2- Chercher son image
Je voudrais voir son image. J’allais écrire : « son visage », mais non, le visage n’existe plus depuis longtemps. Il me faudrait une photo, simplement, pour connaître un peu mieux Jean Vaudal. C’est le paradoxe des premières traces trouvées lors de mon enquête : j’ai accès aux productions de son esprit (les livres écrits par lui) sans avoir aucune idée de l’apparence physique de l’homme. Le phénomène est devenu inhabituel. Normalement, que l’auteur soit mort ou vivant, son portrait apparaît aussitôt que vous tapez son nom dans Google. Même pour moi qui ne suis pas connu : avant que vous lisiez une ligne de mon blog, le moteur de recherche vous montrera ma tronche. J’ai lu un roman de Jean Vaudal et j’en ai deux autres qui m’attendent : j’ignore s’il est beau, s’il a une tête qui me revient, s’il ressemble à quelqu’un que j’aime. J’ai écouté sa voix sans entendre le timbre de sa voix. J’ai touché des livres qu’il a tenus entre ses mains, car mes exemplaires sont dédicacés, il les a donc manipulés lui-même, il a maintenu la page de titre ouverte avec les doigts d’une main pendant qu’il signait de l’autre main. On ne lave jamais le papier pour le débarrasser des traces de doigts. Je lis sur Wikipédia qu’une empreinte digitale est la trace laissée par « le dépôt de sueur, constitué à 99 % d’eau qui, en s’évaporant, laisse en place les sels et les acides aminés » dans la position ordonnée par le dessin des dermatoglyphes. Ces molécules mortes restent alors coincées entre les pages du livre comme les feuilles sèches et plates d’un herbier. Ainsi, l’homme qui a signé ce livre y a déposé une trace moins délébile que son propre corps vivant, disparu depuis longtemps dans les limbes. Et mes doigts se superposent aux siens. Étrange contact physique ! Drôle d’intimité. Ce serait comme se frôler dans le noir… car je ne connais pas son visage.
Il y a un portrait en ligne. Ce n’est pas une photo. Je trouve sur Gallica ce dessin de Bernard Milleret en première page des Lettres françaises du 10 mai 1946. Il illustre l’article de Jean Paulhan intitulé : « L’un des premiers de l’équipe ». Jean Vaudal était l’un des premiers, oui : l’idée de créer une revue de résistance intellectuelle, clandestine, face aux revues collaborationnistes (en particulier la NRF de Gallimard) est née fin 1941 lors d’une soirée chez Jean Blanzat qui réunissait Jean Paulhan, Jacques Debû-Bridel, Charles Vildrac, Jean Guéhenno, Jean Vaudal, François Mauriac et Augustin-Jean Maydieu. Une autre réunion fondatrice a lieu le 20 septembre 1942 entre Édith Thomas, Claude Morgan, Jean Paulhan, Jacques Debû-Bridel, Jean Guéhenno, Charles Vildrac, Jean Vaudal et Jean Blanzat. Pardon pour ces listes de noms qui ne vous disent rien — moi non plus, ces auteurs et cette autrice ne m’évoquent pas grand-chose. Mauriac, de très loin. J’ai lu L’Île rose de Charles Vildrac parce que Georges Perec le cite dans W ou le Souvenir d’enfance (on lit par rebond, toujours). Je connais Jacques Decour parce qu’un lycée porte son nom à Paris : l’initiateur des Lettres françaises, c’est lui, assassiné par les nazis avant que paraisse le premier numéro. Il était communiste. Les autres fondateurs du journal, pas forcément. Il y avait des intellectuels antifascistes de droite. Jean Vaudal apparaît dans les deux listes : il est donc « l’un des premiers de l’équipe », comme l’écrit Jean Paulhan à la une du 10 mai 1946, un an après la fin de la guerre. Par coïncidence, au moment où je lis cet hommage, en 2020, un de mes camarades vient de publier un article dans Les Lettres françaises — qui existent encore — si bien que je me trouve lié, sur un réseau social, à l’un des rédacteur desdites Lettres. Je lui parle de Jean Vaudal. Je voudrais qu’il m’en dise davantage sur ce fondateur de son journal. Qu’il me donne accès à des archives. Qu’il me montre une photo de lui. Il transmet mes questions à ses collègues. On compare nos connaissances. Au final, c’est moi qui en sais plus que tout le monde. Alors j’écris quelque chose sur Jean Vaudal pour qu’ils le publient, afin que son nom apparaisse de nouveau dans les pages de la revue qu’il a contribué à créer… où plus personne ne sait qui il est. Mon article paraît en février 2021. Et je n’ai toujours pas trouvé sa photo.
En même temps, je corresponds vaguement avec un écrivain publié chez Gallimard qui s’intéresse à la résistance et lit Henri Calet. Je lui explique le fil sur lequel j’ai tiré, depuis Calet, pour remonter la piste Vaudal. Je pique sa curiosité. Je lui dis que deux romans de Vaudal sont au catalogue Gallimard. Il contacte pour moi l’archiviste de la maison qui lui répond : « Cher Monsieur, après la vérification d’usage, je vous confirme ce que je présumais hier, nous ne disposons pas d’une photo de Jean Vaudal. » Aujourd’hui, impossible d’envisager la promo d’un bouquin sans diffuser une photo de l’auteur. Mais j’ai lu sur Gallica les recensions des romans de Vaudal dans la presse : du texte, seulement du texte. Alors : aucune photo dans son dossier chez l’éditeur. Mon correspondant insiste pour m’aider encore. Il me conseille de contacter la famille de l’auteur. Il s’enquiert des coordonnées de ses ayants-droits. Le même archiviste lui répond : « Cher Monsieur, Je viens à l’instant d’accéder à la base de la comptabilité auteur, en vain malheureusement. Vaudal est bien enregistré mais l’adresse de la succession n’est pas renseignée. » Je sais que Vaudal n’avait pas d’enfants. Sa veuve Germaine ne lui a survécu qu’un an. L’éditeur n’a jamais recherché d’autre ayant-droit. Dossier vide.
Je reviens au seul visage : le dessin par Bernard Milleret dans Les Lettres françaises de 1946. Je relis l’article. En quelques lignes, Paulhan fait le récit de son arrestation :
C’est à la porte de son bureau, boulevard Haussmann, que vient frapper un garçon de douze ans : « M. Hippolyte Pinaud ? » C’était son nom. Douze policiers, tant français qu’allemands, l’attendaient dans l’escalier. On entendit les coups avec des cris. Plus loin, la station Chaussée-d’Antin avait été bloquée. Jean Vaudal portait sur lui, ce jour-là, les plans d’un nouveau terrain d’atterrissage.
Ils sont venus chercher Hippolyte Pinaud dans son bureau chez Ilex, la société de pompes industrielles qu’il dirigeait : le résistant identifié par la police était donc l’ingénieur Pinaud, détenteur de plans d’un terrain d’aviation allemand, et non pas l’écrivain Vaudal qui participait sous ce pseudonyme aux activités d’un réseau clandestin d’intellectuels patriotes et antifascistes. Je me demande s’ils ont fait le lien entre ces deux identités. Quoi qu’il en soit, puisque ces deux versions du même homme ont le même visage, la photo que je trouverai dans son dossier de police sera la bonne. Car il y a forcément une photo dans un dossier de police. Si l’on recherche une personne, il faut savoir à quoi elle ressemble, n’est-ce pas ? Et la police possède a minima une photo de chaque individu, puisque c’est elle qui délivre les cartes d’identité. Alors, c’est évident, je trouverai ce portrait signalétique sur sa fiche, aux Archives de la Préfecture de police de Paris, au Pré-Saint-Gervais. Je demande les dossiers 77 W 852-273852 (archives des Renseignements généraux) et 1 W 1230-62954 (archives du Cabinet du Préfet de police). Sur chacun, « Hippolyte Pinaud » soigneusement calligraphié. Aucune mention du nom « Jean Vaudal » à l’intérieur. Ils n’ont pas l’air de savoir grand-chose sur lui. Les deux dossiers sont minces. Quelques lettres échangées entre administrations. C’est tout. Je les lis afin de retracer le cours des événements : le 12 juillet 1944 (six jours après son arrestation), les services de Fernand de Brinon, Délégué général du Gouvernement français dans les territoires occupés, s’adressent au préfet de Police :
L’attention de la Délégation Générale vient d’être attirée sur l’arrestation par les Autorités allemandes, le 6 juillet 1944, à son bureau, 19 bd Haussmann à Paris, de M. Hippolyte Pinaud domicilié 44 bd d’Ormesson à Enghien-les-Bains. Je vous serais obligé de me transmettre, dès que vous le pourrez, tous les renseignements qu’il vous sera possible de recueillir concernant cette affaire.
Une enquête des Renseignements généraux est lancée, dont le résultat (quatre feuillets succincts pour retracer la carrière d’ingénieur d’Hippolyte, sans mention de ses activités littéraires) est transmis le 7 août au service demandeur (à cette date, Vaudal/Pinaud est incarcéré à Fresnes, il sera déporté huit jours plus tard) :
Il a été arrêté à son bureau d’étude le 6 juillet dernier, par les policiers allemands. On ignore le motif de cette arrestation, ainsi que le lieu de sa détention. M. Pinaud n’a attiré l’attention de son entourage par aucune activité suspecte.
En résumé : la police française ne sait rien. Ou prétend ne rien savoir. Ce n’est pas elle qui a arrêté Jean Vaudal. Et je n’ai toujours pas trouvé de photo.