Vendredi et d’autres jours 12/

Suite et peut-être fin de l’entretien avec le libraire Julien Viteau.


Ta bibliothèque personnelle est-elle très différente de celle de la librairie Vendredi ?

J’entretiens un rapport particulier avec l’idée de bibliothèque personnelle. Cela tient à mon histoire familiale, je crois. Mes grands-parents – et ma tante – tous très aimés - étaient des lecteurs compulsifs dans des proportions qu’on peine à imaginer. Ils lisaient dans beaucoup de langues. Leur maison d’Argenteuil, une grande villa pleine de chambres, contenait des bibliothèques dans toutes les pièces. Certaines années, quand cela devenait trop envahissant, mon grand-père rangeait les livres dans des cartons qu’il marquait méthodiquement et puis il descendait tout à la cave. Mes grands-parents reprenaient presque à zéro… et finissait, fatalement, par racheter les mêmes livres. J’imagine que Joyce Carol Oates a pu se construire une villa, seulement avec les droits d’auteur des livres qu’ils possédaient d’elles : en anglais, en italien, en espagnol ou en français. Tu le vois, devenant libraire, je suis comme celui qui ferait profession de caviste en étant issu d’une longue lignée d’alcooliques. A leur mort, j’ai été chargé de faire le tri. Cette opération a pris des semaines. Elle a été comme une épreuve métaphysique. J’ai digéré la fin de l’enfance et leur mort en jetant beaucoup de livres. Je sais maintenant où finissent les livres qu’on a lus et notre finitude. Ce n’est pas glorieux. Depuis, je suis détaché de toute idée de posséder une bibliothèque. J’ai donné tous mes livres de philosophie et beaucoup de romans. J’ai gardé la poésie parce qu’il n’y a rien que la poésie n’ait dit ou pensé. J’imagine qu’à ma mort, enfants et amis ne seront pas trop encombrés de conserver, comme souvenir, un ou deux recueils de poésie que j’aurai aimés. De la bibliothèque de ma grand-mère, Je n’ai emporté qu’un guide de reconnaissance des oiseaux qu’elle possédait enfant. Toute son immense bibliothèque, sa fantaisie (et mon amour) tiennent parfaitement dans ce petit volume d’écolière.

As-tu deux sortes de lectures, l’une privée et l’autre professionnelle, ou les deux sont-elles intimement liées ? As-tu le temps de faire des lectures de fond, non liées à l’actualité des parutions ?

Je n’ai aucune obligation de lecteur et je suis incapable de distinguer le domaine privé et professionnel. Mes seules lectures professionnelles sont celles de mon activité d’éditeur. Il y a aussi les livres publiés par des amis, auteurs ou éditeurs. Dans ce cas, et même si le livre ne me plait pas toujours, cela reste un bon moment. J’essaie de comprendre leur choix et cela m’intéresse. Je me réjouis, par avance, de la conversation que nous aurons. Un livre que j’aime devient, d’une certaine manière, un goût public. En ce moment, par exemple, je lis Un captif amoureux de Genet et j’en parle beaucoup. C’est très intime pour moi de recommander cette lecture mais ceux qui l’aimeront auront leurs propres raisons et le livre sera chargé de toutes ces lectures. Je ne m’oblige jamais à lire quoi que ce soit. Même si je voulais, je ne pourrais pas. Cela provoque chez moi une répulsion physique insurmontable. Je ne m’intéresse pas à l’actualité des parutions mais je ne refuse pas la nouveauté. Je navigue un peu à vue et j’essaie de faire en sorte que le chemin vers la décharge – où finissent fatalement les livres - soit le plus amical et plaisant possible.

5 mai 2021
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