Un vague poisson arqué

Un vague poisson arqué

Tu regardais un banc de nuages descendre
Avec le paquebot orphelin vers les fièvres futures
Et de tous ces regrets de tous ces repentirs
Te souviens-tu
Vagues poissons arqués fleurs submarines
Une nuit c’était la mer
Et les fleuves s’y répandaient
Apollinaire, Alcools, 1913

Un jour j’ai aimé un poète mort. Un jour, ça a duré des mois. Ses vers étaient des lettres rien qu’à moi adressées. Il fallait voir son beau visage sur les sépias du musée où il posait avec son frère. Je fabriquais de faux billets d’entrée pour revoir son portrait tous les jours. C’était un musée avec vue sur la baie.
J’ai tout vu tout visité et avalé chaque rime. Chaque minute chaque seconde nous fut épistolaire et ce fut un trésor de Très Riches Heures non partagées.

Mon cher Guillaume, j’espère que tu ne rentreras pas trop tard ce soir, je t’ai préparé le souper divin que tu aimes. Des calmars congelés directement à leur sortie des mers, sur le port. J’ai rompu la chaîne du froid je l’avoue. Je l’avoue et ne dis pas que ça t’étonne. Je sais que ma violence t’est familière. C’est celle de l’époque que veux-tu. Tu sais bien comme en art on éponge.

À chaque minute, je te harponne, souffle des flèches lancées au vent. Qu’elles te ramènent auprès de moi plus vite, car j’ai dû te faire peur hier soir en te lisant, les yeux fermés.
Tu écris à l’encre. Tu écris à l’encre, c’est un charme. C’est d’un classique extravagant. Ça me touche beaucoup c’est physique et coloré dans le corps de tes lignes.

J’ai vu des manuscrits j’ai happé Gallica et tous les ressorts de Google dans mes recherches nocturnes. Les pixels ne servent pas toujours la chaleur des surfaces mais à force de lécher l’écran j’ai coulé bien à pic dans tes calligraphies.
Si tu veux qu’on s’entende, je n’aurai qu’une requête à faire. Ne m’appelle pas ta petite Lou. Ne tente pas de me séduire dans ce wagon qui te ramène en garnison, je sais bien que je ne serai jamais ta dernière, et qu’importe. Juste une amour sur le bas-côté de la route mais ça ne me gêne pas de jouer la cavalière à l’eau chevauchant son Seahorse à presque un siècle d’intervalle.

Vois comme c’est beau je t’aime à travers siècles. Cours sur la plage et guette chaque étage du bateau et peut-être que c’est toi là-bas, en haut du phare, avec ton mouchoir qui s’agite. Tu me fais signe. A travers siècles car tu sais comme ma mémoire est aussi bien élastique que trouée. Ma mémoire allumée aux quatre coins, des rues des carrefours et aussi des années. Ne faisons pas dans le détail chacun sait bien que sa douleur remonte aux confins des naissances. Les morts nous pressent de vivre, alors pas de regrets. Vite vite donne-moi ces rondeurs de tes joues, et que ça brûle au ventre !

Je t’ai rencontré Rue Christine. Dans le petit café où tu affistoles des vers simultanés. Ou dans la petite auto de Rouveyre. C’était ton vieil ami et il ressemble tant à l’oncle Paul, tu sais. L’amour c’est de famille mon ange et parfois, c’est compliqué.

Je t’ai suivi au front 14. Quel enthousiasme. Un beau patriotisme d’époque. Ça me chiffonne un peu sur les bords, c’est bizarre, d’avoir si ardemment désiré d’aller tuer tous ces hommes. Mais les joies du contexte nous jouent des tours. Et il faut savoir prendre nos amours sans chichis, avec les nuances de l’époque.
Tu parlais si follement de la guerre et de ces lignes en feu, jusqu’aux tiennes vers l’arrière, où tu tirais des pages et des pages sous les flammes ennemies, tu t’en foutais. Même de prendre ce tout petit coup d’éclat dans ton casque, ô ta tête au soleil cou coupé.

Ne rentre pas trop tard mon ange, je ne peux plus supporter de t’attendre, à tricoter bien sage près de la cheminée, des gants des écharpes, des recueils en mohair. Je me lève avant l’aube, j’arpente la digue industrielle. J’envoie des flèches surannées. Ça sent son Cupidon partout déchaîné dans le ciel, sous les nuanciers des violets. Comme j’aimerais cette année que la grippe espagnole épargne nos secrets. Qu’elle t’abandonne à moi, vivant, désarmé à mes pieds, vague poisson arqué, oiseau langoureux et toujours irrité.




Frédérique COSNIER – Mars 2017 / Avec des détails des photographies rehaussées à l’encre de Chine de Jacqueline SALMON, prises au Muma, Musée d’Art Moderne André Malraux, Le Havre.
Carte des vents, Toulon, 2015
Panorama du port du Havre, matin, carte des vents, 2016
Le Port du Havre, 2016
Carte des vents de Normandie, 2009
Courants de marées, 2007-2008

12 avril 2017
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