2F. Général Instin. Nicole Caligaris

Je blanchis dans la plaine, l’emprise sous mon crâne, les bornes infiniment reportées, notre fatigue en manteau, nous tournons à l’intérieur d’un temps dont le compte est passé, il nous faut voyager sous notre couverture. Nous aurions voulu la culbute, elle ne nous a pas admis entre ses cuisses, dans les soufflets de son envie, la terre est restée plate, toutes les ambitions reportées en circonférences dont les arcs ne se referment pas, nous tournons, portés, couverts de notre fatigue, sur nos visage le soleil a changé d’éclat, il nous a fait blancs, il nous a fait gris et j’ai franchis la ligne de mes forces ; et les sirènes, comme je ne les aurais pas conçues, se sont soulevées de la route entre mes pas pendant que le désastre plombait le ciel, je suis passé dans cet état de conscience, dans cet état sans corps, départi, tremblement, logé dans les derniers replis de mes possibilités, avançant encore, avançant sur les crêtes de l’oscillation, sur les zèbres de mon appareil, de mes nerfs, sois le ciel, avançant, couché, abandonné par mes convictions, bercé par les sirènes montées de sous la terre, avec leur face pas regardable, leurs yeux moqueurs, leurs plumes dans la tignasse, leurs cailloux en bouche qui produisent ce bruit de ruisseau là où il n’y a que du sable, leur peau incrustée de coquilles, leur bouche comme un creux, leurs lèvres armées de cerceaux, enflées, brunes, leur bouche qu’au bout d’un certain âge rien ne parvient à fermer, leur face ouverte sur ce trou aux parois où l’eau ruisselle alors que le soleil sèche tout, je suis dans cet état dont s’est retirée l’horizontale, dont s’est retiré le lointain, dont s’est retirée la promesse, mon corps au-delà de lui-même, est entré dans un autre élément, dans un paysage que l’abstraction travaille, dont les couleurs ont pris une vigueur polaire, je suis tout aux transferts d’oxygène à l’intérieur de mes vaisseaux, je suis à leur voyage dans le sang de mon père liquidé en moi, je suis introduit, tout à ma combustion, à ma matière en cendres, tout à l’effondrement, à l’écrasement de mes espaces intervertébraux, je suis tout à la marche, tout aux métamorphoses de mes organes pour tenir, acéphale, jumelé avec tant d’autres, confus en eux, retourné, je suis au temps, sous la patience, conscient qu’il faudra épuiser l’étendue de la plaine.

Sur le sol que notre chaleur n’a pas soulevé, les vachers se sont construit des abris. Et les branches mortes qu’ils ont croisées arment les flèches dont le signe ne nous est pas d’un grand secours, que nous nous employons à défaire pendant que l’éclair retourne à la nuit, c’est comme ça que nous doublons le temps pour nous avancer, légers de nos arrières, appelés par les sons dont la fréquence change, ouverts, déroulés dans le développement de la plaine, dans cette prairie où chaque pas est le premier.
La fatigue avance à ma place, le terrain n’aide pas. Mes muscles ont pris racine, c’est le sol que je transporte dans mes cuisses, non seulement le sol qui m’a vu naître mais celui que j’ai parcouru depuis que je suis parti, toutes ces unités de sol, toutes ces mesures géographiques, je les ai dans les cuisses et avec ce sol ancien, sur ce sol nouveau qu’il faudra bien franchir, je tenterai chaque pas.
Aucune complicité entre la matière et le souffle sinon que je suis au milieu, dans l’ouverture que j’ai produite en avançant et le corps qui me suit à la nage forme notre différence et la détruit. Et dans le sirop qui lui sert de milieu et qui me sert de terre, nous tâchons tous les deux de composer une marche d’accord, une marche qui fasse avancer l’heure et que nous avons rêvée scintillante, choquée de clacs, délestée du dégoût , marche cinglée qui nous allume, j’ai vu se dresser des sirènes, la peau incrustée de cailloux et j’ai vu des garçons qui n’avaient pas quinze ans chevauchant la monture de prix de leur père, piquer des talons, siffler, partir, revenir et repartir pour le plaisir de le faire, pendant que j’avançais à pied, que mon paquetage ficelé sur deux perches que j’ai croisées dans mon dos, je faisais, moi l’attelage de ce nageur noir qui se ramasse et qui grandit dans la marche avec moi.
Et quand je m’assois au milieu de cette herbe dont je ne connais pas le nom et que les animaux traversent, poussés par les chiens domestiques, pour le gras de leur viande, pour le lustre de leur poil, de leur peau, quand je m’assois par terre, exactement là où ils plongent le mufle, dans la même molle moiteur que leurs sabots enfoncent, quand je m’assois n’importe où, puisqu’il n’y a pas de relief, dans cette prairie, ni pierre, ni arbre digne de ce nom, ni ombre, quand je m’assois par terre pour entendre la langue que ma mère m’a parlée, je chante quelque chose qui fait monter vers moi les enfants des roulottes.

Je formerai le relief de la plaine, je serai la contrariété de ce sol qui nous porte pour nous coucher. J’ai quitté mes bracelets, mon pas a une mesure et une hésitation à lui. J’avance, inventant ma nature, rendu silencieux par les langues incompréhensibles dont je passe les fréquences, je vois se lever les enfants qui clignent des yeux, dont l’élan, pour rien au monde ne passera l’impalpable limite qui les met à l’abri de moi.
Animal sur le sol sans bornes, j’avancerai à tâtons, comme mes paumes appuyées devant moi sur le vide pourront me le permettre, guidé par mes mains, je détruirai en le faisant l’idée de ce voyage, je voyagerai, diminué au midi, grandi au soir, à chaque pas différent de moi-même, je voyagerai sans voir, formant de mon pas la distance, l’espace, sur ce sol trop proche du ciel et trop semblable à lui, je tiendrai dans l’angle étroit de mes deux jambes l’étendue trop plate pour qu’aucune ruse y soit possible, ma main accordée à l’espace, mon pas hésitant et ma face tendue vers la chaleur, j’avance dans les déchets des campements éphémère, sur les lisières de leurs cercles où l’herbe s’est couchée, sur les sentiers imperceptibles que les enfants ont creusés à force de courir, j’avance sur toute la durée de la plaine dont les directions ne sont pas compatibles.
C’est dans l’attente que sont les forces du voyage. La langue ne nomme rien, n’appelle plus, ne rappelle rien, renouant avec la musique, la langue renonce à son pouvoir.
Puzzle de ma conscience à qui donner des yeux, dans ce paysage, et où porter ces yeux ? Je veux le voyage et tout ce qu’il dissocie de stable, je veux l’effondrement des poutrelles, des structures, des aciers, je veux l’amplitude des tables, des toiles tendues, des géométries, je veux les souffles que les draps baisent, leur métamorphose en flottements, je veux la solution des règles qui sont exprimées dans une langue dont elles tiennent fermement l’héritage, je veux que ça patine et que la plaine n’accroche rien de mon départ, qu’elle ne sache pas me saisir, qu’elle me laisse, que le voyage ne sache rien de ce que j’ai en bouche, qu’il n’en puisse rien admettre et c’est ce qui me rend muet, ce désir, je veux ce retournement dans ma bouche, que plus une parole n’arrive à terme, que tout redescende se poser sans passé, musique du larynx, jeu inouï de la glotte humaine, ce que les enfants peuvent tenter de sons qui ne diront rien à personne, je veux qu’entre les étais les espaces ne soient pas comblés, qu’ils vibrent, que le végétal y pousse, je passe par la mine dont le désastre est ancien, dont la croissance à nouveau profite.
Quelle que soit la fatigue, il s’agira de liquider la plaine. De ses déclivités, de ses effondrements naîtront les poussières du sol, ses scintillements, ses ombres, le basculement de ses plaques.

Il me manque tout pour devenir et en particulier une ombre. À chaque pas, l’appel du blanc où va falloir disparaître, confusion de toutes les hauteurs, je passerai l’ouverture, la terre écarte le premier pas du second et sa vitesse de rotation fait tous nos récits courbes, impossibles à raccorder proprement. J’aime cette campagne que l’herbe fait trembler, que le vent protège des campements trop stables et du commerce des sédentaires. dont les bâtiments captent la flèche aimantée des désirs plutôt que l’horizon vers lequel je me tourne. Le vent qui ne s’est pas levé, je le sens se former entre mes sinus. Je serai le point de tension que tous les troubles espèrent, que les colonnes coupent, que les lignes fuient, que les esprits cherchent, ils sont nombreux dans la plaine, nous sommes nombreux dans la plaine, rendus imperceptibles par attraction, confondus.
Je retourne au monde sans date de naissance, balancé entre ce que je viens de céder et ce que je n’ai pas encore touché, ce que je ne toucherai pas, je suis une effusion, dans cette plaine que le soleil consume, même épuisé par l’air que mes poumons n’acceptent pas, c’est moi, je me déclare aux prismes, aux arcs trahissant la lumière, je me déclare aux spectres que ma traversée fait surgir, aux rayons rétablis, accélérés par les agacements des mouches, je me déclare, quelle que soit la forme de mes jambes, sans maison, livré à l’herbe dont la couleur n’est pas plus certaine que celle de cette mer intérieure dont tout est parti et à quoi tout revient. Surtout la guerre. je me déclare aux forces anciennes qui ne bougent pas d’ici, entre lesquelles nous passons, nous devons passer, qui nous contrarient, qui nous soulèvent, qui nous entraînent, qui nous écrasent, qui nous restaurent et nous n’y pouvons pas grand chose. Je me déclare, déjà disparu, pour être admis dans la prairie, pour être admis dans les forces qui logent là, admis dans l’ordre de grandeur de cet espace et admis dans son nom.
Je ne marche pas le premier, ici, je suis le dernier, je liquide, je liquide toutes les étroitesses en franchissant cette plaine pas à pas, je liquide l’écartement, l’étranglement, je liquide entre deux yeux, je double, je fous la vision dans la vue.
Ma main au repos, sans outil départie de ses habitudes, je m’en remets à mon œil, à mon oreille, je suis une sacrée différence, ici, une condition du paysage, j’en suis à moi tout seul la dépense, la lumière faiblissant, la matière enfoncée, sillonnée, jamais indemne des événements qui la travaillent et je blanchis, dans cette plaine.

7 juin 2016
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