S’abandonner de Séverine Danflous (un extrait)

C’est l’histoire d’un narrateur qui ne se remet pas d’une histoire d’amour et décide de collecter les voix de femmes racontant les ruptures amoureuses pour un documentaire. Dans ce roman, Séverine Danflous fait entendre avec une très grande délicatesse les multiples de voix de femmes blessées ou brisées par des histoires qui finissent mal. Elle dessine également le parcours sensible d’un homme qui écoute les voix et les histoires de ces femmes pour trouver son propre chemin. S’abandonner qui vient de paraître aux éditions Marest trouve la voie fragile de la douceur pour parler de l’abandon et de l’amour.

Voici donc le début de ce roman. (SR)




Le cahier des charges était plutôt laconique, d’une indigence crasse en fait : la rupture, de l’Antiquité ànos jours ; on m’avait balancé une vague notule tartinée au baratin avec un titre qui revenait àchaque page, Les Héroïdes. Ovide, je crois. Mon premier mouvement avait été de refuser, je sortais moi-même d’une rupture passablement amoché. Pourquoi me replonger dans l’état léthargique dont je peinais àm’extirper ? Ben, il y avait bien une raison : le fric. J’en avais drôlement besoin. Depuis la rupture, je trimballais ma carcasse d’appartements en appartements — des amis m’offrant leur canapé pour une nuit ou deux. J’étais presque sans domicile fixe, avec pour seuls bagages une caméra, un peu de matos, une valise de bouquins, un vieil ordi, et un sac de jute contenant trois futs, quelques slips, deux tee-shirts et trois pulls. Elle m’avait rhabillé pour l’hiver. La rupture je pouvais en parler, moi, la dérouler avec acrimonie, colère et rage rentrée, une hache serrée entre les dents pour laisser couler mon venin entre les brèches. Mais composer dessus, écrire un documentaire, me remettre àla tâche après ces mois désertiques, abandonnés aux quatre vents, au vent des autres, aux odeurs amères des appartements endormis qui — lorsque j’ouvrais certains placards — me sautaient àla gorge. Ça sentait le couple, l’union suave, les vestes savamment repassées, les escarpins bien alignés qui faisaient cuire ma blessure, la salle de bain et ses shampoings au design reluisant… L’idée était idiote et surtout elle faisait affreusement mal. Sans doute aurais-je dà» confier cette besogne àd’autres ?

Dans le canapé-lit, le soir où j’ai accepté, après avoir acheté les fameuses Héroïdes, je me suis dit que c’était ça qu’il fallait faire, interroger des femmes, utiliser leurs voix en les faisant dialoguer avec les héroïnes antiques, toutes ces voix endeuillées, abandonnées àla terre gaste. J’aimais bien l’expression « voix endeuillées  ». Persuadé d’avoir trouvé làune perle, je la tapais sur mon moteur de recherche et trouvais aussitôt une référence, un essai. Nicole Loraux, Les Voix endeuillées, essai sur la tragédie antique et en le feuilletant au Luxembourg, sur une chaise en plein soleil hivernal, je tombais sur cette phrase : Une femme est ainsi faite qu’elle charme ses ennuis en les ayant sans cesse àla bouche. C’est de làqu’il fallait partir.

Restait àles trouver ces femmes, les choisir, circonscrire un lieu capable d’accueillir leur parole meurtrie. J’aime bien les cafés, mais c’est bruyant, les cafés, comment capter l’intime dans tout ce tumulte ? Un studio ne me semblait pas idéal non plus. J’ai envisagé les parcs, une rupture c’est un peu un deuil, il faut un lieu de recueillement qui ne soit pas non plus un cimetière, car la vie s’agglutine en nous, elle attend la suite, l’après, le moment où l’on reprendra le dessus, où l’on sera plus fort que tout ce qui nous rompt. Le corps en miettes aspire àse recomposer et le cÅ“ur cherche, lui, les morceaux àrecoller. Chacune àleur tour devant ma caméra, elles viendraient exposer l’ampleur des dégâts. La peine, les plaies, le chagrin qui ne passe pas. J’étais loin d’imaginer que cette douleur qu’elles calmaient en l’ayant sans cesse àla bouche, était si poétique, si nécessaire.




Quand il y a rupture d’un barrage, comment endiguer les larmes ? J’avais avec moi mon kit de survie — ma Dickinson qui préfère les flots encore et toujours malgré le rivage calme. Rompre, interrompre. Rompre comme on rompt le pain, comme on partage, cela revient àcouper en deux. Le mot a des sonorités abruptes, rugueuses, gutturales. Pourquoi sonnait-il si doux dans la bouche de certaines ? Elles le faisaient couler àune vitesse qui le transformait en suture. Elles faisaient de la couture de mots en reprisant la rupture, en quelque sorte. Larguer les amarres. Mettre les voiles. Beaucoup d’amoureux antiques prenaient le large pour quitter le foyer et la belle épouse esseulée, se confiant àla mer, car l’amour est amer et la mer est amour comme chantait le poète. Je me souviens de Barthes aussi. L’amour qui est fini s’éloigne dans un autre monde àla manière d’un vaisseau spatial qui cesse de clignoter. On dirait une galaxie éteinte, un univers de science-fiction. D’ailleurs, c’est un peu ça la rupture au début — le trou noir, une période d’exploration obligée et soudaine, on vous balance dans une cavité sans lumière, sans repères et àvous de vous mesurer au temps, àvous de regagner un pan d’éclairage sur la nuit. L’abandon pour renoncer au don et reprendre ce qu’on a donné, mais reprendre c’est voler. On nous disait ça quand on était petit avec l’éternelle peur d’être floué, escroqué, embobiné. Oui, c’est ça, elle m’avait embobiné, et je rembobinais le tout en déroulant une autre bobine, virtuelle et sans celluloïd, une bobine numérique, digitale, une bobine cousue main. Pour saisir la perte àbras le corps. Au fond, c’était ça que m’offraient ceux qui m’avaient choisi pour ce documentaire dont je refusais d’entendre parler. Ils m’aidaient àprendre àbras le corps ma vie, ma rupture, ma carcasse que j’allais devoir poser quelque part dans un lieu pour moi. Me compter moi sans elle, deux plus deux égal un… et puis, apprendre àm’aimer un peu et ça c’était pas une mince affaire.




11 mars 2021
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