Stéphane Lambion | moins trente-deux divisé par un virgule huit
Dernière semaine de mars, nord de Londres, je suis pris d’une « maladie qui saisit brusquement » (TLFi) au sens le plus étymologique du terme, la saisonnière oubliée de ces deux dernières années : la grippe (deux hypothèses : vient soit de griffe, soit de gripper, ancêtre d’agripper et dont l’emploi avant le XVe se cantonnait au jargon des escrocs et des voleurs).
Mon corps s’est donc fait gripper par un virus malfrat qui m’a replongé pendant quelques jours dans un état que j’avais oublié : l’état de réceptivité extraordinaire qu’offre la maladie au sein même du flou général, du ralenti radical qu’elle impose. Tout semble lointain, voilé, on a la tête lourde, on voit mal, on entend mal, mais grâce à ce regard si vide qu’il lui en faut peu pour se remplir et grâce à cet esprit confus qui n’a aucun but et a perdu les notions les plus élémentaires de poids, de taille, de distance, d’importance, grâce à tout cela, chaque chose, lorsqu’on pose son regard dessus, acquiert une intensité, une vibration, une épaisseur d’existence qu’on ne lui connaissait pas auparavant.
En verbalisant pour moi-même cet état d’hypersensibilité, de perception modifiée du réel, je me suis souvenu de deux extraits des Écrits sur l’art de Giacometti, où c’est un état assez similaire que l’artiste décrit :
Ce jour-là, je me souviens très exactement, en sortant boulevard Montparnasse, d’avoir regardé le boulevard comme je ne l’avais jamais vu. Tout était autre, et la profondeur et les objets, et les couleurs, et le silence. Tout me semblait autre, et tout à fait nouveau. […] J’avais tout d’un coup conscience de la profondeur dans laquelle nous baignons tous, et qu’on ne remarque pas parce qu’on y est habitué.
… ou encore :
Ce matin en me réveillant je vis ma serviette pour la première fois, cette serviette sans poids dans une immobilité jamais aperçue et comme en suspens dans un effroyable silence. Elle n’avait plus aucun rapport avec la chaise sans fond ni avec la table dont les pieds ne reposaient plus sur le plancher, le touchaient à peine, il n’y avait plus aucun rapport entre les objets séparés par des incommensurables gouffres de vide.
Dans l’état de maladie où l’esprit fonctionne au ralenti, ne connecte plus tout à fait les éléments du réel entre eux, on « phase », on est comme abruti et c’est alors que les choses nous grippent, nous agrippent : ce coin de cadre plus poussiéreux que les autres, ces feuilles qui bougent devant la fenêtre et qu’on n’avait pas remarquées jusque là, ce pull tombé de l’armoire et resté par terre, toutes ces choses retiennent le regard pendant des minutes entières sans qu’on s’en rende compte et semblent autres que ce qu’on les croyait être, ou plutôt, deviennent elles-mêmes à un degré dont on n’avait jamais fait l’expérience jusqu’alors,
un degré qui en coûte cent-quatre fahrenheit
puis faites simplement moins trente-deux divisé par un virgule huit
mais je n’ai ni calculette ni téléphone ni papier sous la main
dans cette petite chambre du nord de londres
alors 104-32
c’est 102-30
ça fait 72
divisé par 1,8
donc 18 pour faire simple
essayons fois 4
c’est 10x4 (40)
plus 8x4 (32),
le tout fait 72
comme si c’était fait exprès
pour simplifier le calcul :
40 tout rond,
de quoi voir des tables léviter
et transformer une serviette en vision d’horreur,
de quoi en venir à se dire
qu’il faut peut-être être malade
pour voir les choses telles qu’elles sont vraiment.