Sur une lettre de Claude Simon

Pour les admirateurs de Claude Simon, la publication d’un écrit rare ou inédit est un événement. Par le passé, les éditions du Chemin de fer nous ont révélé quelques très beaux textes, dont une grosse nouvelle qui anticipait La Route des Flandres (Le Cheval, 2015) et une version scénique de L’Herbe (La Séparation, 2019). On leur en sait gré, même si l’on a dû, pour les lire, s’esquinter les yeux sur un méchant papier bleu. Le même éditeur nous livre aujourd’hui une lettre de Claude Simon à Federico Mayor, le futur directeur général de l’Unesco, datée du 27 novembre 1986, près d’un an après la réception du Nobel. L’écrivain y réagit à la déclaration finale d’un « Forum mondial » d’artistes et de scientifiques auquel ils ont tous deux participé un mois auparavant en URSS – celui-là même qui a fourni l’argument de L’Invitation.

Cette lettre est, selon Mireille Calle-Gruber qui signe le Prière d’insérer, « un document considérable ». On s’en réjouit, on se hâte de l’acquérir. Mais ce texte, modeste par la taille (cinq feuillets), l’est aussi par son apport à la connaissance de Claude Simon. L’essentiel tient dans une phrase, dont le début sert d’ailleurs de titre à cette édition : « Mon travail d’écrivain n’autorise à mes yeux aucune concession aux goûts du public ou aux consignes des gouvernants… » et un peu plus loin, dans la même phrase : « …le créateur […] se doit d’apporter sa modeste contribution à la perpétuelle transformation de la société en découvrant de nouvelles formes ». On se plaît à lire ceci sous sa plume, mais il n’y a rien là que de très connu. L’essentiel de la lettre, divulgué en son temps par Le Monde, figure d’ailleurs dans l’édition critique de la Pléiade – dont il faut souligner le caractère exemplaire (ce qui n’est malheureusement pas le cas pour tous les auteurs de la collection). Ce qu’on aimerait, plutôt que ces cinq feuillets, qu’on ne peut qualifier de « document considérable » sans une hyperbole hardie, c’est voir rassemblés en volume les nombreux textes et entretiens épars du grand écrivain, une sorte de Roi vient quand il veut simonien – même si, produits de la circonstance et fugitifs par nature, ils n’ont pas toujours la qualité d’écriture des interventions de Pierre Michon, dont on sait qu’il a souvent rédigé les entretiens qu’il accordait. La lettre à Federico Mayor, quoique d’importance limitée, y aurait tout naturellement sa place.

Paradoxalement, l’intérêt majeur de ce fascicule tient (pour moi) dans la déclaration finale du Forum mondial, dont Simon signa, avec réticence, la version française. Ce texte, reproduit en annexe (et qui figure aussi dans l’édition de La Pléiade), est d’une parfaite langue de bois : « banal – terriblement banal – exposé de "vœux pieux" » écrit Simon. Je ne résiste pas au plaisir de citer, à titre d’exemple, ce chef d’œuvre de rhétorique : « Seuls ceux capables d’entrevoir l’invisible seront capables d’accomplir l’impossible ». Il contient pourtant un appel clair à la liberté de création, à la diversité et à l’ouverture. On était alors en pleine Glasnost. Reçus près de trois heures durant par le nouveau secrétaire général du PCUS, Mikhaïl Gorbatchev, les quinze invités au Forum avaient entendu celui-ci exprimer la nécessité « de donner aux valeurs humaines universelles la priorité sur les buts d’une classe sociale. » Et l’on se prend à se demander si ce Forum n’a pas été organisé en vue d’un usage interne à l’URSS plus qu’à des fins de propagande externe, comme c’était le cas autrefois – renversement quelque peu étonnant.

Le même événement, je l’ai signalé, a inspiré L’Invitation, écrit en quatre mois, durant l’été 1987, au cours d’une longue période d’interruption de l’écriture de L’Acacia, et il a nourri plus tard l’une des scènes imbriquées dans l’audacieux début du Jardin des Plantes. Ce tiré à part de la lettre à Federico Mayor est né d’une contingence : il est destiné à accompagner une mise en scène de L’Invitation [1]. Il tient, par son format, des livres d’étrennes que certains éditeurs offrent en privé à leurs lecteurs fidèles. Mais si, l’ayant lu par hasard, quelques lecteurs sont incités à ouvrir le « roman » lui-même, et découvrant sa prose somptueuse…

[…] la salle donc (pas le réfectoire des moines : une pièce aux murs lambrissés de sapin jusqu’à hauteur d’homme puis nus, peints au ripolin d’une couleur neutre, seulement décorés d’une icône à fond d’or, d’une reproduction en couleurs de la Cène de Vinci et d’une gluante peinture à l’huile représentant un Christ aux blondes pilosités écartant d’une main l’ouverture de sa tunique d’un bleu acide pour montrer du doigt sur sa chemise d’un rose acide un cœur d’or flamboyant) exhalant cette indéfinissable odeur de moisi et de chairs rances, consacrées au célibat, qui sous toutes les latitudes semble stagner dans les lieux où est réunie n’importe quelle communauté d’humains vivant dans la continence et la prière, imprégnant jusqu’aux murs eux-mêmes (hommes habillés de robes, comme des femmes, leurs longues jupes noires exhalant aussi de leurs plis quelque chose d’à la fois ténébreux, cadavérique et de vaguement carnavalesque, comme des déguisements, l’orgueilleuse, la hautaine et ostentatoire manifestation extérieure de cette morgue particulière aux prophètes, aux hommes de Dieu et aux eunuques – de même les servantes : non pas de jeunes novices comme on aurait pu s’y attendre, mais cinq ou six de ces créatures asexuées elles aussi, sans âge, replètes et hommasses, semblables à des paquets, allant et venant avec leurs visages de saindoux dans le silencieux bruissement de leurs tabliers empesés cachant leurs cuisses de saindoux, leurs vulves de saindoux vouées à une éternelle, dévote et revêche virginité) ; et ceci : au-dessus du discret cliquetis des fourchettes […]

…s’ils sont conduits par la satire aux grands romans de Claude Simon, toujours étrangement méconnu malgré le Nobel, et bien qu’il soit l’un des écrivains les plus originaux et les plus inventifs de son siècle (le plus grand à mon goût, l’un des très rares, avec Pierre Michon justement, dont la lecture ait provoqué sur moi ce choc puissant aux longues résonances qui vous fait autre à jamais), si quelques lecteurs de rencontre, donc, sont conduits par la lettre à Federico Mayor à ouvrir La Route des Flandres ou Histoire, cet opuscule n’aura pas été inutile.

Gérard Cartier

18 mars 2025
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[1Mise en scène de Marie Vialle, production de la Compagnie Le Bout de la Langue.