20- Veiller sur le langage
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Emmanuel Laugier : Vous avez consacré des essais à Hölderlin, Rilke, Char, Bonnefoy, du Bouchet... Ce sont des poètes pour qui écrire revient finalement à se détourner des leurres que les représentations du langage favorisent, à se confronter à la « réalité rugueuse » (Rimbaud). N’y a-t-il donc plus de rêve dans le fait d’écrire ?
Jean-Marie Barnaud : Je ne suis pas certain que la nécessité d’étreindre « la réalité rugueuse » soit encore compatible, pour Rimbaud, avec l’écriture, quoi que puisse laisser entendre Illuminations ; l’étreinte chez lui mène au désastre. En tous les cas, ce que dit « Adieu », c’est que c’en est bien fini maintenant, oui, des rêves anciens, et que toute la littérature mérite d’être soupçonnée ; or je crois que s’exprime, dans cette lecture-là de l’expérience rimbaldienne, quelque chose d’essentiel à la poésie contemporaine dans ses versants post-surréalistes, qu’ils soient formaliste ou lyrique : c’est en effet ce soupçon qui l’habite en secret, soupçon dynamique si l’on veut, qui consiste à ne plus adhérer spontanément aux grandes voix, aux postures, aux modèles anciens porteurs de rêves, mais à travailler à rendre la langue poétique disponible pour un partage du monde tel qu’il est ici et maintenant : non plus des rêves, sans doute. Mais plus fort que cela peut-être, une « utopie », cette utopie d’un sens à inventer dans un monde réduit à son obscénité économique, et contre les malheurs de l’Histoire.
E. L. : Vous avez toujours insisté sur le fait que la poésie ne devait pas s’enfermer dans un travail exclusif sur/dans les mots, mais être dans la réception sensible de cette réalité extérieure muette, environnante, de ce dehors ordinaire...
J.-M. B. : Le livre récent de Christophe Bident, Reconnaissances (Calmann-Levy, 2003), analyse dans ses premières pages les conditions de l’exercice de la parole, de ses pouvoirs, dans l’environnement quasi totalitaire et répressif de la communication : il a une expression que je reprendrais bien à mon compte, parce qu’elle me semble définir l’espace spécifique de la poésie. Il dénonce en effet « l’absence de veille sur le langage » comme un trait caractéristique de la communication. Eh bien c’est pour moi le rôle de la poésie que d’exercer cette veille, et même et y compris de la poésie dans ses aspects les plus ludiques. Ce en quoi elle est une force de résistance. En particulier dès que, se retournant sur elle-même, elle interroge ses pratiques, met en question leur capacité à saisir justement le contemporain, et doute de sa légitimité.
Cependant je crois aussi que c’est en effet dans ce que vous nommez la réception sensible du dehors qu’est engagé l’essentiel du poème. Bien entendu, oublions les fantasmes des postures égotistes, et même la vieille mystique de la création (« Qu’on nous laisse tranquilles avec le poieîn et autres balivernes », écrivait Celan à Hans Bender) : il me semble que l’écriture est de nos jours à la fois plus humble, plus inquiète, et en même temps plus intransigeante quant à ce qu’elle refuse. Cependant, c’est dans cette expérience, dans cet affrontement au dehors, et y compris le plus quotidien et le moins encombré des artifices d’une poétique, que peut faire retour ce qui est à mon sens la vraie querelle du poème, soit l’évidence de sa propre étrangeté, l’énigme qu’il révèle dans cet affrontement de la langue et du monde. C’est là le lieu des questions terribles que creuse la poésie, et que rappelle Ingeborg Bachmann dans ses « Leçons de Francfort », quand elle ajoute que là où ces questions ne se font pas jour, « alors rien ne s’est fait jour »...
E. L. : Les poètes de la jeune génération vous semblent-ils encore exercer cette veille sur le langage... ?
J.-M. B. : Certainements, s’ils sont poètes... Je pense par exemple aux emportements iconoclastes de Sophie Loizeau, à l’insolence d’un Guglielmi, à cette façon qu’a Jean-Pascal Dubost de redresser la langue depuis son origine (c’est pour lui le 16ème siècle), toutes distances d’humour où se disent à la fois la défiance et la ferveur. Quelquefois aussi un abandon aux rythmes les plus simples pour soutenir la gravité et l’exigence, comme chez Florence Pazzotu...
Mais il y aurait peu de sens en fait à dresser une liste, et beaucoup d’incongruité. Quelque chose me paraît commun aux jeunes poètes : le refus de se laisser abuser, ou comme retourner, par « La Poésie ». Cela peut même passer par une sorte de provocation à décider qu’on conservera des formes presque classiques, et en tous les cas le vers, pour dire la déambulation ou l’errance modernes dans la ville, comme déjà chez Cliff...
E.L. : Le rapport à la ville est devenu important chez de nombreux poètes, pour vous également Aux enfances du jour...
J.-M. B. : J’ai été initié à la poésie, affaire de génération, par la lecture, entre autres, de Char, de Hölderlin, de Rilke et des textes de Heidegger ou de Jean Beaufret : Approche de Hölderlin, dans sa version de 1973, est un livre que j’ai énormément lu. Je ne renie certainement pas la puissance de ce questionnement. Mais les écritures contemporaines posent différemment, sans que cela soit au fond contradictoire, la question du sens. Et la posent à partir d’une expérience du rythme. Il s’agit de savoir comment le poème peut accueillir le rythme du réel, du monde, tel qu’on l’appréhende dans l’approche la plus quotidienne, et témoigner justement de lui. Ce que j’admire par exemple dans l’écriture de François Bon, qui développe une poétique de l’urbain, c’est comment elle se tient constamment à hauteur de cet enjeu. Et ce que j’aime chez Apollinaire, par exemple, c’est l’idée que la modernité n’a des chances d’être humaine que pour autant que le poème aura assumé, jusque dans la dissonance, les rythmes du monde.
E.L. : « Assumer les rythmes du monde », comme vous dites, est-ce l’un des soucis éthiques de l’engagement poétique ?
J.-M. B. : Requalifier la langue, c’est-à-dire travailler à en débusquer les clôtures idéologiques ou esthétiques aussi bien que les incongruités du moi, est sans doute un défi éthique. Et c’est aussi la rendre apte à « secouer la torpeur » (Mandelstam).
Cependant la question n’est pas de témoigner pour ceux qui n’ont pas la parole. Ce militantisme-là n’est pas celui de la poésie. Il y aurait comme un risque d’utiliser la souffrance comme un alibi pour écrire. Je me suis toujours débattu dans ce dilemme. Parvient-on jamais à rendre ce son juste ? La tâche est sans fin. Je pense à ce que disait Rilke du travail de Cézanne, qu’il opposait à celui des « peintres d’atmosphère ». Chez eux, le tableau dit : « j’aime cette chose ». Chez Cézanne, il dit simplement : « la voici ».
E.L. : Mais comment arriver à montrer cette chose, La Sainte Victoire pour Cezanne, par exemple, sans vouloir tout enfermer dans une forme préconçue ?
J.-M. B. : J’ai essayé de montrer justement dans un texte [1] : (« Petite contribution à une déstabilisation de M. Jourdain » ), qu’il y a un rapport à l’écriture, dans la création contemporaine, dont la nécessité est comme antérieure à toute notion de forme. Cette idée, du reste, que c’est l’avancée dans le travail qui invente le texte en devenir et que tout se passe comme si l’écrivain se laissait peu à peu investir par un inconnu que Bonnefoy nomme « l’autre de sa parole », on la trouve chez des gens aussi différents que Claude Simon ou du Bouchet. S’ouvrir aux rythmes du monde ce serait accepter de perdre ses positions de maîtrise, ses savoir-faire et ses références. Cela conduit à des pratiques marginales, atypiques, et susceptibles de plus de fidélité peut-être au dehors.
E.L. : Mais le numérique, par exemple, la virtualisation des espaces d’écritures permettent aussi ce déplacement des champs...
J.-M. B. : Il n’est pas impossible que, dans cette perspective, les supports techniques et l’Internet soient une aide pour la jeune création. Les textes s’offrent là sans médiation, dans une sorte de disponibilité extrême, voire dans un abandon. Et par conséquent dans une extrême fragilité qui décuple le désir de leur saisie immédiate, accélère les échanges et renvoie aux oubliettes les brouillons palimpsestes.
Néanmoins le souci demeure pour moi entier de savoir comment faire coïncider, avec la rumeur de cette tension, le temps, le silence et la solitude du travail, lequel exige la reconnaissance d’un autre rythme encore, plus secret, plus intérieur. C’est bien cette écoute-là aussi qui fait le caractère unique de chaque voix qui parle.
Propos recueillis par Emmanuel Laugier
[1] : Ce texte est paru aussi dans L’Atelier contemporain N°4, automne-hiver 2001