Anton Beraber | Trésor des traversées possibles | Semaine 15
Extrait du Journal au lundi 12 avril :
« Réveillé anormalement tôt. Je prends mon café dans le petit bureau, tout étonné de cet intervalle imprévu, inquiet presque mais la beauté de l’heure bleue prend le pas sur l’appréhension de surprendre ce qu’il ne faudrait pas. Je déplace les objets, pas les ranger mais essayer d’autres combinaisons sur la petite plaque de marbre vert, de nouvelles harmonies possibles. Le grand couteau de l’arrière grand-père est resté ouvert, la corne a gonflé depuis que le femme de ménage sottement l’a jeté dans l’eau de vaisselle, aussi je le laisse où le soleil tapera le plus fort. Pas loin et formant avec lui un angle presque droit, son répondant de cuivre, le coupe-papier du grand-père ramené de Bizerte en 48 et que le grand-père avec sa manie fit fondre peu à peu dans l’aiguisage : arme aussi puisqu’elle fonda trente ans durant l’autorité du disparu, un homme qui avait vu Bizerte, qui recevait des lettres et savait entretenir les tranchants. Il y a des balles de .22 Long dont j’ai utilisé la boîte pour autre chose et qui roulent entre les livres, partout, avec les fusibles et les attaches parisiennes comme si tout cela rêvait de composer quelque chose. Il y a, dans un cendrier de porcelaine bleue, les deux dents que je me suis fait extraire en juin ; il y a la guêpe géante, le « monstre de papa » dit ma fille, que j’enfermai l’été d’avant dans un bocal de caramel raté, un succédané de résine mais Elsa n’aime pas que je lui rappelle ses tentatives dans la confiserie – les mouvements de la bête morte dans l’épaisseur de la mélasse servent à indiquer, quand je rentre le soir, combien il a fait chaud mais je la garde surtout pour la couleur et effrayer les enfants. Le café refroidit lentement. La question de savoir à quoi je dois d’être si tôt sorti du rêve ne me taraude pas : quel bruit, quel mouvement, quelle subtile altération de l’air a rompu la trêve des sens ? En levant les yeux j’aperçois une lessive qui pend du balcon du haut. Le goutte à goutte creuse la rambarde - emporte un peu de nuit dans le coeur du bois. »
Extrait du Journal au mardi 13 avril :
« Premier jour du Jeûne. Les autorités de la Ville ont fermé les principales administrations, je travaille de chez moi, c’est inhabituel. Elsa me prête son ordinateur pour la vidéoconférence mais il a le micro cassé. J’aurais dû en ramener un du bureau. L’agacement de leurs voix déformées par l’encodage me fait parler séchement ; je sais que je blesse mais en face celui qui visiblement bout de me dire mes quatre vérités pèse trop longtemps le pour et le contre, le jeu et la chandelle, à la fin il n’ose pas. Je n’éprouve aucun sentiment de victoire.Il y a des lieux que rien de tel ne devrait souiller. L’après-midi j’emmène les enfants à la Colonie suisse ce qui occasionne deux moments étranges. Le premier, c’est dans l’étroite rue d’Imbeba, les autos se croisent mal, d’ordinaire ça klaxonne fort, ça s’insulte mais, peut-être la fatigue ou la faim, au moment le pire où la veille on se serait battu, mon regard croise celui du conducteur de la Jeep : personne ne dit rien. Une seconde impossible à croire, juste le cycle des ventilos, les tranchets saignant sur les billots à volailles, le reflet sous les auvents d’un grand miroir éclaté sur la route et, preuve que le monde s’obstine de fabriquer de l’avenir, l’odeur du caoutchouc brûlé. Au moment où ma fille allait comprendre pour les canards l’encombrement se résout. Le deuxième moment, c’est plus tard, sous la pergola de la Colonie suisse où est la plaque de 1947. Je suis seul. La lumière est très belle mais sans savoir pourquoi je pose Faulkner sur le guéridon, j’entre. La villa déserte suffit à créer l’impression de décrochage qui justifie sa présence dans le Journal d’aujourd’hui : l’espèce de silence quand le disque est lancé mais, un instant très bref et très vaste, que le diamant cherche encore le sillon. Le plancher noir sent la cendre froide, ils ont couvert le piano. Les éclats de rire des enfants, dehors, en arabe et en allemand font légèrement trembler les vitres. »
Extrait du Journal au mercredi 14 avril :
« Elsa me raconte le rêve qui l’a fait soudain en pleine nuit crier le nom de S. : nous sommes en voiture, elle aperçoit notre fille, dehors, qui joue sur le trottoir avec les enfants de l’immeuble. J’objecte qu’il faut la laisser socialiser un peu, faute de quoi elle finira comme son père ; nous n’avons qu’à faire le tour du bloc et revenir. Le cauchemar commence quand, d’une rue à l’autre, une série d’obstacles nous interdit de tourner : des sens uniques, un camion renversé, une rue qu’on pensait là mais il n’y a rien, la plaie s’est refermée. Au bout d’un moment il devient évident que nous ne pourrons pas faire le tour du bloc, que nous nous éloignons dans la Ville immense et déjà la nuit tombe, le chauffeur allume ses feux – l’indifférence de cet inconnu qui nous emporte au loin comme un reflux est tout bonnement révoltante et, dit-elle, j’ai beau le frapper de toutes mes forces, mes poings s’enfoncent dans ses joues molles sans rien lui arracher que des perles de bave. La peur de ne pas retrouver S. dépasse ce qu’on peut imaginer, Elsa en racontant pleure encore et moi, j’en reste perturbé jusqu’au soir. A la Colonie suisse je ne parviens pas à me concentrer sur mon livre ; la villa où j’entre en quête de réconfort offre, au contraire, au mauvais rêve comme une caisse de résonnance. L’Helvétie, je réalise mais trop tard, ne saurait opposer aux illusions du sommeil aucune réalité tangible ; c’est un pays dont l’existence paraît suspendue à une série de conventions plastiques (il faut bien que l’arrondi des Alpes se justifie par une cavité centrale) ou politiques (un Shangri-La du Traité de Vienne que Vallotton fixe dans son crépuscule sans fin). Je reste debout, une seconde, à haleter après une bouffée de réel, en vain, dans le salon noyé par la pénombre qu’une souscription meubla de consoles vides et de pianos désaccordés, jadis ou bien hier seulement, pour distraire de leur demi-vie des poitrinaires en flanelle et des généraux qui jamais ne connurent la bataille. »
Extrait du Journal au jeudi 15 avril :
« Le Jeûne, je réalise, substitue à l’horizon habituel des pensées une espèce d’effroi vague mais tenace, le même que la première fois ; et quand bien même dût-on écrire mille livres sur le sujet, on n’aurait pas réduit d’un millième le mystère de cette culpabilité générale de la Ville, tout-à-coup, et de sa spectaculaire pénitence. J’ai passé du temps à chercher par quel bout la langue française pouvait s’emparer de cela mais, d’un carnet à l’autre, les images s’abattent, les couleurs passent, ne restent que cette peur sans contour fixe et le goût de la salive qui change chaque fois que vous, vous essayez. Je perds la matinée en vidéoconférence à débattre de soudure par faisceau d’électrons appliquée à l’aéronautique militaire mais rien ne me fera pardonner aux gens devant moi leur indifférence à ce qui se joue, dehors, maintenant. Que la tension grandissante avec le jour ne suffise pas à les faire taire reste le vrai miracle du saint mois. Je sais, maintenant, ce qu’il aurait fallu écrire : presque rien. Une épure. La lumière de 18h22 sur le carrelage. L’odeur d’un yaourt tombé dans la cage d’ascenseur. Pas faire de phrase. Pas démontrer. Ce qui émerveille le peuple de la Ville n’est ni la faim ni la soif mais, soudain, ce recul du langage autour d’eux comme une peau brûlée ; et les nerfs que ça découvre réagissant dans l’hors-les-mots par un excès de précision sensible : les parfums comme, les couleurs trop, le cri rentré qui vous et le frisson jusqu’à ce que la tête... »
Extrait du Journal au vendredi 16 avril :
« Le passage à la bibliothèque tourne vinaigre : les enfants se montrent indifférents aux luxueux albums, S. court dans l’escalier et déplace les livres, saute à pieds joints sur le plancher sonore. David, que je croise vite-fait, m’apprend que Gallimard n’a pas envoyé les exemplaires – il sait bien qu’ils s’en tapent et ses yeux le cachent mal. Le masque m’étouffe, c’en est un du premier confinement c’est-à-dire un qui gratte, on respire l’agent blanchissant jusqu’à ce que la tête commence de gonfler. Je finis par attraper S. dans la cursive où elle chantait Toi Mon Ami Mon Amour à tue-tête et d’agacement je parle un peu sec à l’étudiante qui hésitait à passer - un T-shirt blanc marqué Beyrouth, dans son sac le Causette de mars, trop polie pour répliquer et pourtant il aurait fallu me remettre à ma place. Parce que la présence de ces jeunes gens m’est une agression supplémentaire : l’immortalité de leurs vingt ans dans la saison unique de la Ville, le temps s’élargissant pour eux de telle sorte qu’il ne leur est pas ridicule d’apprendre à la fois l’arabe, le nubien et le dialecte de Siwa. Je les vois bavasser, indifférents, devant ces livres qu’ils ont la vie pour lire, l’élégance tapageuse des oisifs qui tient, en réalité, à certaine façon de fendre l’air. Je sens, au contraire, que pour moi a passé le mitan de quelque chose. L’âge, en réduisant sous le soleil d’être, m’autorise le tonnerre à deux sous des phrases définitives : je ne saurai jamais ce que donne Walt Whitman en anglais, je ne reverrai pas la maison de Nouans, ce que je n’ai pas compris m’échappera toujours. Dandysme, accusait Soletier. Il en est que cette lucidité consolerait mais, moi, je reste odieux jusque passé l’iftar. »
Extrait du Journal au samedi 17 avril :
« Avant dix heures le thermomètre franchit les 40. Très mauvais exercice d’écriture : la canicule exprime trop fortement les humeurs de la Ville, les porte à ce degré de concentration où le moindre carré de sucre écrasé sature instantanément les sens. Ce n’est pas ici que j’apprendrai la retenue. Ville-volcan d’explosion permanente, Ville recouvrant sans cesse sa croûte refroidie de matière vive, et sa sensualité écoeurante est aussitôt frappée de tabou. J’ai lu la nuit dernière le roman de Waguih Ghali, mystérieux livre unique à la publication duquel l’auteur, un inconnu, se tua dans la chambre que lui prêtait son éditrice anglaise ; et comme souvent je suis frappé de voir comment ces livres-là font leur pain d’une Egypte éternellement crépusculaire, un arrière-pays de l’Histoire en marche où les fins de race accoudés au bar du Groppi se font servir de l’Effendi, du Bey et du Pacha, sourient avec amertume en pariant leur Cadillac au baccara. C’est une littérature de pays perdu, taillée pour les bibliothèques des rescapés de l’Atlantide ; et tout le fluide de l’auteur s’épuise à décortiquer le pourquoi de leur mélancolie – une sorte de Gatsby que je lis d’une traite, c’est-à-dire n’offrant aucune résistance à la lecture, n’obligeant jamais à reprendre mais, c’est amusant, plein de vieilles marques de bière, de vieilles autos lustrées et de maîtresses anglaises, comme Gatsby dont le culte aujourd’hui tient, je crois, tout au plus à un certain charme de la mode féminine d’époque. Je me suis trop tardivement méfié de ces auteurs dont on sent que seulement les consacrent leur mort tragique et leur éducation des meilleures : cela remonte, je crois, à une dizaine d’années seulement, en refermant le fameux chef-d’oeuvre de Jean-René Huguenin, La Côte sauvage – une sorte de Club des Cinq un peu collet monté, très en deçà de son foudroyant Journal. »
Extrait du Journal au dimanche 18 avril :
« Sorti ce matin pendant la sieste des enfants : à la bibliothèque puis, mais eux non plus n’ont pas l’ouvrage, dans la librairie rue Talaat Harb dont le fonds maigrement renouvelé apporte une confirmation attendue à mon impression d’étouffement. C’est tout. La panne du climatiseur impose à l’appartement cette catalepsie de tombeau, les volets fermés, les pots de café froid et les dattes qui décharnent dans une soucoupe, oubliées ou dégoûtantes déjà. Le temps que je perds, l’invasion de merdailles diverses sur mon bureau, l’impossibilité ne serait-ce que de m’asseoir et de lire me font gravir trop vite les degrés de l’énervement ; et je suis odieux avec ma femme, j’oublie soudain le sacrifice de sa vie qu’elle m’a fait, les mots qui me viennent je ne les arrête plus, la honte ne me pétrifiera que trop tard. Deux idées suspendues à ce fil de colère, le coupant parfois – la lecture la nuit dernière d’une savante étude sur Faulkner a rallumé pour quelques heures une curiosité puérile pour les idées : la première, dans le taxi qui m’amène à Mounira, c’est la fascination dans tout ce que j’écris pour le décomposable, l’espèce d’autorité des chairs verdissantes sur les matières minérales le plus souvent éternisées par l’usine : et je sens comme engagées dans un mystérieux dialogue la datte liquéfiée et la soucoupe de porcelaine blanche, dialogue asymétrique bien sûr tant le fruit pourri a partie liée avec notre cycle à nous. (Là dessus constater avec un émerveillement intact combien toute chose molle suscite à peine évoquée la virtualité de son écrasement contre le mur ou sous le pas). La seconde, c’est que je choisis toujours mes lieux de vie dans la limite d’attraction d’un centre fort, dans les derniers degrés de son atmosphère protectrice mais assez loin, déjà, pour lui opposer la gravité mon propre poids : ici, à 300 mètres de Tahrir, 50 de la place Falaki, le café de la rue Noubar devant le 71 où l’équilibre me retient encore de tomber dans l’espace et où j’attends 22 heures pour descendre fumer, si quelqu’un veut. »