Sébastien Ecorce | Fragments (sur Frederic Khodja)
Sébastien Ecorce | Fragments
Éléments et notes sur la série Paysage aveuglés, fictions de paysage (2022) de Frederic Khodja
Si la mélancolie peut être ténèbres tachetées, elle est aussi une forêt de flottaison
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La tache aveugle n’est pas la simple doublure irréductible à la constitution d’une analogie semblable à la vision, mais ce presque-audible de la perte dans la saisie du monde, ce commun que toute forme déploie et envisage
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La vision ne peut vivre que dans le point le plus sensible de ta tache aveugle
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Les formes sont le fruit d’une logique de dilution et de concentration – elles se lient à cette échelle que la coupure organise en son continu liant
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il existe des preuves d’élévation par apprentissage spatial
une réserve de gestes
de dérivations
une traduction locale
toute image est perturbation
l’épine d’une expression énigmatique
la discontinuité insulaire du renforcement
la forme est une ile dans la forme
la forme est une branche de la forme
la forme est une preuve de la forme
elle pose la question de la preuve
dans sa répression traductionnelle de forme
un embranchement régulant son expression
un potentiel du retour biographique
écrire ce qu’elle ne transmet pas
ce geste de l’altération qui s’autonomise
elle est ce code qui permet à l’image d’écrire
aussi
elle te rappelle là : que le paysage est déjà plasticité
que le paysage est là : traduction et cible
un mode de transport du geste
*
la tache aveugle
l’anatomie d’une couche
un vieux rêve de symétrie
une vision pauvre
« tu le crois ça ? »
le nombril du rêve
l’effet de halo
la position d’une ligne
tu ne les distingues pas (encore)
ils te couvrent d’indistinction
une forme toujours la même
pas la même
la même
pas la même
le vide d’une forme n’est jamais le même
ni sa ligne
ni sa courbe
ni son point
« serait-ce en voir une synthèse ? »
une synthèse productive d’un récit de formes
cette réduction
ce n’est pas de la naïveté
ce n’est pas de la légèreté
c’est le proche
ou l’infini fiché dans l’œil opaque du transverse
le matériau d’un geste qui se signale
sans mesure et sans distance
un autre matériau
son défaut
le partage
recoller les morceaux est une fiction
le retour du biographique
une réserve
une colonne vertébrale fluide
la seule fonction est d’assembler sur place
ou de rassembler ce que je diffuse
je ne peux céder qu’à l’intensité prédictive
j’investigue les petites zones et libère une dé répression
c’est une question d’échelles et de traductions
l’image est une capacité de la forme
*
« je suis pris dans un courant »
c’est mon temps de perméabilité
mon temps de montée à la forme
il faudrait monter en la forme
comme on entre dans la phrase
ou l’inverse
car elle joue de l’inversion
elle élève cette inversion même
l’immobilise presque pour la dilater
je ne la sais pas d’avance
elle me tient déjà – là –
— sans le savoir —
elle maîtrise cette métrique de l’attente
survient sans condition
d’une conditionnalité sans condition
je ne le sais pas
c’est déjà une position
elle me fait tourner la position
je suis pris dans un courant
elle est ce rythme diffracté du courant
cette fréquence de libération
me prépare aux petites amplitudes
c’est déjà ou pas encore
un paysage ou
une fraction immobile
de sa récupération
ce temps de montée
je ne le sais pas
« je suis pris dans un courant »
*
De ce qu’on a vécu ne reste rien d’autre qu’une superstition de paysage, et le battement nuptial d’une forme
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toute forme est un consentement à la différence, à la distinction, un tremblé du savoir et de ses repères. Elle est cette trajectorialité qui dénature le versant ferme et assuré, le prédicat de l’incomplétude, dans la feinte d’un regard toujours fasciné par lequel le réel vient buter
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et se risquer à ouvrir le point de courbure là où l’intensité absorbe plus qu’elle n’efface
Le contraire du paysage est encore un paysage, l’os du regard un regard – la bande son d’un négatif -
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Si le paysage naturalise sa ligne
Il approxime toujours son terme
et joue à biaiser la lumière
si elle apparaît disparaît
dans l’allure même de l’angle
un paysage ne se singe pas
quand il parle de ces fictions géographiques
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Paysage n’est pas l’effet de la température
plutôt anti-nature
il accumule les chocs
et tire des photocopies de sa réalité
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Le paysage ne détruit pas les autres ciels de surface, il nous les éloigne pour ne pas refermer leurs ombres.
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« C’est un hyperrêve ». On pourrait presque dire, c’est un hyperpaysage. Rien de plus violemment réel. Rien de plus violemment abstrait.
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La palpitation d’un paysage – rendez lui sa ponctuation, sa matière – sa distance – ce grain, part élémentaire, enchâssé dans l’œil – ce regard qui chaudronne son horizon – n’est pas la nuit d’un sous paysage – ou le mauvais geste qui sinue - le mauvais pouls, d’une surface, découverte – mais la rigueur d’une butée – sa vie formelle - sa progression - monolithe carié d’un sang – ses reflets d’enfance – qui vous tournent – l’ordre seul – l’orbite d’une lueur - un atome de mémoire – rien - une perspective– bain de marbre - à son levant – une boucle – et son tourbillon –
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La géomorphie de la fiction de paysage suit un effondrement complet de la référence et de la conciliation, la surface devient tension, épaisseur, le pli devient forme et mouvement, les noms deviennent des verbes, la révélation d’un champ confronte les vivants, où le pluralisme des plans n’est pas une stylisation, mais le geste d’une perspective renversée x
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La canaille
veut déchirer
le masque d’un paysage
qui t’arrive à la bouche
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tu dis
ça ressemble à des morsures.
tu es effacé dans le paysage
le paysage est effacement
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le monde veut que je pense
je ne peux pas
mais je ne peux pas penser
je paysage
je fais de la matière
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Si la paroi touche le paysage c’est qu’il pose ses lèvres sur son front de transparence - l’infime décollement - un bloc souple - plan par plan - la lentille d’une surface - sans nom - une densitométrie diffractée - topofiction augmentée dans la coupe d’un temps suspendu - un rayon brisé de l’atome de conscience - dans le dé multipolaire - d’une vision
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Sur fiction graphique
Le paysage n’est pas là pour nous apaiser ou proposer des résolutions sans faille pour ce qui relèverait de l’agonie d’une vie éveillée. Nous devons porter cette terreur qui nous produit ; nous devons brouiller l’image lyrique avec notre propre chaos comme un sortilège inversé. Il est une forme de résistance qui sape l’explosivité au profit d’une anatomie des surfaces, travaillant leur immédiate perception, entre le pli, le chevauchement, le prolongement, la projection, la transgression. Il est hors et dans la concentration aérienne et fine, de rayons jaillissant de trous, de moindre densité, enjambe la fiction pour la tremper dans l’ambigüité. Les rythmes s’imposent à eux même. La spatialisation du temps est interrompue par la tangibilité sensible, où la lumière amène déformation, activité, là où paysage et surface se touchent, s’oublient, à couler à côté de la misère d’un temps.
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Surtout le paysage ne cherche plus à dissimuler sa propre fictionnalité, déjouant les conventions de la mimésis, l’usage des plans et surfaces, où les images et les marges peuvent être utilisées, courbées, subverties, suggérées et niées. Pour lui, le désir de conclure, de se confronter à une forme de temporalité de la fin, peut être fatal à sa vérité. Cette vérité étant autant instable que relationnelle. Abstraite, contextuelle, et provisoire.
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Il n’existe pas seulement une interaction entre paysage. Car le paysage est interaction. Ce rapport est redoublé par la distance temporelle qu’il crée en sa position même de ne paysage, à être lui-même, interrogé par ce qu’il formule, à la fois, image, texte, et contexte, ne visant pas à stabiliser ou objectiver l’idée d’un sens dernier du paysage, qui ne peut jamais être clôturer.
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Projection – jection – on dit poussée, fut poussé – excroissance à cru – d ’un plan dilaté – montée faite de rien – autant défait – occupant place aucune dans nul espace hors de lui – son paysage – on dit étiré – sursaut hyperbole – tombé là – est ici donné et rien d’autre - matière pas même – informé de rien – le temps se tend – tasse et épaissit une masse de présent – sans passé – écarquille l’instant sans précédent – crevasse de rien – écran ne cesse – hors du présent – cesse brutal – d’être présent et d’être rien – cesse d’égal à soi – inerte trajectoire sur place – sans modèle – sans référence – sans provenance – sans possibilité de dire sans – puisque rien n’est là que de lui – rien – sans lui et lui – de rien – scansion métrique – pulsée – large étalement – onde élémentaire en soi retournée – profusion d’immanence – serrée - levée – paysage lui – ne luit pas – sans la densité du vide – sa pâte d’énergie – bornant esprit – serrant de lignes – c’est un excès – ou un accès – on l’a toujours su – mais ça recommence toujours – faire paysage – ça n’est jamais trop tard – jamais à temps – toujours hors temps – juste des écarts de cadences – l’image refroidie d’un temps – un seul – un seuil – à contretemps – et voilà l’optique effarante – fichée paysage aveugle de l’œil – saisi qui ci-gît – ravit – offusqué de rien -
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je place le paysage à l’intérieur du monde
et j’inspire
je place le paysage à l’intérieur du corps
et j’expire
c’est ce que je fais
je suis
je place le paysage dans le paysage
l’image dans l’image
une sphère qui déplace le paysage à l’intérieur de la lumière
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Tout paysage peut être le dernier de sa forme car le premier qui n’existe pas - de ses surfaces vides, il nous regarde - tracer sur les paysages où l’infini est une variation d’une langue morte
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Je chercherai ses yeux, dans le paysage d’un temps qui survit immunisé par le vide – son dernier ennemi -
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Mon corps tu oses l’appeler
paysage
la lumière musicale de l’angle
sa déformation
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Le paysage botanise la verticalité. L’évènement devient poreux sur sa transparence. Le point aveugle est un accent mobile ou nomade dans le continuum de la surface.
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Pas de hiérarchie, mais une notion de polarité fine. Percevoir un objet signifie parfois le perdre et le perdre. Mais le paysage n’est pas un objet. Il peut être une image, une image à jaillir qui remplacerait toutes les images. Ce fond d’images en train de se filmer lui-même. Un rayonnement fondu dans l’émulsion des surfaces. Les quêtes, les recherches concentrées se terminent par un échec. Une réponse en annule une autre et la fiction est réelle. S’ouvrir à l’absence, à l’allégorie, au mystère. Le coucher d’une forme et non son levant est aussi une forme d’apparition, qu’un bloc imaginaire ne peut parvenir à irradier.
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(…)
Sébastien Ecorce
Prof de neurobiologie, co-responsable de la plateforme Neurocytolab, (Salpêtrière, icm) bricoleurs de mots, créateur graphique ; auteurs avec M. Dujardin du recueil Lignes chez Publie.net. Textes et articles parus dans diverses revues papiers et numériques (Esprit, Cités, nouveau recueil, libr critique, poezibao, sitaudis). Auteur d’ouvrages de bibliophilie avec et autour des œuvres de Dado, Velickovich, Duvillier, Zao wu ki, Barcelo…)
Frédéric Khodja
Peintre et dessinateur, enseigne les arts plastiques.