Zoé Théval | L’oiseau, au sens post-exotique du terme (Partie II)

illustration © Zoé Théval

 

La Défense des oiseaux

Un lieu commun associé à l’oiseau est sa fragilité ; et pourtant l’oiseau, au sens post-exotique du terme, cède le pas à autre chose qu’à une éloge de la fragilité ou à une sympathie, presque discriminante, des plus faibles. Si la démission est un thème central du post-exotisme, il revêt une signification particulière : la démission n’est jamais totale, il s’agit plutôt d’une démission du réel comme passage pour exister autrement et vers autre chose. En ce sens, les oiseaux dans le post-exotisme démissionnent mais ne sont pas sans défense, de fait : ils se défendent.

En suivant la réflexion menée par Elsa Dorlin dans Se Défendre, une philosophie de la violence, nous pouvons avancer que l’oiseau, comme tout « corps violentable [1] » pratique une auto-défense qui n’en a pas le label et cette défense, dans le lieu de la fiction littéraire comme dans la réalité, consiste à continuer d’ exister et à poser problème. Car si les oiseaux sont des figures politiques, ils sont exclus du domaine d’action politique et sont relégués à un no man’s land [2]. Ils sont l’expression littéraire d’un tort originel fait aux minorités et aux exclus, et, tout en étant hors-politique, leur existence pose un problème politique et sociétal :

« Ragojine doit rôder hors du quartier pour se nourrir. Quand il marche sur les trottoirs, les passants se retournent. Ils le toisent avec une moue dédaigneuse, humide. Aux bulles de salive se mêle la volonté d’en découdre. Afin de provoquer les gens le moins possible, Ragojine pourtant s’interdit de croiser les regards. Ses yeux balaient l’espace immédiat qui poudroie devant ses chaussures. Ses larges pupilles ne véhiculent ni prière ni insulte. Elles n’expriment rien. [3] »

Cette idée de démission, de regarder ailleurs comme une défense ou même une apostrophe aux oppresseurs, se retrouve dans la scène finale d’Alto Solo où, un des oiseaux violoncelliste qui, après avoir été humilié et battu sur scène par les hommes du dictateur, se détourne et regarde ailleurs :

« C’est l’histoire d’un violoncelliste qui se détourne. Il regarde par la fenêtre. En fait, ce n’est pas une fenêtre, mais l’ouverture d’une caverne où habitent des oiseaux. (…)Les étendues d’herbe scintillent, les oiseaux planent, traversent le ciel, plumes frémissantes. Certains ne sont pas ses congénères mais cela lui est égal. Il sait que, malgré son aile blessée, il pourra voler. Il écoute la musique. Il écoute le murmure de Tchaki Estherkhan qui chante autour de lui et, quand il s’élance, il la voit [4] »

Le geste final de l’oiseau est un geste de démission face au réel en même temps qu’un geste de défiance. Alors qu’il construit une image et un récit où il fait ressusciter sa camarade tuée, il se crée une zone d’existence et d’émancipation fictive. Comme les autres personnages post-exotiques qui déploient un monde intérieur pour survivre, il sera sûrement poursuivi jusque dans ses rêves.
Ici se fait le lien entre l’oiseau, la poésie, et ce qui serait une zone poétique de survie où l’oiseau isolé et vulnérable rejoint les siens en rêve :

« parfois, la nuit, il visitait une colonie d’oiseaux qui évoluaient dans un paysage bleu, habitaient des grottes en altitude, au creux d’une falaise bleue, à proximité d’un volcan bleu dont les fumées ouataient des vallées tranquilles, des plaines de bruyères bleues. [5] »

La laideur de la réalité est substituée par des images de carte postale. Le pouvoir les place dans un hors lieu politique, et en réaction les oiseaux post-exotiques développent un contre-lieu politique et poétique intérieur.

Le devenir-oiseau des personnages : expression du désespoir et mélancolie

Face à un monde rongé par l’entropie, la présence de l’oiseau dans le post-exotisme dit quelque chose d’une extrême solitude au moment de la fin à travers un dispositif dans lequel les personnages sont moins en train de vivre le déclin du monde que de le regarder péricliter.
Quand Antoine Volodine écrit « un printemps de génocide [6] », il fait dans le même livre tomber des oiseaux du ciel comme des flocons de neige. Il les rend omniprésents, en train de sillonner le ciel dans leur chute :

« Parfois des corbeaux dans les hauteurs. Un vol vers la forêt, cinq ou six individus, souvent moins. Toujours vers le nord-est ou l’est, comme s’il s’agissait de l’unique direction possible. Parfois sous le ciel leurs appels criards. Comme si, par un reste de solidarité entre bêtes, ou par respect d’une tradition magique, ils essayaient de transmettre à l’humain égaré au sol une indication utile ou un avertissement ». (Terminus Radieux, p. 96)

Cet extrait de Terminus Radieux montre que l’humain et les oiseaux partagent à la fois le statut d’individu et une tradition « magique » de l’interprétation des signes où le vol d’un corbeau fait sens. En effet, tout au long du roman les oiseaux jouent le rôle de guide pour les humains lors des situations les plus désespérées où, dans cet échange, une fraternité se crée. Un des narrateurs de Le Post-exotisme en 10 leçons, leçons onze écrit :

« Il faudra que nous parlions de notre sympathie pour les oiseaux, pour les animaux, dit le Blotno. C’est un thème qui a son importance dans le post-exotisme. Les discours aux animaux, l’animalité de nombreux personnages, la fraternisation avec les oiseaux et même avec les insectes. C’est important n’est-ce pas ? » ( Ibid., p. 35)

Avec les oiseaux, la sympathie est poussée jusqu’à la symbiose au moment du « devenir-oiseau » des personnages et « le devenir-chant » de la parole, pour reprendre les expressions de Lionel Ruffel. Le critique situe un des sommets de la mélancolie post-exotique dans un passage de Nuit Blanche en Balkhyrie que nous recopions également :

« On m’a appris à reconnaître le cri d’alarme des merles, le cri de panique et d’alarme que, si fréquemment au déclin du jour, on entend cascader dans les jardins depuis les haies de fusain ou de lauriers-cerises, et longtemps j’ai cru que cette longue série de kwaks et de kïïkïïks monotones, égrenés à tue-tête sur un monde aigu, exprimait une sincère épouvante, en même temps que la volonté altruiste de prévenir le voisinage d’un danger imminent, précis, mais, récemment, je me suis mis à penser que l’oiseau baignant dans le crépuscule ne cherche pas à prévenir quiconque, et que ce qu’il chante de façon si peu harmonieuse n’est même plus de l’épouvante, seulement la dernière ruine sonore avant la non-lumière, seulement un sursaut mécanique dans quoi peur et non peur sont devenues abstraites et s’équivalent » (Nuit Blanche en Balkhyrie, p. 35-36)

Il y a un devenir-chant de la parole car la solitude et la souffrance sont telles que la communication échoue. Les cris des oiseaux ne font plus l’objet d’ interprétations, l’enjeu n’est plus la communication mais l’expression d’une solitude qui va au-delà des espèces , permettant ainsi aux humains et aux oiseaux d’entrer en sympathie. Ils sont les frères et sœurs du désespoir. Mais l’humain tend à devenir oiseau jusque dans le traitement des voix post-exotiques qui déclinent comme une « ruine sonore avant la non-lumière » : les personnages ne terminent plus leurs phrases, ils bégaient, appellent de plus en plus faiblement. Tout l’intérêt de cette littérature agonisante demeure dans la voix et non plus dans le contenu qui souvent n’a plus aucun sens. De plus, c’est parce que les oiseaux incarnent l’altérité (l’étranger) dans sa forme la plus pure, parce qu’ils en sont isolés, qu’ils sont comme ce point culminant de la solitude que les personnages atteignent. Plus on est confrontés à l’étrangeté, plus la communication se brouille et devient abstraite pour céder le pas à l’expression d’une solitude. Ainsi le devenir-oiseau et le devenir-chant dont parle Lionel Ruffel sont cette orientation des voix post-exotiques vers l’abstrait, vers la forme et vers la dé- substancialisation du discours.

L’oiseau à un œil, il te regarde avec, la fraternité des sorciers avec les oiseaux

Le devenir-oiseau se situe également à un autre niveau dans certaines fictions post-exotiques où se mêle la figure du sorcier. Le devenir-oiseau est une transformation étrange entre l’humain sorcier et l’oiseau dont les traits réciproques se superposent comme dans cette description du sorcier de Terminus Radieux :

« Il était difficile de déterminer s’il s’agissait d’un oiseau mutant, d’un sorcier gigantesque ou d’un paysan riche surgi du fond des âges soviétiques ou tolstoïens [7] »

Ici, le devenir-oiseau ne parle pas de mélancolie mais davantage de vengeance, de colère voir de dégoût pour l’humain. Antoine Volodine étant du côté des non-humains, ses fictions polarisent deux camps entre humains accomplis et non-humains ; ce qui explique la présence généralisée de créatures hybrides. Les personnages sorciers et les oiseaux sont véritablement liés par cette hybridité qui est tournée à des fins offensives, notamment avec le personnage de Solovieï, dont le nom signifie rossignol en russe [8] :

« Soudain, alors qu’ils s’engageaient dans une clairière couverte de fougères, un fort sifflement naquit devant eux, venu de l’endroit ou les arbres reprenaient, comme surgi des touffes noires où se croisaient les basses branches. Un son qui avait ressemblé d’abord à un craillement d’oiseau de proie, et qui presque aussitôt s’était transformé en une note aiguë, de plus en plus stridente. Cette note ne subissait aucune modulation. Elle ne faisait qu’augmenter en violence. Elle vint se vriller à l’intérieur des tympans de Kronauer. » (Terminus Radieux, p. 89)

Comme un animal défendant son territoire, Solovieï produit un sifflement quand des intrus s’approchent de son abri. En plus de siffler, Solovieï dit des poèmes qui sont destinés à statufier l’esprit, comme on reste paralysé.e face à l’inconnu.

« et bientôt au sifflement se substitua une voix surgie de nulle part. "Alors il prit le masque dans lequel vivait son visage de mendiant oiseau sous l’orage, de déguenillé oiseau assoiffé de tonnerre", déclamait quelqu’un avec une solennité autoritaire, méchante. » ( Terminus Radieux, p. 91)

Au sifflement se substituent les poèmes et dans les poèmes le sorcier se révèle être un oiseau assoiffé de colère. Le masque prend ici la fonction magique que lui attribue Roland Barthes quand il écrit : « les masques de la tragédie grecque avaient une fonction magique : donner à la voix une origine chthonienne, la déformer, la dépayser, la faire venir de l’au-delà souterrain [9] ». En effet, la voix des oiseaux-sorciers tend elle aussi à l’abstraction, non pas pour exprimer mais pour atteindre :

« elle négligeait l’obstacle des tympans pour frapper au plus profond, dans les couches mal défendues de la cervelle, sous les souvenirs, là où informulés se tapissaient le malaise, la révolte animale et les peurs ancestrales » (Terminus Radieux, p. 91).

La charge poétique des poèmes de Solovieï est une charge offensive et enfin, le motif de l’oiseau qui regarde et de la mauvaise conscience poursuit l’idée d’un « printemps de génocide » qui hante les personnages et que les oiseaux-sorciers continuent de diffuser :

« Un des harfangs qu’il avait entendus tout à l’heure venait de se poser au sommet du rocher voisin et l’observait, sans crailler, la mine sévère, magnifique ; tache d’or de ses yeux jaunes, dans la blancheur générale. Des yeux purs, capables sans doute de percer toutes les apparences, tous les leurres ». (Des Enfers Fabuleux p. 228)

L’oiseau, au sens post-exotique du terme jouît d’une visibilité et d’un emploi inhabituel qui nous permet de ressaisir l’Altérité. Cette figure fonctionne comme un miroir et n’enferme pas l’altérité dans une forme figée, elle lui donne une image, elle ne l’essentialise pas mais au contraire en fait un concept et fait de l’oiseau un exclu symbolique et non pas sociologique. L’oiseau post-exotique nous touche et Antoine Volodine produit un renversement quand il sait que l’oiseau est ce que l’on aime voir, ce que l’on cherche à voir et qu’il en fait précisément ce qu’on ne veut pas voir et ce qu’on évite : la misère des autres qui, par un phénomène d’empathie et de sympathie spécifique au post-exotisme, est devenue notre misère aussi. Le lecteur ordinaire est façonné dans son regard et il devient un lecteur-témoin qui reconnaît ces formes de vies et ces formes de violences.
Les oiseaux dont les mœurs nous semblent si légères sont ici chargés du poids de devoir continuer à vivre. Citons, pour terminer, cette scène de Des Anges Mineurs où les vieillardes à moitié sorcières et chamanes rendent hommage aux oiseaux et disent quelque chose de ce poids dont nous parlons :

« Elles soulevaient leur corps comme des oiseaux en train de mimer d’autres oiseaux très lourds, ou comme des anges n’ayant plus que leur déchéance à faire valoir pour jouir du respect de leur entourage. » (Des Anges Mineurs, p. 110)

Zoé Théval

30 janvier 2022
T T+

[1Elsa Dorlin, Se Défendre, éd. La découverte, p. 208

[2Lionel Ruffel, Volodine etc., éd. Cécile Defaut, p. 295

[3Alto Solo, Op. Cit., p. 13

[4Ibid., p. 126

[5Ibid., p. 14

[6Antoine Volodine, Op. Cit., p. 36

[7Terminus Radieux, Op. Cit., p. 538

[8Ce personnage est tiré d’un conte : le rossignol brigand qui est une figure épique russe

[9Roland Barthes, Fragments du discours amoureux , p. 153