Zoé Théval | L’oiseau, au sens post-exotique du terme (Partie I)

illustration © Zoé Théval

 

Des Enfers fabuleux regroupe plusieurs récits de vie choisis par un narrateur ambigu qui s’intéresse au moment où ces mêmes vies dérapent et s’enfoncent dans un enfer de plus en plus noir. Parmi ces vies il y a celle de Rakkodyradja, un oiseau, dont le nom à consonance étrangère pour le lecteur n’est pas sans lien avec son isolement dans la communauté : il est l’« insomniaque et rêveur [1] » qui, alors qu’il n’est encore qu’un oisillon, a assisté à une scène traumatique lui révélant l’existence d’un « décors posé sur la réalité » : l’espace « n’est construit ni d’éther ni de vide, mais de souffrance abjecte et de désespoir ». L’oisillon a découvert l’interrogation obsessionnelle qui guide les personnages du livre : comment voyager vers les étoiles. Mais plus encore, ce que l’oisillon a vu dans cette scène où il fait face aux poissonnières qui décapitent mécaniquement des grenouilles avant de les jeter dans un seau c’est « la vie qui avait renoncé à se défendre ». Cette scène fait de la démission et de la concession à la mort un spectacle et fonctionne comme une mise à nue :

« Dès le moment où ses yeux avaient croisé ce que voulait lui montrer Olthadjayk, non pas les trois matrones grotesques mais leur ouvrage, dès cette seconde l’univers autour de lui avait été privé pour toujours de ses oripeaux, l’univers s’était déshabillé [2] ».

Ce passage qui fonctionne comme une mise en abyme concentre les tensions inhérentes à la figure de l’oiseau dans le post-exotisme : une vie nue et fragile, l’oiseau spectateur impuissant face à la violence exercée sur les plus faibles, les compagnons du désastres et les frères et sœurs de souffrance. L’oiseau dans le post-exotisme est une figure politique et conceptuelle : ce sont les migrant.e.s, les juifs et les juives d’Europe persécuté.e.s, nos pauvres et toutes les existences rejetées. L’oiseau est donc une figure du rejet qui, de manière plus conceptuelle et sans y chercher des référents historiques et/ou réels, peut être comprise comme une représentation littéraire de toutes ces existences qui n’ont pas de place dans le réel détenu par les dominants. L’oiseau incarne l’extrême précarité dans tout les sens du terme et à son plus haut niveau, il est la fragilité écrasée quelle qu’elle soit. La charge affective de l’oiseau - dans la littérature post-exotisme - est puissante, on y décèle une apostrophe à une humanité destructrice, une humanité « finie » dont sont exclu.e.s les héros et héroïnes post-exotiques, relégué.e.s au rang des Untermenschen. L’oiseau, dans sa simple existence, est une protestation, une résistance, une interpellation.
La complexité d’une telle figure ne perd pas en pertinence en se chargeant de référents historiques et actuels aussi multiples que ceux que nous venons d’évoquer. Au contraire, parce que nous pouvons voir dans la figure de l’Oiseau, plusieurs existences possibles, nous sommes amenés non pas à les confondre ou a établir une hiérarchie mais à poser une réflexion sur ce que nous pourrions appeler d’après le livre de David Lapoujade, des « existences moindres [3] ». Moindres : soit nous ne les considérons pas soit nous estimons – ou on estime à notre place – qu’elles ne méritent pas des conditions de vie dignes d’un être humain. L’oiseau dans le post-exotisme échappe pourtant au glissement et au lieu commun qui s’opère quand, pour parler de l’absence de dignité humaine on « descend » à une représentation animale. Car si l’oiseau est accablé des souffrances les plus ingrates qui puissent exister, cette charge est retournée en une charge offensive, politique et poétique ; de victime indigne, l’oiseau est fait martyr. Mais aussi vengeur, quand il se couple au personnage du sorcier, dans une fraternité aussi attendue que surprenante dans sa forme.
La figure de l’oiseau dans le post-exotisme soulève des enjeux à la fois politiques, esthétiques et éthiques. Le symbole est dépassé ou recréé, l’oiseau est devenu autre chose. Pourtant, nous aurions tort de considérer cette figure comme un détour littéraire ou de la réfléchir en terme de représentativité. L’oiseau n’est pas un pochoir à partir duquel nous pourrions produire du sens en y voyant les exclu.e.s que l’on veut. La subtilité d’une telle figure réside précisément dans cette démarche réflexive où il faut prendre en compte la représentation et le sens qu’on y appose pour réfléchir à notre propre perception et connaissance de ces violences exclusives. En somme, dans le post-exotisme, l’oiseau est comme un écran de cinéma sur lequel le lecteur projette ou non ses fragments de réalité en lien avec sa perception ou son savoir de ces violences. C’est le réel qui doit germer dans la fiction et non pas la fiction qui sert de clé de lecture au réel.

La fragilité écrasée

Dans son ouvrage, Les Existences Moindres, David Lapoujade raconte l’anecdote de « l’affaire Brancusi » : « En octobre 1926, lors du débarquement d’une vingtaine de sculptures sur le sol américain, L’Oiseau dans l’espace retient l’attention de l’inspecteur des douanes du port de New York, lequel, après examen, refuse d’accorder à la longue pièce de bronze l’exonération dont bénéficient légalement les œuvres d’art ; il lui impose donc la taxe appliquée habituellement aux objets utilitaires manufacturés ? [4] ». Cet incident, porté au tribunal, a pour conséquence une transformation du statut juridique de l’œuvre d’art aux Etats-Unis mais, nous dit Lapoujade, le problème est un problème de droit également dans la mesure où il s’agissait pour Brancusi de « faire droit à de nouvelles formes de vie [5] ». Le cas de l’oiseau dans l’espace de Brancusi est très similaire aux traitements réservés aux oiseaux dans le post-exotisme : on ne leur reconnaît pas une un droit à la dignité, ils sont toujours objet indigne de respect. Si, comme le comprend le personnage oiseau de Rakkodyradja dans Des Enfers fabuleux, l’espace est fait « de souffrance abjecte et de désespoir », la version volodienne de L’Oiseau dans l’espace est une version plus douloureuse qui interroge l’oiseau dans l’espace, les conditions de vie d’un indésiré dans un milieu hostile.
En effet, objet de moquerie, objet de haine voir de dégoût, les personnages oiseaux sont systématiquement broyés physiquement et symboliquement :

« L’oiseau fut soulevé par les épaules. Les frondistes se régalaient d’avoir capturé une proie aussi typique de ce sur quoi se cristallisent leurs perversions xénophobes, depuis la nuit des temps. Ils arrachèrent la manche de chemise de l’oiseau et ainsi mirent en évidence sa peau garnie de duvet noir. La salle rugit de grivoiserie et d’insultes. L’oiseau se débattaient entre les deux hommes qui lui tordaient les poignets [6] »

L’oiseau, en plus d’être une victime « typique » et une « proie », incarne l’étranger par excellence, le parasite et le bouc-émissaire, dans un monde ou paradoxalement il n’y a plus d’étrangers ni de touristes. Comme le montre Dominique Soulès dans une très belle analyse [7] des vociférations du tyran qui sévit dans Alto Solo, les oiseaux sont persécutés jusque dans la langue. Dominique Soulès montre le mépris, en même temps que la méconnaissance qui lui est inhérente, des oppresseurs envers les oiseaux à travers le vocabulaire insultant du dictateur : piaf, oiseaux de malheur, poule-mouillée :

« Le peuple aime la culture, pas l’aviculture ! Ne cessait de barrir Zagoebel. Pas les baldakchianneries pour intellectuels prétentieux et fainéants huppés ! Pas l’art dégénéré qui donne la chaire de poule ! A chaque formule équivoque, la foule régissait par des cris fanatiques [8]. »

L’humiliation lexicale est d’autant plus violente que le dictateur se trompe dans l’étymologie et dans la racine des mots, confondant par exemple celles de « oiseaux » et « oisif ». Plus qu’un simple jeu lexical de la part d’Antoine Volodine, ce travail sur les mots montre comment des rapprochements hasardeux construisent des stéréotypes discriminants et sont producteurs de violence mais aussi comment l’ennemi intérieur – le parasite- est présent dans la langue et désigné à travers des expressions péjoratives. Selon Dominique Soulès, cet entremêlement entre le lexical et le poétique « permet au récit de se camper sur une ligne mi-poétique (figures des hommes-oiseaux) mi-politique (histoire d’une chasse aux espèces indésirables) [9] ». D’une hybridité l’autre ; l’oiseau chez Volodine est un corps mi-humain mi-animal ; une hybridité qui s’explique par une histoire commune : celle de la « chasse aux espèces indésirables ».
En effet, si il y a des romans qui accordent plus de présence aux oiseaux que les autres (Alto Solo, Songes de Mevlido), la persécution des oiseaux traverse l’édifice post-exotique comme une toile de fond ou une habitude, au point d’être reléguée à un détail minime de la biographie d’un personnage extrêmement secondaire ( Oumroug Batichoune) de Terminus Radieux :

« en tant qu’oiseau, le père d’Oumroug B. n’était apprécié ni par ses chefs, ni par les détenus de la brigade qui se trouvait sous ses ordres. Il avait échappé plusieurs fois à des chutes d’arbre suspectes et, à deux reprises, alors qu’après une réunion de cadres il regagnait sa maison par nuit noire, des inconnus l’avaient entraîné entre des baraquements et tabassé, lui cassant le nez et les dents, lui brisant des côtes et, pour finir, lui pissant dessus [10] ».

Même reléguée au second plan, cette violence envers les oiseaux qu’on nous présente comme anodine frappe d’autant plus par ce traitement distancié et par la banalisation d’une violence systémique. Cette « chasse aux espèces indésirables », dont les oiseaux et une partie de l’humanité fait partie prolonge l’idée d’une Histoire élargie aux animaux et permet de repenser le lien qui nous uni à eux. Nous avons une histoire commune et partagée avec le monde animal et avec cette idée de chasse aux espèces indésirables, les différents camps se recomposent. Dans le post-exotisme il n’y a pas d’un côté les humains et les animaux : il y a les espèces indésirables et les autres. De même, parler de nos oiseaux comme des espèces indésirables surprend et dérange, ils n’appartiennent pourtant pas aux nuisibles que nous désignons arbitrairement. Et pourtant nous n’avons pas cessé de les chasser et de les exterminer en détruisant leur milieu de vie. L’arbitraire et l’hypocrisie autour des animaux nuisibles et ceux à priori désirés comme un décors bucolique est ici réduit en miette : à priori désirés, les oiseaux subissent le même sorts que les nuisibles ou les indésirables.

L’Oiseau martyr

Comme l’écrit Lionel Ruffel, l’oiseau symbolise le peuple exclu qui prend part dans une représentation politique à la fois inspirée des génocides et assimilée à un bio-pouvoir. Avec les oiseaux, il ne s’agit pas seulement d’exterminer un ennemi militaire mais aussi une forme de vie. En ce sens, l’Oiseau est l’expression littéraire d’une vie nue, d’un vivant nécessiteux et négligé qui bouscule les représentations classiques qui associent l’oiseau à une forme esthétique.

« C’était quelque chose de vivant, qui ressemblait à un oiseau. De vivant, oui, avec des ailes déployées, mais en dépit du bon sens, des ailes démises, arrachées, emmêlées aux structures de la grue ; et un thorax blessé, fendu par le travers, exposant à l’air libre ses vicaires, un ventre où gargouillaient des reflets d’étoiles, et où palpitait encore, horrible imprégnée de caillots et d’astres, la chair ténébreuse de la nuit. Et une tête, qui regardait Rakkodyradja fixement, comme on scrute la mort vagabonde, ou un sosie dont on aimerait pouvoir refuser l’existence. » (Des Enfers Fabuleux p.158).

Dans cet extrait, par le mélange du céleste et du corporel, de la laideur et du sublime, c’est le titre même du livre qui est rejoué : le voyage vers les étoiles au moment de l’agonie. De nouveau, l’oiseau se retrouve spectateur de la mort ou de l’agonie, mais, à la différence des grenouilles, ils sont comme interchangeables par la proximité physique de leur deux corps mais aussi par l’empathie et la fraternité que suggère leur condition d’oiseau. Cette même porosité entre le spectateur et l’oiseau violenté se rejoue dans Alto Solo et bien souvent dans le post-exotisme, l’oiseau violenté est donné en spectacle ou s’offre à la vue d’un tiers.
Et pourtant ce spectacle n’a rien de présentable ni de beau ( « la carcasse laidissime rognée par les chiens », Des Enfers Fabuleux, p. 164 ). La laideur de cette réalité tranche avec la beauté auquel on associe les oiseaux, ils s’en trouvent presque contaminés. À quelques exceptions près, les oiseaux du post-exotisme ont des trous dans le plumage qui est d’ailleurs terne ou même absent, leur bec est abîmé et leurs pattes blessées. Par eux, l’Univers est mis à nu dans sa vérité la plus laide en même temps que, par la perte symbolique de leur plumage, ils sont mis à nu, comme on peut le voir dans cette scène où l’oiseau Rakkodyradja regarde l’oiseau Panabokke ( « la carcasse laidissime ») agoniser sur sa grue : « je retrouvais dans les rivières de ton sang, au fond de tes odeurs de brûlures, de lacération, je retrouvais confirmation de ce que l’univers était aux mains de la hideur, une hideur charbonneuse d’espace et de durée » (Des Enfers Fabuleux, p. 160)
L’oiseau est devenu aussi laid que la réalité qu’il véhicule. À la façon d’un martyr, il sacrifie sa beauté. Ce lien entre le don de soi et l’oiseau s’est déjà rencontré dans la poésie avec par exemple le pélican de Musset, ou l’albatros de Baudelaire qui lui aussi sacrifie sa splendeur (ou en offre une différente) à la marée noire. Beaux et laids à la fois, le glissement esthétique se poursuit dans le post-exotisme avec cette fois une nudité à la fois conceptuelle et effective. De la fiction à l’essai, nous pensons d’abord au concept de « vie nue » de Giorgio Agamben : une vie qu’on a séparée de sa forme, une vie exposée de manière illimitée à la blessure et au meurtre. Chez Volodine, la nudité est « l’expression la plus immédiatement lamentable des Untermenschen », mais aussi le lieu d’un passage d’un univers à un autre : « la nudité devient là un attribut magique et n’est pas ressentie comme une faiblesse face au monde », m’écrit Antoine Volodine dans une correspondance. Ainsi l’oiseau n’est pas seulement une figure de victime, il est aussi une figure martyr qui, par son exposition, agit comme une défiance envers l’humain « fini ». Cette citation extraite de 11 rêves de Suie (Manuella Draeger), où sont mis en scène des « cormorans étranges », va également dans ce sens :

« (..) ils ont enfilés des guenilles de camouflage, comme au temps de la Deuxième Union soviétique, ou ils n’ont aucun vêtement, et ils vont nus, couverts de plumes, indifférents au froid à l’humidité et au vent, comme si ressembler à des humains ne les intéressait absolument pas [11] ».

C’est dans cette même idée de défiance que Rakkodyradja laisse intentionnellement le cadavre de l’oiseau Panabokke exhibé alors qu’il aurait pu « maquiller la réalité » : comme si son destin était scellé d’avance, il « sentait venir l’heure de son martyr, où il serait enchaîné lapidé puis crucifié sous le soleil ». D’un martyr l’autre, il laisse la colère éclater et par ce geste de démission il s’affirme comme martyr mais aussi comme oiseau, alors que c’est une nature que l’on cache pour pouvoir survivre : « il cache son infirmité, ses fièvres, il cache sa nature d’oiseau sous un pardessus très ample, dont la ceinture est une ficelle » (Alto Solo, p. 12).

La succession de violence à l’égard des oiseaux dans le post-exotisme, cet acharnement avec lequel ils sont battus et humiliés me fait m’interroger sur le statut de victime : les oiseaux ne sont-ils que des victimes ou des êtres sans défenses ? En prenant en compte toute la charge historique et conceptuelle qu’insuffle le post-exotisme à cette figure, je me demande s’ils ne peuvent qu’être représentés comme des dépossédés. « L’oiseau, dit Michelet, est un ouvrier dépourvu de tout outil [12]. », écrit Bachelard dans sa Poétique de l’espace. L’oiseau est-il aussi dépourvu d’arme pour se défendre, comme l’ont été les grenouilles décapitées surprises par l’oisillon ?

Zoé Théval

23 janvier 2022
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[1Antoine Volodine, Des Enfers Fabuleux, ed. Denoël, coll. Présences du futur, p. 130

[2Ibid., p. 134

[3David Lapoujade, Les Existences Moindres, éd. Minuit, 2019.

[4David Lapoujade, Op. Cit., p. 38

[5Ibid., p. 39

[6Antoine Volodine, Alto Solo, éd. Minuit, p.103

[7Vocables mystérieux et langue facétieuse (ou vice-versa) chez Antoine Volodine, par Dominique SOULÈS

[8Antoine Volodine, Alto Solo, Op. Cit. p. 109

[9Dominique Soulès, article cité.

[10Antoine Volodine, Terminus Radieux, éd. Du seuil, coll. Point, p. 195

[11Manuella Draeger, 11 rêves de suie, ed. De l’Olivier, 2010 , p.176

[12Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, (le nid) Paris : Les Presses universitaires de France, 3 e édition, 1961, p. 100