronique de Philippe Rahmy : Les degrés d’une consolation avec de nombreux liens dont celui vers le texte de Notre besoin de consolation est impossible à rassasier.
Ce que cherchait Stig Dagerman c’était « une consolation qui soit plus qu’une consolation et plus grande qu’une philosophie, c’est-à-dire une raison de vivre », c’était aussi ce que cherchait Robert Walser durant ses promenades.

Dominique Dussidour

1er mai 2004
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