Du vent dans l’hôpital

Pendant les vacances, des entrées et des sorties dans le service de soin psychiatrique de l’hôpital Fernand-Widal suspendent un peu le temps de l’hôpital, qui est déjà, de toutes les façons, un lieu où le temps se suspend.

En écrivant ces notes, je replonge dans le petit ouvrage de la poétesse italienne Lalla Romano, J’ai rêvé de l’hôpital :

« Â Je suis ici depuis des jours. Combien ? L’expérience imposée par l’Hôpital, absolument essentielle – et extraordinaire aussi – est celle du temps. Peut-être devrait-on le définir par un autre terme. On ne peut pas dire qu’il ne s’écoule pas, mais il revient toujours égal avec un rythme constant, aussi semble-t-il « Â dépourvu de temps  ». Intérieurement pour ainsi dire – et c’est son aspect le plus surprenant -, il se dilate, comme lorsque enfant les vacances paraissent longues, l’école aussi et les après-midi éternels. Puis, alternativement, il se comprime, se réduit, s’enfuit rapidement.

(…)

Et maintenant je pense : n’est-ce pas ainsi la forme de tout récit en quelque sorte « Â extrême  »Â ? Et tout récit ne doit-il pas être ainsi ?  »

J’ai rêvé de l’hôpital, Lalla Romano

En 1995, Lalla Romano a 96 ans. Elle publie ce court récit intitulé J’ai rêvé de l’hôpital, pour rendre compte de son expérience d’hospitalisation àTurin pour des examens du côlon. Lalla Romano n’écrit pas dans le souci de l’approche de la fin, au contraire, la vieille dame tient son regard en éveil de jeune fille, avec le même pouvoir de "voir" que dans l’enfance, ainsi qu’en témoignait déjàLes Métamorphoses, publié en 1951, où elle retranscrivait ses récits de rêve depuis son enfance, montrant une extraordinaire cohérence intime, au-delàdu passage de temps.

J’ai rêvé de l’hôpital témoigne de son expérience de la maladie et de la vieillesse, tout autant que de l’écriture. Elle raconte les circonstances d’un rêve : ce qui se passe avant, ce qui y amène, les conditions dans lequel il est fait et les suites qu’il entraîne, sont racontés aussi précisément que le rêve en lui-même.

Mes déambulations dans les couloirs vides de l’hôpital, dans l’attente des patients qui seraient disposés àparticiper àl’atelier, ressemblent àun songe...

Il semble que c’est dans le service fermé qu’on est intéressé. Certains patients sont accompagnés par leurs visiteurs. Des visiteuses : leurs sÅ“urs, aujourd’hui... Ce sont deux femmes qui sont en visite, sÅ“urs des patients...

Nous lisons ensemble des passages de La Poétique de l’espace de Gaston Bachelard. Il parle de ces maisons vivantes, qui ressemblent alors àdes arbres, poussant leurs branches, entre lesquelles bâtir un nid. Ainsi, les coins d’une pièce invitent àvenir s’y loger, loger sa solitude, ou son lit.

Quand je lui demande ce qu’elle a àdire de son texte, une femme lève sur moi son regard. Elle le lève, car il semble que son regard pèse un poids infini. Il me pèse. Tout autant qu’il soupèse l’écoute dont je suis capable, moi qui suis descendu par les escaliers en colimaçon qui mènent àce service où elle est protégée du monde, protégée d’elle-même, protégée de quelque chose, où le monde extérieur est protégé aussi de ce qu’elle va dire.

Ce qu’elle dit :

Non, elle ne peut pas lire, ce qu’elle lit, elle n’en entend rien. "Ça ne me parvient pas. Vous savez, je suis dans une grande douleur."

Chaque mot pèse, et ils s’achèvent par un point final, qui pèse dans sa voix le poids de son regard.

Mais elle lit malgré tout le petit texte. Le vent dont parle Bachelard, qui doit circuler dans une maison vivante, le vent, peut-être souffle dans sa voix... Je veux le croire... Je cherche àl’entendre... Mais je n’habite pas sa maison.

Sa sœur lui dit que cela lui fait penser àla façon dont elle a besoin de sa solitude, de sa chambre, de son lit...

Là, alors, elle éprouve un mouvement de révolte profonde, et nous dit que son lit, elle, elle l’a mis au milieu de la pièce. Pas dans un coin.

Je fais ensuite circuler des images du bîmarîstân Al-Arghoun. On écrit quelques lignes sur ce qu’inspirent ces images...

La femme dont le lit est au milieu de la chambre note que l’architecture orientale est immobile.

15 mai 2023
T T+