Anton Beraber | Trésor des traversées possibles | Semaine 14

Extrait du Journal au lundi 5 avril :
"Arrivé vers 10h30 au travail : le parking est vide. Le directeur prend son café au petit kiosque, devant ; nous parlons de tout sauf du silence qui remplit désormais les couloirs. Je reste àpeine deux heures. Nouvelles d’Hadrien, àDinan. Nouvelles de Rabab, je m’énerve au téléphone, elle pleure. Sur le toit, une cigarette avec A., il projette d’investir dans le grand ensemble que la Sodic fait sortir du sol sur le plateau. C’est imprudent, j’objecte, mais il a fait ses comptes, maintenant ou jamais, le risque calculé, sa femme le suit et dans les yeux de mon jeune collègue je vois la résolution qui m’a si longtemps manqué. Je rentre en taxi : deux heures. Le chauffeur veut suivre le GPS, moi pas, il n’a pas d’arguments, je donne sèchement des indications et jusqu’au pont Qasr El Nil l’animal boude. Je passe àl’institut emprunter Wajdi Mouawad, prévu de finir la relecture des Braves mais Damien est dans le patio, bonne surprise. Nous parlons des femmes, du destin, des pays baltes, de Boutros qui quitte cette semaine le service de la France, qui m’invite àdes parties d’échecs et ne doit pas comprendre si je refuse toujours. Je rentre pour accueillir Elsa et les enfants, si fatigués tous qu’ils me remarquent àpeine. Nous mangeons sans rien dire des petits pois, pas toute la casserole pour qu’il m’en reste demain midi. Dans quelques jours c’est mon anniversaire : il faudra, quand on demandera le récit de mes trente-trois ans, que j’invente quelque chose de plus solide, de plus dense peut-être que ce qu’en vrai ça donna."

Extrait du Journal au mardi 6 avril :
"Parti à6h et je viens seulement de rentrer. Il est 21h passé de trois minutes. Entre les deux, quoi ? L’oubli a déjàemporté la moitié des phrases et des images. Les couloirs sont vides, un téléphone sonne quelque part dans les étages sans alerter personne. L’inadvertance des hommes d’entretien a fait déborder les ficus du grand hall : le vent s’engouffrant par l’escalier de service trouble la flaque immense, lui arrache l’espèce d’odeur piquante que relâchent dans leur soucoupe les verdures d’entreprise. Réunion dans une des grandes meeting room du troisième, nous sommes trois, les autres sur vidéo, on perd notre temps sans que personne ne s’en émeuve, sans que le monde en soit changé mais chacun, c’est important, fonde sa part du gâteau sur un certain volume de paroles alors ça perspective, ça ambitionne, ça définit préalablement. Doit-on s’étonner que la mort du langage fasse si peu de bruit ? Moustapha m’attend, nous relions Mounira en 55 minutes ce qui est àpeine croyable – plaisir stupéfiant de ces conduites de trompe-la-mort, klaxon bloqué, à150 kilomètres/heure sur la bande d’arrêt d’urgence, et Diam’s qu’il affectionne décolle peu àpeu les baffles dans l’indifférence générale. A l’institut culturel, conférence d’Ahmed El Attar où je suis aimablement convié : l’homme parle du kiosque àBD qu’il fréquentait enfant, place Talaat Harb, du voyeurisme chez Ibsen et - mais la traduction prudemment s’interrompt- du positionnement politique après 2014 d’un écrivain ami. Un jeune homme dans le public pose une question compliquée sur la forme du théâtre aujourd’hui et, me retournant, je crois me voir moi-même à17 ans : cheveux longs, les rangers usées jusqu’au brun, suant dans sa phrase interminable qu’il reformule sans cesse. On lui répond brièvement. A la sortie je le rattrape pour lui dire, ce qui est vrai, que les vraies questions sont toujours compliquées, qu’on les reconnaît àcela, qu’il faudrait n’en pas poser d’autres. Mais je l’effraie, je le vois bien."

Extrait du Journal au mercredi 7 avril :
"Longue après-midi dans le jardin de la Colonie suisse. La grande pelouse, privatisée, accueille un séminaire d’entreprise. Nous regardons longtemps, Moustapha et moi, les rituels de ce monde tant étranger au nôtre, l’anglais Berlitz, les schémas enfantins (une femme introduit longtemps une image de train en marche, chaque wagon contient un mot, le premier c’est : Empowerment), les remerciements larmes aux yeux. Il me semble comprendre enfin, si tard, sur quel maigre fond tenait mon intuition d’une communauté humaine ; et, de fait, les preuves s’en multiplient, chaque homme est un continent sans frontière commune avec le mien. Hier, je me suis rendu compte que ni E. ni N., tous les deux nés àParis àla fin des années 80, ne connaissait Georges Moustaki. Moustapha me montre les photos de son week-end dans le désert et, rien àfaire, les paysages de sable me laissent froid. Toute cette solitude me pèse. Elsa récupère doucement, elle a taillé les arbustes du balcon, elle a parlé longtemps avec Jacqueline, àZamalek. Quand je rentre, nous nous prenons dans les bras. En descendant commander le poisson je rencontre M. Magdy dans l’escalier, l’air grave. Il confirme que, ces derniers temps, ça ne va pas et, selon l’usage, je déroule les formules sur les beaux jours bientôt, l’avenir immense, l’On ne peut jamais dire ce que demain sera. Il m’écoute parler avec un sourire triste puis, dans l’intervalle entre deux platitudes, l’ancien secrétaire d’État de 81 ans me reprend en français : Quel demain ? Nous nous regardons sans plus rien dire dans la lumière bleuissante de 19 heures : éternité de ces longues secondes où je me vois moi-même, quelque part vers 2060, dans une ville étrangère où les jeunes gens m’adresseront des politesses. A un moment je crois qu’il va ajouter quelque chose mais non, il hoche la tête, le pied sur la marche suivante, le crépuscule déjàl’emporte et murmuré si bas qu’on ne sait si c’est ma voix ou la sienne : La paix sur vous."

Extrait du Journal au jeudi 8 avril :
"Inventorié l’armoire dans l’ancien bureau de l’économe, àla Colonie suisse. Liste d’ouvrages remarquables : une Vie de Bayard àdestination des écoles, Genève, 1903 mais le tampon signale Premier prix Collège Mère-de-Dieu, Le Caire, 1923 ; un recueil de formules de politesse dans le dialecte soudanais, àdestination des voyageurs de langue anglaise ; Victims of Duty, d’Ionesco, traduit par A.S. Nail avec une dédicace en arabe, AUX JOURS PASSÉS, puis le reste illisible, l’encre a trop pâli ; une collection de la revue de la Croix Rouge, années 1933-1935 ; un volume de l’Enzyklopädie der Technischen Chemie, l’effrayante lettre X, la reliure marquée au fer du chiffre du baron Meyer, qui posséda vers 1880 la quasi totalité de la reboubliket Imbeba, comme disent les chauffeurs ; enfin, une Conversation franco-arabe, Alger, 1846 pour lequel je manifeste discrètement mon intérêt mais Mme Jacqueline l’emporte dans la pièce d’àcôté, ’’On avait ça ici ?" Elle parle, pour la semaine prochaine, de montrer les petites chambres du haut qu’on a remplies avec la bibliothèque principale, en 1952, et jamais rouvertes vraiment. En sortant, elle me parle de son mari, un mort qu’elle n’en finit pas de porter sur ses épaules, il descendait acheter du persil malgré ses avertissements et là, l’accident bête, le taxi qui coupe le virage, l’homme aimé dans la civière et la dernière phrase, "Je n’en reviendrai pas" qui lui résonne dans la tête depuis cinq ans quand la lumière rase comme ça, que les oiseaux comme ça, quand l’odeur du marc qu’on curette sous la pluie et quand les enfants, les ballons."

Extrait du Journal au vendredi 9 avril :
" Suis né le même jour que Baudelaire : sans conséquence. J’ai travaillé ce matin sans y penser dans le petit bureau de la rue Noubar, le mail de Maud, les choses qu’on entend dire au sujet de Paris, et la lumière filtrée par la poussière des vitres me teint les mains en jaune, très spectaculaire. La clef m’en vient vers midi, avant d’aller déjeuner chez A. : la date exacte de l’accouchement ne compte pas tant que mon sentiment, mon impression viscérale d’être né sur la fin de quelque chose, sa toute fin. Le reste importe-t-il ? J’ai vécu mon enfance dans une campagne dont le saccage est désormais consommé, j’ai étudié dans des domaines dont les départements fermèrent derrière moi, pour passer un concours dont j’apprends, dans le Monde d’il y a quelques jours, la suppression prochaine. J’envoyai mon premier texte par la poste avec quatre beaux timbres, on voulut bien en faire quelque chose mais je lis, de nouveau, que ce romantisme-làn’arrange plus personne. J’enterrai Lazare Ponticelli et Lucette Destouches ; le dernier je reçus pour mes Pâques un paquet de cigarettes en chocolat. Mon nom ne s’écrivit jamais qu’en bas de la dernière page. C’est vivre sur l’arête de la vague, sur l’éternelle seconde d’avant ; et peut-être ne fais-je qu’obéir àl’impulsion qui força, àpeine née, ma mère àmonter sur le bateau sans retour possible jamais. Nous sommes dans l’appartement d’A., le soleil tombe peu àpeu sur le parquet ciré, la fermeture du centre-ville - mais nous ne le savons pas encore - fera du retour un calvaire pour les enfants. Je fais part de mes réflexions àElsa qui parlait, àce moment, des courses au Auchan de Bondy et par un singulier quiproquo les conversations se croisent. Elsa : "Toi, il y a toujours eu quelqu’un pour te faire tes courses." Et bien que cela n’ait qu’un rapport très vague avec le sujet qui me préoccupe cette phrase me touche dans sa demi-vérité agressive, cette pierre jetée dans mon eau calme. Jusqu’àla nuit j’embêterai vainement la chère épouse pour qu’elle la retire."

Extrait du Journal au samedi 10 avril :
"Après-midi dans le jardin de la Colonie suisse. La bonne, arrivée en retard, se laisse sermonner sans rien dire. Pour une party àthème des dames et des messieurs se sont habillés àla mode des années 50, ils font des photos dans un coin et je sens que ce ne sont pas des costumes mais bien les garde-robes de leurs parents péniblement rafraîchies au fer, l’Egypte nassérienne des jupes-genoux et des coupes-cloches qu’il arrive de retrouver, parfois, sur les vieilles réclames palissant au soleil, et dont l’émotion intacte me perturbera jusqu’au coucher du soleil. Je continue de relire les Braves, Maud m’a laissé le temps de le reprendre mais je devine, comme la dernière fois, que c’est ma réactivité qui donnera le rythme àun 5 rue G. knock-outé par la troisième vague. Elsa rêvasse. Le lendemain du mien c’est son anniversaire mais nous ne le lui souhaitons pas, elle a longuement insisté. Occasion de revenir sur l’étrangeté de cette naissance double, deux mondes différents c’est vrai mais l’impression reste que de réincarnation en réincarnation je ne cesse de la retrouver elle ; et les rêves que je faisais enfant lui ressemblaient tant que j’en frissonne. Dans le taxi du retour nous parlons d’art ; je dis, moi, qu’une oeuvre d’art ne saurait être une forme parfaite mais, au contraire, le choix fragile d’interrompre àun certain moment le processus de création, de sortir l’oeuvre de l’atelier parce que c’est dans cet état qu’il faut la confronter au monde. Elle m’oppose l’exigence de S., lui n’aurait jamais permis cela, Jean non plus que la nécessité d’une forme pure paralyse crayon àla main comme photographié ; mais je sais que c’est de sa tétanie àelle devant l’acte de créer qu’il est question. Jean a peu peint, S. s’est enseveli dans un livre grandiose mais solitaire, le poète c’est celui qui fait, pas qui pense faire et mon maugréement s’arrête là, elle a compris. Le génie, je conclus, est d’abord d’accepter de se compromettre. Dans le silence d’après j’aperçois simultanément mon destin d’écrivain mineur, la déception de ma femme et son élegance àme la cacher."

Extrait du Journal au dimanche 11 avril :
"Deux petits faits. En récupérant des papiers au lycée d’Elsa j’assiste, en poussant une porte, àl’une de ses pénibles répétitions du bac oral que les tortionnaires ès lettres se croient tenus d’infliger au lycéens de Première ; et plus tard, sur Instagram, àune conversation entre l’aimable @l.insoutenable.legerete et l’un de ses lecteurs, aussi érudit qu’elle, au sujet de Gracq et de Jünger. J’éprouve aux deux moments un déplaisir égal, honteux, qui me ronge dans l’embouteillage du retour tant que Moustapha s’inquiète et m’autorise de fumer. En atteignant la Corniche de Zamalek l’évidence s’impose de mon intolérance aux idées qui les sous-tendent : aux chimères, plutôt, d’une communauté possible des hommes au sein de la littérature ; d’un dialogue fécond en ce domaine et, plus généralement, d’un quelconque partage du beau. Un aveugle verrait assez bien àquel échec sont vouées les tentatives d’inculquer Apollinaire aux élèves, Alcools ne leur inspira jamais que des démonstrations et je frémis devant l’inquiétante efficacité d’icelles, leur jargon sentant fort la fiche et leur boucherie au stabylo, 18/20. Quant àJünger, je ne peux retenir un puissant frisson de peur chaque fois qu’un autre lit ses livres que je sais, dans le fond, écrits pour moi seul ; et l’agacement me prend, sans raison, que le miracle des Falaises de marbre détournant au moment décisif le bon monsieur Poirier de sa thèse de géographie ait été relevé par un tiers. L’incongruité que le mystère de l’art ait eu d’autres spectateurs déçoit l’ambition de mes dix-sept ans. Ne fus-je pas l’élu ? Je voudrais tout saccager mais l’impuissance, mais l’injustice, mais leurs esprits moins indignes que le mien. Traduire àMoustapha l’image de conclusion me prend dix bonnes minutes je ne sais trop pourquoi, la pensée toute nouée ou bien la suggestion sexuelle si inhabituellement brandie : qu’il s’imagine, s’il veut, trouver sa femme dans le lit d’un autre, et qui sourit."

20 avril 2021
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