Yann Miralles | Introduction

« Continuer le sillon de la lecture / le mouvement de la bonté » [1]

 : Propos sur Chant tacite

La dernière page de Chant tacite (et donc le dernier poème, ou plutôt le dernier moment de ce long poème-éphéméride) à la fois clôt l’ensemble, en proposant comme une dernière traversée de quelques motifs qui courent dans les 365 jours écoulés (la nage, la mer, le carnet, la voix, le métal, la lumière, etc.), et semble anticiper le dossier présent – c’est-à-dire les lectures possibles, variées, parfois contradictoires mais toujours empathiques qu’on peut faire d’un tel livre. Voici les premières lignes de ce texte daté du 19 août :

Une brasse ouvre l’anse

le bras de mer bien dur sous la barque

encre à mort

le geste que j’allonge

ce que j’ai vu fut objet de valeur lyrique

à l’endroit où voir se refuse

s’ouvre un chant tacite

 : une paroi de papier

dans le carnet

contient un volume entier de voix

cube de métal noir

dense

et baigneur se regardent

dans de la lumière cuivrée ils poursuivent une narration

à proportion

de lectures de relectures

il se forme un bassin navigable […] [2].

Hampton Court Palace, The astronomical Clock
Made by Nicolas Curtain in 1540

Que dire en effet de ces « lectures » et « relectures », sinon qu’elles peuvent être non seulement celles du poète lui-même, reprenant son texte, survolant une dernière fois, au moment d’y mettre un point final [3], le parcours effectué – un parcours de vie et d’écriture, indissociables –, ou même y plongeant (puisque tout nous invite ici à filer la métaphore), mais encore celles des lecteurs/trices à venir ? Le verbe « ouvrir », donné deux fois dans ce passage, serait autant une manière de faire retour sur le geste (la geste ?) du nageur, qui précisément ouvre le livre quelque 200 pages avant, qu’une invitation à « poursuivre » le texte, à en déployer « la narration »/natation, à se mouvoir dans son « bassin navigable » et à en « allonge[r] » le « geste ». En bref, ce verbe appelle une expérience tout ensemble physique et intellectuelle, spirituelle et charnelle, que les deux compléments de ce « ouvre » (« l’anse » puis « le chant tacite ») soulignent en lui conférant successivement un sens propre et un sens figuré [4]. A la faveur de ce miroir qu’est la « paroi de papier » du « carnet » et cette page-interface entre le livre et ses réceptions, interprétations ou réénonciations possibles, Emmanuel Laugier ferait donc ici la théorie (ou plutôt la « physionomie » [5]) de sa propre lecture et proposerait un portrait du poète et du lecteur en « baigneur[s] [qui] se regardent » : à l’écriture-lecture de son texte peuvent répondre certes les lectures-écritures ci-jointes.

Oui : il s’agit, dans et par ce dossier, de lire comme on ouvre une boite de Pandore et de laisser parler « le volume entier de voix » que « le carnet / contient ». Voix qui sont celles des poètes aimés, contemporains ou plus anciens, qui innervent le livre et dont on percevra des échos chez tel ou telle contributeur/trice. Voix qui sont peut-être aussi celles, noyées dans la Seine ou à jamais tues dans les camps d’extermination, dont d’autres articles font entendre, paradoxalement, le silence tragique. Voix qui est – plus généralement et au singulier – comme cet inconnu que le poème invente et que chaque texte ici cherche à ausculter, à dire, à prolonger pour « chaque fois réengendrer dans ce …˜corps à corps’ qu’est la lecture […] l’émotion toujours renouvelée du présent » [6].

Car il n’y a là nulle contradiction : un livre écrit selon la contrainte apparente du poème « tous les jours, chaque jour » [7] durant une année calendaire, bloc temporel censé être définitivement clos, devient, par sa force propre et sa rencontre avec l’« interlocuteur providentiel » (Paul Celan via Mandelstam, encore) que chacun/e se fait ici, un grand poème du présent – selon ce mouvement qu’un John Dewey, parmi d’autres, a souligné : « c’est précisément quand nous retirons d’une œuvre d’art l’impression d’avoir affaire à une chronique, à une histoire, que nous éprouvons un sentiment de vie » [8].

Tel est le vœu de ce dossier : que ce « sentiment de vie », ce présent comme « source du temps » [9], qui aurait pour synonyme, au fond, le « chant tacite » [10] du titre, on puisse l’entendre « ici et dans chaque phrase » [11] – dans les textes qui composent l’ensemble tout comme dans les images qui les accompagnent, choisies (voire créées) par les intervenant/e/s pour leur résonance avec leur article. Ces photographies, peintures ou installations sont une manière d’interroger le « voir se refuse » du poème ci-dessus : précisément la possibilité donnée à chacun/e de dire ce qu’il/elle voit et veut mettre en lumière à la lecture de ce livre.

L’image d’appel est de Barnett Newman, Canto VII.
A retrouver sur le site de la Tate Gallery :
https://www.tate.org.uk/art/artworks/newman-canto-vii-p01033

10 novembre 2020
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[1Chant tacite, Editions Nous,p. 135. Le passage exact dans le livre est : « les disques solaires à padoue / qui les voudrait voir passer en ses mots entendra le sillon / de la lecture continuer d’extériorité à / concavité / le mouvement de la bonté ». Le « continuer » s’exerce donc à la fois sur « la lecture » et sur « le mouvement » – qui est celui de l’œuvre vue (une fresque de Giusto de Menabuoi) comme celui du livre à lire. C’est l’hypothèse posée par les textes ci-après – textes d’ami-e-s qui ont à voir eux aussi avec une forme de « bonté ».

[2Ibid,p. 222-223.

[3Mais justement, quelques lignes plus bas, le mot « dehors », dernier de l’ouvrage,n’est suivi d’aucun point– voilà de quoi appeler une ouverture !

[4Il faut insister ici sur la récurrence du verbe « ouvrir » (et ses dérivés) dans le livre. Par exemple pp.47, 48, 76, 104,132, 144, 154, 167, 168, 176, 194, 203… Alors oui : ouvrons le livre, nous aussi.

[5Ne reprend-il pas l’expression si parlante d’Ossip Mandelstam au cœur même de son Chant tacite (p. 132)  : « physionomie de la lecture » ?

[6Jacques Ancet, « La voix et le passage », Amnésie du présent, Editions Publie.net.

[7Voir l’entretien donné par Emmanuel Laugier à Anne Ségal pour télérama.fr : « La langue du poème est une …˜langue étrangère’ ».

[8John Dewey, L’Art comme expérience, Gallimard, Collection Folio / Essais, 2010.

[9Voir Emile Benveniste, « L’appareil formel de l’énonciation » dans Problème de linguistique générale, Gallimard, Collection « Bibliothèque des sciences humaines », 1966.

[10Tous les textes du dossier abordent le questionnement de ce titre. On peut poser que ce « chant tacite » est la conjonction du « chant sous le texte » mallarméen (dont le travail prosodique dans les lignes citées ci-dessus nous donne un bel aperçu) et de l’expérience de lecture relevée par Proust dans son Contre Sainte-Beuve : « tandis que je lis, sans m’en apercevoir, je chante ».

[11Cette citation se trouve dans le même passage cité plus haut, à la toute fin de Chant tacite, et constitue l’avant-dernière ligne du livre : p 223.