[10] « Tout partira de source en moi, je développerai mon cœur… »
50 lettres du marquis de Sade à sa femme, éd. Cécile Guilbert et Pierre Leroy, texte établi et annoté par Jean-Christophe Abramovici et Patrick Graille (Flammarion, 2009).
Lettres inédites et documents de D.-A.-F. de Sade retrouvés par Jean-Louis Debauve avec introduction, biographies des principaux destinataires (les notaires de Sade, en particulier) et notes, préface et chronologie d’Annie Le Brun (Ramsay/Pauvert, 1990).
Cesare Beccaria, Des délits et des peines [1764, traduit de l’italien par l’abbé Morellet en 1765], préface de Robert Badinter, traduction par Maurice Chevallier (Garnier-Flammarion n° 633). L’auteur, un jeune homme de vingt-deux ans, se donne pour tâche de « combattre la cruauté des châtiments et l’irrégularité des procédures criminelles ». D’après le tome II de la biographie de Sade par Jean-Jacques Pauvert (éd. Robert Laffont, 1989), un exemplaire du traité de Beccaria figurait dans la bibliothèque du château de La Coste. Texte en libre consultation sur Gallica.
Sur les traces des enceintes de Paris. Promenades au long des murs disparus de Renaud Gagneux et Denis Prouvost, photographies d’Emmanuel Gaffard (Parigramme, 2004). L’histoire de Paris à travers ses enceintes successives : enceintes gallo-romaine, de Philippe-Auguste, de Charles V, des Fossés jaunes, des Fermiers généraux, de 1840. Nombreux plans, relevés très précis de ce qui reste de traces et de vestiges.
La Bastille ou « l’enfer des vivants ». À travers les archives de la Bastille, sous la direction d’Élise Dutray-Lecoin et Danielle Muzerelle, catalogue de l’exposition organisée par la BnF à la bibliothèque de l’Arsenal du 9 novembre 2010 au 11 février 2011 (BnF, 2010). Documents, illustrations en grand nombre. Bibliographie.
Un atlas parisien. Le dessus des cartes d’Antoine Picon et Jean-Paul Robert assistés d’Anna Hartman, ouvrage réalisé pour l’exposition du même nom, pavillon de l’Arsenal, juin-septembre 1999 (éditions Pavillon de l’Arsenal/Picard éditeur). Une histoire des représentations cartographiques de Paris, avec cartes en couleurs.
Sur le Net : Le registre d’écrou de la Bastille de 1782 à 1789 par Alfred Bégis, La Nouvelle Revue, 1er décembre 1880.
L’ordonnance criminelle promulguée en août 1670 réglemente pour la première fois en France l’instruction criminelle. À cette époque la détention ne constituait pas une peine proprement dite. On condamnait au bannissement, au fouet, à la flétrissure, au bagne, aux galères, à mort. On écrouait les accusés pendant l’enquête et l’instruction qui incluait, pour les crimes passibles de la peine de mort, l’application de la torture – abolie en 1780 pour la « question préalable » destinée à obtenir les aveux, en 1788 pour la « question préparatoire » destinée à obtenir d’un condamné à mort qu’il livre ses complices. Cette ordonnance restera en vigueur jusqu’au code pénal de 1791 en partie inspiré des travaux de Beccaria.
Captivité de Latude ou La Bastille dévoilée, sans nom d’auteur, 1835.
« Ce 8 mars 1784
Trente-quatre mois après avoir refusé formellement une translation dans un fort à la porte de mes terres, et dans lequel toute liberté m’était offerte ; après avoir demandé pour grâce, de me laisser finir en paix où j’étais, quelque mal que j’y fusse, tout le temps qu’il plaisait à votre mère de me sacrifier à sa vengeance ; trente-quatre mois dis-je après cet événement, me voir enlever de force, sans m’attendre à rien, sans être prévenu de rien, avec tout ce mystère, tout cet incognito burlesque, tout cet enthousiasme, toute cette chaleur à peine pardonnable dans la première effervescence d’une affaire le plus conséquente et aussi plate que ridicule après douze ans de malheurs ; et me voir enlever pour où ? Pour une prison, où je suis mille fois plus mal et mille fois plus gêné qu’au malheureux endroit que je quitte. De tels procédés, Madame, quels que soient les mensonges odieux dont on cherche à en pallier l’atroce noirceur, de tels procédés vous me l’avouerez doivent bien mettre le comble à toute la haine que j’ai jurée à votre infâme famille. Et je crois que vous mésestimeriez cruellement vous-même la première, si les épisodes de ma vengeance n’égalaient un jour tous les retours féroces de la leur ; tranquillisez-vous et soyez bien certaine que vous n’aurez, ni vous ni le public, rien à me reprocher sur cela ; mais je n’aurai ni le mérite, ni la peine d’inventer, de chercher à rage froide ce qui peut rendre le plus amer le venin qu’il faut employer. Tout partira de source en moi, je développerai mon cœur, j’en laisserai agir tous les ressorts, et soyez assurée que les couleuvres qu’il exhalera vaudront bien celles qu’on me lance. […]
De plus, on prétend que je dois faire mon lit et balayer ma chambre. Le premier à la bonne heure, parce qu’on le ferait fort mal, et que ça m’amuse ; mais le second, je n’y entends absolument rien, c’est la faute de mes parents, de n’avoir pas fait entrer ce talent-là dans mon éducation, c’est qu’ils ne prévoyaient pas – beaucoup de choses – s’ils les eussent prévues, il n’y aurait pas de servante de cabaret qui pût me tenir tête ; en attendant, je vous prie d’obtenir qu’on me donne quelques leçons, que l’homme qui me sert la balaye seulement une fois par semaine pendant quatre ou cinq ans, je l’examinerai, et vous verrez qu’après, je m’en tirerai aussi bien que lui. […]
Je suis nu dieu merci, et bientôt comme en sortant du ventre de ma mère, on ne m’a rien laissé emporter du tout, une chemise, un bonnet faisaient jurer l’exempt, époumoner Rougemont, moyennant quoi j’ai tout laissé, et je vous prie de m’apporter sans faute à votre première visite, deux chemises, deux mouchoirs, six serviettes, trois paires de chaussons, quatre paires de bas de coton, deux bonnets de coton, deux serre-tête, un bonnet de taffetas noir, deux cravates de mousseline, un peignoir, quatre petits linges de cinq pouces carrés nécessaires pour le bain de mes yeux. et quelques-uns des livres qui sont sur mes anciennes listes. Et tout cela, sous condition que je recevrai mes caisses et équipages de Vincennes, car si je devais être plus longtemps sans les recevoir, il faudrait je vous prie doubler ou tripler tout cela en conséquence du temps que vous prévoiriez que je dois être encore sans mes bagages. […]
Je vous salue bien humblement Madame, vous supplie de faire quelque attention à ma lettre, à mes demandes, et à mes commissions, d’autant plus qu’il entre dans mon nouveau plan de vie ici, de ne vous adresser absolument que des listes, moyennant quoi voilà ma première et ma dernière lettre. […] » (lettre à Madame de Sade, 8 mars 1784).
Terme de blason, le mot « bastillé » désigne un écu garni de créneaux renversés vers la pointe.
Dans le Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, Viollet-le-Duc consacre un article aux mots « bastide » et « bastille » dont l’étymologie est commune. À l’époque féodale ils appartiennent au vocabulaire de l’art militaire et désignent un ouvrage fortifié. Au XIVe siècle « la bastille Saint-Antoine » faisait partie de l’enceinte bastionnée construite sur la rive droite par Charles V. Le roi l’empruntait pour se rendre au château de Vincennes, d’où son importance. Structure à l’origine dotée de deux tours, six tours supplémentaires lui ont donné cet aspect de forteresse qu’une abondante iconographie nous a rendu familière. En devenant prison royale pendant le règne de Louis XIII, elle acquiert une majuscule, on dira désormais la Bastille. Le mot crée ses propres dérivés : bastillard désignait un prisonnier qui y était détenu, bastilleur un geôlier. Par extension, « bastille », redevenu nom commun, désignera bientôt toute espèce de prison.
Sade a été détenu dans le donjon de Vincennes pendant cinq ans et demi, il va rester enfermé à la Bastille pendant cinq ans et demi à nouveau, du 29 février 1784 au 4 juillet 1789.
Est-ce réellement sa dernière lettre à Madame de Sade ?
C’est bien la première lettre qu’il lui écrit de la Bastille, ce ne sera pas la dernière. Mais il lui écrira moins souvent.
Et qu’entend-il par « nouveau plan de vie » ?
Nous y viendrons. Voici d’abord quelques faits qui ont ponctué les années de sa détention.
Extraits du registre d’écrou de la Bastille où figure le nom de Sade :
Le 29 février 1784.— Le sieur Surbois, inspecteur de police, a amené de Vincennes, à neuf heures du soir, le sieur marquis de Sade. L’ordre de roy, contresigné de Breteuil [1], est daté du 31 janvier : il est logé à la deuxième Liberté [2].
Le 1er mars, rendu compte au ministre et à M. Lenoir [3] de l’arrivée du prisonnier.
Le 5 mars.— M. Lenoir est venu à midi ; il est resté jusqu’à une heure et demie ; il a vu le sieur comte de Chavaigne et le sieur marquis de Sade.
Le 16 mars.— Mme la marquise de Sade est venue à quatre heures, est restée jusqu’à sept avec le sieur marquis son mari, sur une permission de M. Lenoir, datée de ce jour, pour voir son mari deux fois par mois ; elle doit revenir le 27 ; elle lui a apporté six livres de bougie.
Le 14 avril.— M. le gouverneur [4] a trouvé bon qu’on laissât au sieur marquis de Sade un couteau rond pour dîner, lequel couteau il remettra tous les jours quand on ira le desservir.
Le 20 avril.— Le sieur Girard, notaire, est venu pour faire signer une procuration au sieur marquis de Sade, qui a refusé de donner sa signature.
Le 24 mai 1784.— La dame marquise de Sade est venue à trois heures et demie et est restée jusqu’à six heures avec le sieur marquis de Sade, son mari. Elle lui a apporté une paire de draps, dix-neuf cahiers de papier, une demi-livre de pâte de guimauve, une bouteille d’encre et une bouteille d’orgeat, et une boîte de pastilles de chocolat.
Le 7 juin.— La marquise de Sade est venue à quatre heures et a été jusqu’à six avec le sieur marquis de Sade, son mari. Elle lui a apporté six coiffes de bonnet, six grosses plumes taillées, six de coq et vingt et un cahiers de papier réglé, et aussi elle lui a apporté, mais pour rendre, deux comédies brochées et trois volumes reliés de relations de voyages à Maroc, et de voyages pour la rédemption des captifs.
Le 24 septembre.— Donné à M. le président de Montreuil [5] un reçu (toujours motivé pour causes à lui connues et à M. Lenoir) de 350 livres pour 1 mois et 23 jours de la pension du sieur marquis de Sade, à imputer jusqu’au 1er octobre.
M. le gouverneur a touché cet argent.
Le 5 octobre 1786.— Les sieurs Gibert l’aîné et Girard, notaires, sont venus pour faire signer une procuration au sieur de Sade, suivant le désir de sa famille, ce qu’il a refusé de faire.
Le 20 janvier 1787.— Écrit à Mme la marquise de Sade pour la prier, de la part de M. le gouverneur, d’envoyer une pièce de vin, pareil à celui dont elle boit, pour le sieur marquis de Sade, son mari, sous condition expresse d’en payer le prix, et que cette condescendance est pour faire chose agréable audit sieur marquis de Sade et pour satisfaire au désir qu’il a de boire d’un vin auquel il était accoutumé. M. le lieutenant du roy était présent à l’invitation que M. le gouverneur m’a faite d’écrire cette lettre.
Le 8 juillet 1788.— Remis à M. le gouverneur 600 livres pour le quartier courant de la pension du sieur comte de Sade, dont j’ai donné reçu à M. le président de Montreuil, motivé, suivant l’usage, pour causes à lui connues et à M. le lieutenant général de police.
Le 28 mai 1789.— Remis à M. Coquerel le reçu de 600 livres pour le quartier courant de la pension de M. de Sade, d’après la volonté de M. le gouverneur, lequel reçu il doit toucher chez M. Gibert l’aîné, notaire, cloître Sainte-Opportune ; il est motivé suivant l’usage.
Le 5 juin 1789.— La promenade du comte de Sade étant suspendue jusqu’à nouvel ordre, le prisonnier n’ayant pas voulu tenir compte de la signification par écrit que le major lui en a envoyée, il a voulu forcer les sentinelles de sa porte et du pied de la tour, qui l’ont obligé de rentrer dans sa chambre en lui montrant le bout du fusil d’un peu près.
Le 15 juin.— Le sieur comte de Sade a eu la visite de la dame son épouse.
Le 2 juillet 1789.— Le comte de Sade a crié par sa fenêtre, à diverses reprises, qu’on égorgeait les prisonniers de la Bastille et qu’il fallait venir le délivrer.
Le 4 juillet.— À une heure du matin, d’après le compte qui avait été rendu à M. de Villedeuil, de la scène du sieur comte de Sade, du 2, il a été conduit à Charenton par le sieur Quidor, inspecteur de police, et le commissaire Chenon [6] a mis les scellés sur sa chambre.
Lui a-t-on dit où on l’emmène ?
Il le verra bien assez tôt [7]. Deux hommes qu’il ne connaît pas, sans doute armés, le serrent de près. L’administration a archivé son évasion du fort de Miolans en 1773, de Valence en 1778, c’est la raison de ce transfert si soudain et si rapide. Il ne croise personne, monte dans la voiture qui attendait dans la cour.
Craint-il pour sa vie à ce moment-là ou à un autre ?
C’est probable mais il n’est pas homme, à ce que nous apprend sa correspondance, à accorder plus de crédit que nécessaire à ses propres peurs. On a baissé les rideaux de la voiture, il ne verra rien du monde extérieur dont il est isolé depuis onze ans. À une heure du matin il n’y avait pas grand-chose à voir, de toute façon.
Paris n’est-il pas en situation prérévolutionnaire ?
Vous vous trompez d’espace urbain. En 1789 les limites de la ville n’étaient pas celles d’aujourd’hui. Après avoir franchi le pont-levis on peut supposer que la voiture qui l’emporte a traversé le faux bourg Saint-Antoine et rejoint la barrière de Charenton à bonne allure. Laissez passer, ordre du lieutenant de police ! hurle une voix. Ensuite les surfaces maraîchères de la plaine de Bercy.
A-t-il alors imaginé qu’on le renvoyait à Vincennes ?
Qui sait ! Depuis son réveil brutal en pleine nuit il a eu le temps de reprendre ses esprits, sa capacité à réfléchir et anticiper doit tourner à plein régime. Il est donc possible qu’il comprenne surtout que la police est aux abois, la situation politique plus grave qu’il ne l’avait envisagé.
Au moins, l’air qu’il respire…
L’air, oui, au moins ça.
La nuit, les bruits, les odeurs… Onze années de détention aiguisent les perceptions sensorielles. Mais une inquiétude supplante tout : le manuscrit qu’il a laissé dans sa cellule de la sixième Liberté, celui qu’il n’a pas demandé à Madame de Sade de relire afin d’avoir son opinion, celui qu’il s’est caché pour écrire nuit après nuit et qu’il garde secret depuis sa mise au net en 1785, depuis quatre ans, je veux parler des Cent Vingt Journées de Sodome. Lui seul sait quel dispositif le dissimule, comment le récupérer ? à qui se fier ?
Photos 1 et 2 : Maquette de la Bastille réalisée dans une pierre provenant des cachots, stuc et bois, 1790, offerte à l’Assemblée constituante par l’entrepreneur Palloy chargé de la démolition de la forteresse ; clés de la Bastille. On peut les voir au Centre historique des Archives nationales, Paris. Lire à ce sujet Démolir la Bastille. L’édification d’un lieu de mémoire d’Héloïse Bocher, éditions Vendémiaire, 2012.
Photos 3 et 4 : Pierres provenant de la tour de la Liberté où Sade était détenu. Découvertes en 1899 au niveau du 1 de la rue Saint-Antoine lors du percement de la ligne 1 du métro. On peut les voir dans le square Henri-Galli, à l’angle du boulevard Henri-IV et du quai Henri-IV, Paris 4e, où elles ont été transportées.
[1] Le baron de Breteuil était ministre de la Maison du roi et de Paris.
[2] C’est-à-dire au deuxième étage de la tour dite de la Liberté qui donnait au-dessus de la porte Saint-Antoine. La cellule de la deuxième Liberté est sombre. Le 22 septembre 1788, Sade obtiendra d’être transféré dans une cellule du sixième étage, on parlera alors de sixième Liberté.
[3] Lieutenant général de police.
[4] Le marquis de Launay était le gouverneur de la Bastille et le capitaine de la garnison. Il sera lynché le 14 juillet 1789 lors de la prise de la forteresse par les émeutiers révolutionnaires.
[5] Le beau-père de Sade, le père de son épouse Renée-Pélagie, née de Montreuil.
[6] Chenon père : commissaire au Châtelet, rue Baillette, aujourd’hui rue Baillet, entre la rue de la Monnaie et la rue de l’Arbre-Sec, 1er arrondissement. Depuis 1774, Chenon était chargé de la police du quartier de Saint-Germain-l’Auxerrois et de la Bastille.
[7] Par crainte que l’émeute populaire éclate à nouveau dans le quartier Saint-Antoine, le gouverneur de Launay fait évacuer les prisonniers de la Bastille. Sade est conduit dans un hospice pour déments de Charenton-Saint-Maurice tenu par les Frères de la Charité. Il sera libéré le 2 avril 1790, suite à l’abolition des lettres de cachet par l’Assemblée constituante.