Ustrinkata / Derrière la gare
Fin de partie à l’Helvezia. Le bistrot va fermer. Et emporter avec lui son âme. Les habitués veulent l’entendre vibrer une fois encore. Ce dernier soir a pour eux des allures de décrochage de crémaillère. Ils se rassemblent, se tiennent chaud, fidèles au poste tandis que dehors, en cette fin janvier, c’est le déluge, une pluie continue qui pourrait même leur être fatale si elle venait à déstabiliser le roc Ochli qui est suspendu en haut de la montagne.
« Le roc Ochli se réveille de son hibernation, la nuit on l’entend s’étirer. Ça suffit pas qu’on passe déjà trois mois à l’ombre à cause de ce foutu caillou, il faut encore qu’il nous démolisse, il veut nous enterrer vivants. »
La Tante, la patronne du lieu, passe du comptoir à la salle. Elle fume Mary Long sur Mary Long et sert ici un piccolo, là de la bière, là-bas un café-goutte, ou un schnaps avec une goutte d’eau bénite dedans, ou une chope blonde qui pétille de mousse fraîche et onctueuse. Ils sont là pour la nuit. L’Otto, la Silvia et le Luis ont déjà le palais bien huilé. Seul l’Alexis, le coiffeur, « le friseur », rechigne à boire.
« j’aimerais bien savoir qui est allé te fourrer une pareille idée dans la caboche, dit l’Otto, c’est pas parce que tu as dormi de traviole que tu dois droit te mettre à creuser ta tombe, pense voir un peu aux autres »
Sont également présents le Gion Baretta, qui doit se visser un cornet à l’oreille pour saisir ce qui se dit, le Romedi, qui conduit le car postal et qui passe assécher quelques pintes en coup de vent, la grand-mère qui perd la tête mais qui la retrouve en lapant une coupelle de gnôle. Tous (à part l’Alexis) éclusent à vitesse grand v, quasiment cul-sec. Ils fument tout aussi rapidement et parlent en sautant du coq à l’âne. Ils ont en réserve une palanquée d’histoires qu’ils racontent à plusieurs voix. Ce sont les chroniques de ce village rural, situé dans la vallée, au bord du Rhin, dans le canton suisse des Grisons, qui alimentent leurs propos. Ils sollicitent leur mémoire. Évoquent les absents. Remettent sur pied de vieux morts. Égrènent les anecdotes qui ont ponctué leur passage sur terre. Et trinquent à la paix des âmes tout en continuant à se lancer des vannes et à s’interpeller. De temps à autre, un retardataire débarque. Il s’ébroue, s’installe, commande illico, boit et parle. La vie, la mort, la peur de la solitude, la mémoire collective et les caprices de la météo sont au centre de leurs préoccupations.
« La silvia se lève et va derrière le comptoir se préparer un café-goutte, Alexis, elle dit, c’est quoi donc ce cœur noir aujourd’hui, tu peux pas nous faire ça, des années qu’on picole de concert et qu’on se fait la belle vie, nous tous qu’on est là avec nos drôles de belles frisures que tu nous a faites avec la plus grande peine aussi bien que tu pouvais, et le dernier soir tu nous laisses tout seuls avec toute cette bière, c’est vraiment pas très gentil, aide-nous voir un peu à tout boire. »
La pièce qui se joue ce soir-là sur la scène de l’Helvezia est en représentation unique. C’est un huis-clos avec des portes qui claquent, des poignées qui restent dans les mains, des courants d’air qui traversent la salle, une impassible tête de cerf qui veille au mur. Les acteurs, au sommet de leur art, sont les rois et reines de l’improvisation. Leurs voix s’assemblent, se répondent et font chœur, guidées par le texte subtil d’Arno Camenisch. C’est lui qui tient la barre. Lui qui collecte et qui manie avec gourmandise cette langue (la sienne) expressive et minutieuse, à la fois écrite et teintée d’oralité, avec emprunts au parler local.
Ustrinkata est un joyau poli à même le zinc. Un livre doté d’une énergie communicative. Derrière la gare, qui paraît simultanément, l’est tout autant. On y retrouve tout ce petit monde, les mêmes personnages, surpris dans leur vie quotidienne par le regard malicieux d’un enfant qui n’a pas sa langue dans sa poche.
Arno Camenisch : Ustrinkata et Derrière la gare, traduits de l’allemand (suisse) par Camille Luscher, Quidam éditeur.