Une personne internée dans le service me dit...
Après l’été, je reprends le fil des ateliers d’écriture et de gravures que je mène avec les patients du service psychiatrique de l’hôpital Fernand-Widal, dans le cadre de mon projet sur La Fabrication du Livre contre la Guerre - Guerre & Fous.
Ce projet consiste à partager une espèce d’enquête poétique, c’est-à-dire non scientifique, sur le bîmarîstân Al-Arhgoun d’Alep, qui peut être considéré comme un des premiers hôpitaux psychiatriques de l’humanité. En effet, au Moyen Âge, à Alep, on pratiquait une philosophie du soin que nous pouvons encore considérer comme exemplaire par son humanisme.
L’espace et l’architecture tout autant que le bruit de l’eau des fontaines ou la musique étaient convoqués pour soigner. Ici, aujourd’hui, nous utilisons cette histoire comme un contrepoint pour réfléchir sur les effets des espaces extérieurs sur nos espaces intérieurs.
La dépression résiste et la personne vient et revient, et les médecins cherchent le traitement qui va temporiser les états qui rendent la vie impossible, et la personne repart, mais la dépression revient, elle résiste, et elle revient... Et recommencent ici le repos, les soins, et la recherche du traitement... Mais lors des retours dehors, quand la dépression déprime elle-même et que la vie reprend, c’est le retour au travail.
Elle va sortir bientôt, mais ce n’est pas la première fois qu’elle vient ici. Son travail, où elle excelle, consiste à synthétiser des textes de projets de loi et nous parlons de la façon dont elle a pu recevoir les projets de loi concernant la psychiatrie. Elle a un drôle de sentiment, travaillant le document avec objectivité, voire froideur, comme si elle n’était pas concernée, et en même temps, elle se sent lue, voire dénoncée, craignant que ses collègues découvrent cette dimension de sa réalité, parce que pendant longtemps, elle a tenu secret la maladie dont elle souffrait et qu’on nomme ici bipolarité.
Pour ce qu’elle a pu lire de ces projets de loi, et entendre, de la manière dont ils étaient débattus, elle a toujours trouvé qu’ils étaient fondés dans un souci louable du bien des patients.
C’est un jeune homme vêtu de vert et les cheveux teints en rose comme un lutin farceur, mais un peu triste. Quand je lui évoque la question de l’espace qui est un des thèmes principaux de mon projet, il s’illumine en me disant que "l’espace, c’est exactement sa question."
Il me met néanmoins en garde contre l’enthousiasme qu’il sent que le projet suscite en lui, car selon les échanges qu’il a avec son psychiatre sur sa maladie, cette façon qu’il a de se passionner constitue un risque pour lui. Un risque de quoi ? Une des stratégies de résistance de la dépression ? Aussi, je lui suggère de me raconter son appartement en mesurant son investissement. Mais cela m’intéresse de savoir comment l’espace est au cœur de sa vie.
Son appartement a une forme triangulaire, d’un triangle rectangle, et dans son aménagement, il a tendance à reproduire d’autres triangles : la façon dont le canapé est installé crée un autre triangle, et puis la bibliothèque, et puis la table basse, et puis...
Autre chose surgit dans la conversation autour de cet espace, qui sort du registre du triangle : il a constitué le long d’un des murs un rideau de fils de laine de toutes les couleurs, tellement épais qu’on peut s’y enfouir, et dont on peut prendre des masses à plein bras...
Le seul problème de ce mur de laine, c’est la poussière qu’il prend. Il faudrait qu’il l’enlève...