Une civilisation sous cloche
J’ai besoin de faire une pause, d’éloigner un peu le texte sur lequel je travaille, alors le week-end du 15-16 février, j’accepte une invitation de l’Atelier de recherche temporelle à venir arpenter les cicatrices laissées sur le littoral ouest par la tempête Xynthia. L’atelier est un lieu transdisciplinaire et itinérant, il a pour ambition de croiser arts, sciences, paysage et architecture, son action est centrée sur l’adaptation au changement climatique. Jean Richer, architecte urbaniste de l’Etat, m’a proposé un itinéraire sur deux jours : Pointe de la Fumée, Fouras, hameau des Boucholeurs sur la commune de Châtelaillon-Plage, excursion rapide sur l’Île de Ré, Charron et la Faute-sur-Mer. Je me dis que cela me fera penser à autre chose. Le roman sur lequel je travaille depuis un an maintenant avance bien et vite, l’Observatoire de l’espace m’ouvre des portes, je peux rencontrer des spécialistes dans les domaines du droit spatial, dans celui de la recherche de vie extraterrestre, les pages s’accumulent, j’avance de manière obsessionnelle, ce qui devait être un roman de taille moyenne vient de dépasser les 400 000 signes, me laver la tête me fera le plus grand bien.
Deux jours durant, donc, et presque 10 ans jour pour jour après le passage de Xynthia sur les côtes charentaises et vendéennes, j’observe ce qui d’une tempête s’est écrit dans un paysage. Hors de question que je documente mon regard, je n’ai volontairement rien relu sur la catastrophe, je veux juste faire confiance à mes yeux, à mon ressenti. Je me refuse à compiler des articles et des données.
Deux jours durant, j’observe comment – en fonction des communes – le passage de la tempête a été totalement effacé ou – au contraire – fait l’objet de commémoration. Les stigmates les plus impressionnants sont ceux qui ont été gommés : l’État a acheté des centaines de maisons pour les déconstruire, je marche en observant les terrains vagues, les zones libres, les aménagements urbains incongrus. Des aires de pique-nique en nombre incroyable s’ouvrent entre deux maisons au hameau des Boucholeurs, des dizaines de boulodromes ont poussé à la Faute-sur-Mer qui dispose aussi d’un golf démesuré en plein centre de la commune. Une fois que l’on sait où et quoi regarder, les espaces déconstruits sautent aux yeux : aménagement de passages sur les bordures des trottoirs n’ouvrant que sur des terrains inoccupés, survivances au beau milieu de champs de palmiers, de haies, d’arbustes voire de fleurs exogènes, inutiles compteurs d’eau et d’électricité abandonnés le long des chemins, partout ici des gens sont venus vivre, partout ici des gens sont repartis, effrayés ou endeuillés, conscients brusquement des dangers qu’il y a à vivre sur le littoral, sur des terres basses gagnées à la mer, ou simplement heureux de la bonne aubaine représentée par le rachat.
L’urbanisation, le désir de villégiature, l’air pur du bord de mer, le développement des loisirs nautiques, la tranquille aspiration foncière des classes moyennes, la plage qui plait tant aux enfants ont peuplé des terres qui n’étaient pas destinées à l’être. Lors de la tempête Xynthia, la mer est revenue prendre la place qu’elle occupait autrefois. Je ne peux pas m’empêcher de faire des liens avec ce qui se déroule partout dans le monde, comme si cette tempête était à petite échelle un modèle de ce qui menace partout ailleurs. Le climat se réchauffe, les eaux montent, faune et flore sont brutalisés par l’incurie des hommes. Les gens qui ont construit des maisons face à la mer et au même niveau qu’elle n’ont pas pensé au danger. Les mêmes mécanismes sont-ils à l’œuvre chez ceux qui nient encore le problème climatique, ou font mine d’en prendre conscience sans rien changer à leur comportement : l’idée que cela n’arrive qu’aux autres ? un aveuglement volontaire ? la conviction que l’homme est plus fort que la nature, c’est-à-dire qu’il n’est pas un élément de la nature mais bien son adversaire ? Une pensée à la mère de Duras et à ses barrages contre le Pacifique.
Avec mon téléphone, je photographie des lampadaires en plein milieu d’un terrain vague, un miroir resté cloué à un arbre, des routes qui ne vont nulle part, du carrelage entre deux brins d’herbe, une grille d’égout dans un champ, et les fleurs abandonnées. Les victimes ont été autant celles de l’architecture que de la tempête. Les pavillons immergés se sont transformés en pièges : l’eau empêchait d’ouvrir les portes, les coupures d’électricité n’ont pas permis d’ouvrir les volets roulants électriques pour sauter par les fenêtres. Je me contente de regarder, le reste – l’avidité, l’imbécilité, savoir qui a eu la cupidité assassine de vendre des terrains inondables, qui a planté sa maison en voulant croire que l’océan et les vents se soumettraient à ses envies balnéaires – je ne le cherche pas. Les tréfonds sont hélas d’une terrible platitude, l’insouciance et la gloutonnerie, l’alternance épuisante entre le rêve et l’arnaque. Ce qui est certain, c’est que des Ribouldingues se sont enrichis avant la tempête et parfois même après. Plusieurs centaines de maisons déconstruites, des familles brisées, des vies sectionnées net, les bilans sont imprimés dans les journaux.
Là, brusquement, je comprends que je suis en plein dans mon roman. L’homme combat la nature, encore et toujours. Voici dix jours, j’interrogeais Michel Viso, le responsable du département d’exobiologie du Centre national d’études spatiales, au sujet des rêves martiens de certaines sociétés privées comme SpaceX, sa réponse était catégorique : On ne développe pas une civilisation dans des bulles ou des scaphandres. En parallèle, je lisais un essai de Sebastian Vincent Grevsmühl, chercheur en histoire de l’environnement. Dans son ouvrage La terre vue d’en haut (Seuil, 2014), il évoque les villes sous cloches ou sous bulles rêvées à l’issue de la seconde guerre mondiale. Des urbanistes ont envisagé implanter des cités en Antarctique ou en plein désert. La science-fiction a ensuite transposé ces fantasmes sur la Lune ou sur Mars. Ce qui ressort de cette lecture, comme des différents entretiens que je peux mener en ce moment au CNES, c’est que l’homme n’est pas partout chez lui. Venant sur les traces de Xynthia, je pensais m’éloigner de mon projet romanesque. En définitive, j’y recroise les mêmes préoccupations, et j’y vois le même entremêlement entre grandeur et prétention ridicule, insouciance et filouterie, amnésie et foi en la technique. Les gens qui achètent un billet pour Mars ne sont-ils pas en train de construire un pavillon face à la mer, en refusant de penser qu’un jour elle reprendra ses droits ?