(5) "Walter Benjamin" de Jean-Michel Palmier (troisième extrait)
Dans les fragments laissées par Jean-Michel Palmier, extraits d’une conférence intitulée « Quelques remarques sur la notion et la fonction de l’image dialectique chez Walter Benjamin », petites pépites autour de Benjamin, lecteur et traducteur de Baudelaire. On retrouve ces notes aux pages 780-787 de Walter Benjamin, le chiffonnier, l’Ange et le Petit Bossu. [SR]
Walter Benjamin a écrit trois textes fondamentaux sur Baudelaire : « Le Paris du Second Empire chez Baudelaire », « Sur quelques thèmes baudelairiens » et « Fragments baudelairiens » (Zentralpark), réunis dans le volume Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme (Payot, 1982). Mais la relation souterraine qui les unit traverse son œuvre et sa vie. Présente dès sa jeunesse, cette relation a joué un rôle décisif dans sa découverte de Paris et de la littérature française. Des sections entières des Passages Parisiens (Cerf, 1989), sa dernière œuvre, lui sont consacrées. Et il est impossible de lire ce que Benjamin dit du flâneur, de la prostituée, de la marchandise et de la nouveauté, sans songer aux Fleurs du mal ou aux Tableaux parisiens. C’est en s’interrogeant sur l’univers baudelairien que Benjamin a affiné les concepts les plus importants de sa philosophie de l’histoire, qu’il s’agisse de l’usage baroque de l’allégorie dans la quotidienneté, de l’image dialectique ou de la logique de la marchandise, qui fonde la modernité.
L’admiration de Benjamin pour Baudelaire, comme celle pour Hölderlin, naquit sans doute de l’attention critique, profondément ambivalente, qu’il portait au cercle de Stefan George. Avec sa passion pour la langue, le charisme de ses poèmes, George avait voué à Hölderlin un véritable culte, qui fut à l’origine de sa redécouverte en Allemagne, dans les années 20, aussi bien par Benjamin que par Heidegger. Il a aussi largement popularisé Les Fleurs du mal. La traduction qu’il en tenta — de 1891 à 1900 — eut un retentissement considérable. Et c’est peut-être autant pour s’opposer que se mesurer au cercle de George que Benjamin, lui aussi, eût à cœur de le traduire.
Dès 1914-1915, selon les souvenirs de Gerhart Scholem, il s’attaqua aux Fleurs du mal, dont il traduisit une vingtaine de poèmes jusqu’en 1917, tout en travaillant à son essai sur Hölderlin. A Berne, pendant la guerre, il suivit un séminaire sur Baudelaire et fit l’acquisition, en janvier 1918, de la traduction de George, du Spleen de Paris et des Paradis artificiels, qui fut peut-être l’une des origines de ses expériences sur le haschich. Benjamin se consacra à nouveau à ces traductions en janvier 1919 et songea à les publier. Aussi fit-il parvenir, en 1921, plusieurs poèmes à Ernst Blass, directeur de la revue Die Argonauten, qui les transmit à l’éditeur Richard Weissbach. Celui-ci lui proposa immédiatement de traduire intégralement les Tableaux parisiens, œuvre qui fascina toujours Benjamin.
C’est à l’occasion de cette publication qu’il rédigea, en guise de préface, l’un des essais les plus fondamentaux qui éclairent en profondeur sa conception de la langue et de la littérature, « La tâche du traducteur » (avril 1921). La correspondance de Benjamin atteste de tout l’intérêt qu’il porte à Baudelaire : il médite ses œuvres, lit les principales biographies qui lui ont été consacrées, accumule des notes en vue d’une conférence qu’il envisageait de prononcer sur lui, comme introduction à la lecture de sa propre traduction. Cette conférence eut lieu le 15 mars 1923, sans doute à partir de notes. Les lettres qu’il adresse à Weissbach montrent le soin minutieux qu’il apporta à ces traductions, ne cessant de les améliorer jusque sur épreuves. Le livre parut en octobre 1923, sous forme d’édition de luxe, à 500 exemplaires. Benjamin en reçu 7 comme unique rétribution. Il est peu probable qu’elle le fit connaître comme traducteur : les 500 exemplaires n’étaient toujours pas épuisés… en 1933 ! Elle lui valut par contre une recension assez négative de Stefan Zweig dans la Frankfurter Zeitung. Il est vrai que Benjamin considérait Zweig comme l’auteur de « la troisième des plus mauvaises traductions de Baudelaire ». Lui-même, comme le montrent ses lettres à Hugo von Hofmannsthal, était critique à l’égard de la sienne, se reprochant de ne pas avoir assez bien rendu la métrique et le style baudelairien, si particuliers. Nullement découragé, il songea à traduire un choix de poèmes des Fleurs du mal et publia certains poèmes dans la revue de Franz Hessel, au titre inspiré de celle de Paul Fort Vers et Prose.
Les traductions de Benjamin sont l’illustration des thèses qu’il exposait dans son essai de 1921. On ne traduit pas une œuvre en songeant au public qui ne lit pas l’original. La traduction doit avant tout s’efforcer de restituer une forme, en retrouvant la parenté des langues, par-delà toute conception de l’imitation. La traduction qui suit le texte, mot à mot, ne peut presque jamais restituer le sens que le mot a dans l’original. La comparaison de sa traduction des poèmes de Baudelaire avec celle de George est riche d’enseignement. On ne saurait affirmer la supériorité de l’une sur l’autre car elles sont remarquables. Mais là où George cherche à rendre le style de Baudelaire en trouvant, en allemand, des équivalences de sens, Benjamin s’attache beaucoup plus à un certain mouvement du poème. Ainsi les célèbres vers du Cygne, dédié à Hugo :
« Le vieux Paris n’est plus. La forme d’une ville
Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel. »
sont rendus ainsi par George :
« La ville m’est devenue étrangère, par ses transformations bruyantes
Ah ! Un cœur d’homme ne se transforme pas si vite. »
et par Benjamin :
« La vieille ville n’est plus — Si les innovations
nous changent, les villes sombrent doublement vite. »
L’habileté de Benjamin étant de trouver un équivalent allemand du « Le vieux Paris n’est plus » (Die Altstadt ist dahin), dans sa brièveté de plainte, de soupir, de regret, là où George a besoin d’un vers assez lourd.
Le volume que projetait Benjamin Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme est resté à l’état d’ébauche. Seuls trois fragments, l’étude sociologique « Le Paris du Second Empire chez Baudelaire », l’essai « Sur quelques thèmes baudelairiens » et les fragments de « Zentralpark » permettent de l’imaginer. Entre ses traductions et ces études, il a rédigé sa thèse sur L’origine du drame baroque allemand. Aussi éloignées que soient les problématiques qui s’y déploient, elles n’en sont pas absolument étrangères. Benjamin est sensible chez Baudelaire à un certain « baroque de la banalité » et voit en lui un grand poète allégorique. Ce n’est pourtant qu’en 1935 qu’il redeviendra le centre de ses préoccupations.
La lecture du Paysan de Paris d’Aragon, l’intérêt qu’il portait au surréalisme lui ont fait découvrir les passages parisiens dès 1927. En 1929, il songea à leur consacrer un court essai avec F. Hessel, intitulé « Passages parisiens. Une féerie dialectique ». A travers un symbole architectural, il voulait saisir la concrétude d’une époque, un certain style de vie. Cet effort pour saisir la naissance de la modernité à travers certaines de ses images passait autant par l’univers baudelairien que par les « énergies révolutionnaires du suranné » découvertes par le surréalisme. Très rapidement, il élabora une critique et un dépassement de ses positions philosophiques pour élever cette vision des passages au rang d’une philosophie de l’histoire. Dépendant financièrement de l’Institut de Recherches sociales de Horkheimer, celui-ci lui proposa d’en rédiger un premier exposé en 1933 intitulé « Paris, capitale du XIXe siècle ». Dès cette ébauche, les principaux thèmes étaient en place : la révolution apportée au paysage urbain par ces galeries couvertes, les grands magasins, les panoramas, les expositions universelles, l’éclairage au gaz, la mode, la publicité, le collectionneur, la prostituée, le flâneur. La cinquième section « Baudelaire ou les rues de Paris » souligne son « génie allégorique », qui transforme Paris en objet de poésie lyrique. L’art de Baudelaire est inséparable du regard du flâneur qui « se tient encore sur le seuil de la grande ville, comme sur le seuil de la classe bourgeoise. » Figure centrale des passages et de l’univers baudelairien, il ne peut chercher asile que dans la foule, véritable voile à travers lequel la ville lui apparaît comme une fantasmagorie. Soulignant la contemporanéité de l’apparition des boutiques de luxe et de l’imaginaire anarchiste, Benjamin voit dans la poésie de Baudelaire, le « pathos de la révolte ». Dans ses poèmes, la femme, la mort et la ville se fondent en une seule image et Benjamin souligne le côté « moderne » de sa poésie. Dans un monde menacé, le luxe se contemple. D’où l’ambiguïté des phénomènes sociaux de cette époque, ambiguïté que Benjamin cristallise autour de cette notion de « dialectique au repos ». Aux contraires exacerbés de la dialectique classique s’opposent les images utopiques qui ne sont que des rêves. Les passages les incarnent, comme la prostituée, cliente et marchandise. Les poèmes des Fleurs du mal avec leur culte de la mort, de la mode et du nouveau reflètent la logique infernale de la marchandise et de son faux semblant. Le nouveau, au XIXème siècle, jouant le même rôle que l’allégorie dans le théâtre baroque. Le mythe de l’œuvre d’art totale tente de sauver l’art face à la technique, avec ses rites d’initiation et son culte, Baudelaire succombant au charme de Wagner.
Dans cet exposé de 1935, Baudelaire n’est qu’un joyau serti dans une couronne et ne devait être qu’un chapitre des Passages. Horkheimer proposa à Benjamin de le publier séparément. Il y travailla toute l’année 1938, hébergé par Brecht au Danemark. Les thèmes, comme le montrent les projets de chapitres (idée et image, antique et moderne, le nouveau et le retour du même) étaient étroitement liés à l’étude des passages. Enfin Benjamin y explicitait pour la première fois certaines catégories fondamentales, en rapport avec la lecture de la fantasmagorie désespérée de Blanqui L’Eternité par les astres, qui renforçait son doute dans le progrès historique. L’ouvrage, selon les lettres que Benjamin adresse à Horkheimer, devait comporter trois parties : la première décrivait Baudelaire comme poète allégorique, la troisième analysait la marchandise comme « objet poétique ». Quant à la seconde, la seule qui fut rédigée, elle devait, par opposition à la première, aborder « l’interprétation du poète du point de vue de la critique sociale ». Cette étude, intitulée « Le Paris du Second Empire chez Baudelaire », se compose en fait de trois chapitres consacrés à la bohème, au flâneur et à la modernité. Postulant une affinité profonde entre la bohème de l’époque de Baudelaire et les conspirateurs, Benjamin s’attache à dégager un certain style politique, propre au Second Empire, sans médiation, apodictique, contradictoire, qui caractérise aussi bien l’attitude politique de Napoléon III que les jugements esthétiques de Baudelaire. Comme Flaubert, c’est un révolté et non un révolutionnaire. D’où la magie qui s’attache chez lui, aux pavés et aux barricades. Une figure plane sur ces poèmes, celle de Blanqui, dont Baudelaire dessina la tête. Tous deux se ressemblent : au « capharnaüm énigmatique de l’allégorie » chez l’un correspond chez l’autre « le bric-à-brac mystérieux du conspirateur ». La figure du chiffonnier est chez Baudelaire un révélateur social. Figure extrême de la misère d’une époque, il est proche du poète et du conspirateur. Il devient chez Benjamin un collectionneur d’images dialectiques, une figure de l’aube de la révolution qu’il évoquera encore dans son essai sur Siegfried Kracauer. Commentant les poèmes de Baudelaire sur le vin, il y voit l’expression « des rêves de vengeance et de splendeurs futures ». Et dans le « Satan luciférien », il retrouve encore le visage de Blanqui. Baudelaire, poète des déshérités ? Benjamin souligne la profonde évolution qui caractérise la situation de l’écrivain de cette époque. Avec le développement de la presse, il se met à l’écoute des bruits de la ville. Mais Baudelaire ne participe pas à cette richesse. C’est la fille des rues qui lui renvoie son image.
L’analyse du thème du flâneur, plus directement en rapport avec le thème des passages, évoque le goût de l’époque pour les « physionomies » et les panoramas de Daguerre. Ecarté de la vie politique, le caricaturiste se réfugie dans le croquis satirique de la société. La description qu’il en donne — ainsi Daumier — évoque la démarche du flâneur. La passion de Baudelaire pour Paris, pour la grande ville, est inséparable de la construction des trottoirs par Haussmann et de la naissance des passages. La rue devient un intérieur. L’homme se perd dans la foule et, de manière très ingénieuse, Benjamin rattache à ce thème la naissance du roman policier et la passion de Baudelaire pour Edgar Poe. La foule, c’est aussi le refuge du criminel comme de l’amour fuyant du poète qu’évoque le sonnet « A une passante ». Face aux prostituées et aux vitrines, Baudelaire se sent chez lui.
Le chapitre consacré à la modernité s’attache plus spécifiquement à la conception baudelairienne de l’artiste. La création artistique est un acte d’héroïsme et Baudelaire lui-même se compare à un escrimeur. Sa passion pour l’observation semble l’éloigner du flâneur et de sa distraction. La rue fut pour lui, moins un plaisir qu’un refuge, lorsque sa vie bourgeoise s’effondra. Baudelaire, à qui l’on reprochait une certaine inculture ne posséda ni appartement, ni bibliothèque. Si le flâneur est avide de nouveauté, fasciné par la mode, l’auteur des Fleurs du mal se contenta souvent de suivre du regard les « petites vieilles », en écoutant les fanfares des jardins publics. A la tristesse et à la pauvreté de sa vie correspond la recherche de figures emblématiques : le hors-la-loi, l’apache, le chiffonnier qui, ramassant des rebuts, tente de s’arracher à sa misère.
Sa vision de la modernité — époque triomphante et éphémère — est pourtant d’une rare ambiguïté, car peu d’hommes furent autant fascinés par l’antiquité. Ce Paris bouleversé par les travaux d’Haussmann, il l’imagine déjà en ruine. Et tout en célébrant la modernité, il rêve qu’on puisse la contempler, un jour, comme une époque passée, si toutefois elle est digne d’entrer dans l’histoire. Benjamin regrette que les propos de Baudelaire sur l’art ne soient toutefois pas à la hauteur de sa conception de la modernité. Beaucoup de ses poèmes s’attachent à célébrer moins le moderne que le caractère éphémère des choses, leur fragilité, l’absence d’espoir dans l’avenir et le regret. Bercé entre deux mondes contradictoires à la manière des navires qu’il évoque, il fait du dandy un héros de la décadence. Mais comme l’apache ou la prostituée, ce sont des masques avec lesquels il joue. Rapprochant le trivial du poétique, son style alchimique, avec son fantastique pouvoir allégorique, est parvenu à donner un corps de chair aussi bien à la mort, au mal qu’au repentir et au souvenir.
Dans sa réponse du 2 août 1935, à l’envoi de l’Exposé du projet des Passages, Adorno ne ménageait pas ses critiques et passait au crible la conception benjaminienne de l’image dialectique, de la fantasmagorie, lui reprochant de faire du fétichisme de la marchandise, évoqué à travers le culte baudelairien de la nouveauté et de la modernité, non un fait social mais un contenu de conscience. Lorsque Benjamin lui fit parvenir en 1938, le chapitre sur Baudelaire, la critique fut tout aussi vive. Il voyait (lettre du 10 novembre 1938), dans la méthode d’approche de Benjamin, plus une accumulation de matériaux qu’une théorie, moins un modèle des Passages qu’un prélude, lui reprochant sévèrement d’avoir assemblé des thèmes, des matériaux sans les dialectiser. Passant au crible les trois parties, il déplorait l’absence de médiation hégélienne, dénonçant la mise en rapport immédiate des « contenus pragmatiques […] aux traits avoisinants de l’histoire sociale » et surtout de s’être fait violence pour inscrire ses intuitions les plus personnelles dans un schéma marxiste assez orthodoxe, qui semblait en même temps lui hérisser la main. Le ton d’Adorno critiquant l’essai sur Baudelaire a quelque chose d’agaçant car il est évident qu’il le juge à partir de sa propre méthode, de sa propre sensibilité, alors que c’est justement l’attention aux détails — ce que Bloch appelait la « lecture micrologique » — qui a gardé Benjamin d’écrire une triste sociologie du Second Empire. La discussion de la notion d’image dialectique est la clef de voûte de la critique d’Adorno. Il reproche à Benjamin de ne pas la fonder assez théoriquement et sociologiquement, par rapport au rêve et de faire du « fétichisme de la marchandise » un « contenu de conscience » et non une réalité. Le rapprochement de certains poèmes de Baudelaire — ainsi « L’âme du vin » — du célèbre impôt sur le vin et des barricades, lui semblait artificiel, l’évocation du chiffonnier, trop romantique. Benjamin, selon Adorno, aurait dû montrer que « la mendicité elle-même est assujettie à la valeur d’échange ». Aussi refusait-il de publier le texte sur Baudelaire dans la forme qu’il lui avait donnée. Dans sa réponse (9 décembre 1938), Benjamin tout en reconnaissant le bien-fondé de certaines critiques tentait de justifier sa méthode et soulignait, à juste titre, qu’une correction immédiate était impossible. Lorsqu’on examine attentivement les critiques d’Adorno, à la lumière de tous les matériaux accumulés pour les Passages, il est évident qu’il simplifie les conceptions de Benjamin lorsqu’il les résume dans sa critique. Mais le reproche d’absence de médiation n’est pas sans fondement. Benjamin a lu un nombre considérable d’ouvrages sur Baudelaire et le Paris du Second Empire, d’où il a extrait les détails qui lui semblaient les plus significatifs, véritables cristallisations d’un certain style de vie. C’est dans ce va-et-vient entre les poèmes de Baudelaire et le Paris de son époque que réside la richesse de son approche. En même temps, il s’efforce de l’inscrire à la fois dans une philosophie de l’histoire d’un rare pessimisme, marquée par la lecture de Blanqui, et les cadres généraux du matérialisme dialectique. Les raccourcis abrupts que critique Adorno sont parfois fondés, parfois discutables. Adorno a sans doute tort de lui reprocher de lier l’apparition du flâneur à la métamorphose de Paris et notamment à la création des trottoirs. Pour Benjamin qui a lu les descriptions de l’époque, c’est une évidence indiscutable. Mais bien d’autres interprétations des poèmes de Baudelaire — qu’Adorno assez curieusement ne relève pas — laissent songeur, comme l’association de la fascination qu’éprouve Baudelaire dans Les Fleurs du mal pour les lesbiennes… à l’apparition de traits virils chez la femme, consécutifs à son insertion dans la production industrielle. L’effort constant de Benjamin pour rattacher les détails de l’univers baudelairien à des citations de Marx qui évoquent la situation politique de la France est parfois un peu trop visible.
La refonte de l’essai, publié en 1939 par la Zeitschrift für Sozialforschung fut le seul fragment de son immense projet qui vit le jour. Tout le reste ne resta qu’à l’état de notes, d’ébauches, auxquelles il travailla jusqu’à la guerre, avec l’énergie du désespoir, avant de les confier à Georges Bataille. Quelle aurait été la place définitive de Baudelaire dans l’ouvrage sur les passages ? C’est en étudiant les liasses de notes, les plans que Benjamin a laissés qu’on peut tenter de l’imaginer. Son essai « Sur quelques thèmes baudelairiens » (1939) s’attache plus particulièrement aux Fleurs du mal, à un certain type d’expérience du monde qui, pour Benjamin, est à l’origine de sa poésie. Se faisant, il propose de remarquables analyses des rapports entre le pouvoir allégorique des objets baudelairiens, la mémoire involontaire proustienne et le vécu de Bergson. La foule, le spleen, l’œil-miroir y font l’objet de développements nouveaux. Quant aux fragments de « Zentralpark », ils éclairent en profondeur la conception de l’allégorie.
La lecture des Passages montre qu’il n’y a pratiquement aucune liasse de notes où des fragments de textes de Baudelaire n’apparaissent. C’est à partir de son essai sur L’Art romantique, de sa correspondance, de ses poèmes qu’il évoque aussi bien les courants artistiques du Second Empire, le style des vitrines, le luxe des Passages que les figures qui les hantent, dandys, flâneurs ou prostituées. Comme Benjamin croit retrouver derrière Baudelaire le rictus désespéré de Blanqui, et de ses astres qui s’entredévorent, le visage de Baudelaire, sa révolte impuissante et sa tristesse, son émerveillement d’enfant face à la ville, son angoisse devant ses transformations planent sur toute l’architecture des passages. Qu’importe si Baudelaire n’en a jamais réellement parlé. Dans la forme de ses poèmes, affirme Benjamin, le lecteur avance comme dans une galerie bordée de vitrines. Il y rêve. Et c’est toujours avec les yeux de Baudelaire qu’il les regarde, qu’il suit le mouvement des foules, visite les grands magasins, comme si ce regard inoubliable et bouleversant, immortalisé par Nadar, était le cœur vivant de son époque, son ultime allégorie.
Ce qui unit étroitement l’essai sur Baudelaire au livre des Passages, ce n’est pas seulement la mythologie de la modernité du Second Empire, mais un univers conceptuel d’une rare richesse, qui s’articule autour des notions d’image dialectique et de dialectique immobile.
La philosophie des Passages, la méthode d’analyse renvoient comme tous les essais de Benjamin à une théorie de la connaissance extrêmement rigoureuse. Dans le cas des Passages, elle est inséparable des notions d’image, de rêve, de seuil, d’éveil et de réveil. Elle se résume en une seule question : à quelle condition est possible le déchiffrement de l’expérience historique ?
Le lien étroit entre l’image, le rêve et la modernité, Benjamin l’a emprunté au surréalisme. Il s’est enthousiasmé pour les écrits de Breton et d’Aragon, leur capacité de transformer la ville en énigme, de faire surgir les énergies révolutionnaires du suranné. Sens unique, avec ses montages d’enseignes, d’inscriptions, ce bazar philosophique comme le nommait Ernst Bloch, en était l’illustration frappante. C’est toute l’histoire qui se donnait à lire dans des détails. Dans sa thèse sur le drame baroque, Benjamin était sensible à la structure de l’image baroque, à son usage de l’allégorie. Enfance berlinoise, avec sa sensibilité aux détails d’architecture, à des événements insignifiants qui ont marqué la vie de l’enfant, montrait comment sous l’apparente sécurité de l’ère wilhelminienne, apparaissaient déjà les lézardes qui précipiteraient ce monde dans l’abîme. L’enfant rêve encore, au seuil de la classe bourgeoise. Il est sensible à des signes. Reprenant la démarche d’A la recherche du temps perdu, Benjamin glisse ses propres expériences dans celles de Proust. Mais à la coïncidence que Proust retrouve avec lui-même dans l’image du passé, il introduit une dimension temporelle différente. Ces signes que l’enfant a enregistrés sans les comprendre, ces images, l’adulte, l’intellectuel prolétarisé, y découvre autant de présages de malheur, ou plus exactement, de promesses de bonheur que la vie a trahies.
La ville et la modernité sont le réservoir des images dialectiques. Ce sont des images où s’interpénètrent l’ancien et le nouveau, où l’inachèvement du produit social est transfiguré. Ce sont les images à travers lesquelles chaque génération rêve la suivante, qui perpétuent les expériences collectives d’une époque. Ce sont elles que Benjamin tente de déchiffrer dans les passages. Dans ce symbole architectural, ce cercueil de verre et d’acier où plane la lumière moderne de l’insolite, il trouve moins les vestiges d’une époque que ses rêves mort-nés, brisés par la logique infernale de la marchandise qu’il déchiffre à travers la fantasmagorie de Blanqui et l’Eternel retour de Nietzsche. Dès lors le thème surréaliste de l’émerveillement se brise en deux catégories : celle du rêve et du réveil.
C’est sur ce point crucial que porte la critique d’Adorno qui reproche à Benjamin de transposer un produit social collectif dans la conscience comme image et comme rêve. En fait, Benjamin n’a jamais prétendu que le fétichisme de la marchandise n’était pas réel. Mais il la déchiffre à partir de la fantasmagorie qu’elle suscite. La fantasmagorie elle-même est une réduction de l’univers. Loin de vouloir subsumer le détail à la théorie dialectique, il y voit une cristallisation, une constellation dans lesquelles la société se révèle toute entière. D’où l’importance qu’il accorde dans les Passages aux moindres détails de ce Paris du Second Empire, qu’il s’agisse des vitrines, des publicités ou des enseignes. Le flâneur se fait chiffonnier, collectionneur d’images dialectiques, transformant les rebuts en rébus. C’est cette capacité de déchiffrer l’univers social dans chacune de ses images, comme la ruine révèle dans son ensemble l’allégorie baroque, que réside toute l’originalité de sa méthode. Car dans la perspective théologique qui guide sa démarche, aucune image, aucune expérience dans laquelle s’est fichée une écharde messianique, ne saurait être oubliée. Elle exige au contraire d’être sauvée. C’est ce que nous enseigne sa dernière thèse sur la philosophie de l’histoire, écrite en 1940, peu de temps avant son suicide :
« Certes les devins qui l’interrogeaient pour savoir ce qu’il recélait en son sein ne faisaient l’expérience d’un temps ni homogène ni vide. Qui envisage ainsi les choses pourra peut-être concevoir de quelle manière dans la commémoration le temps passé fut objet d’expérience : de la manière justement qu’on a dite. On le sait, il était interdit aux Juifs de prédire l’avenir. La Thora et la prière s’enseignent au contraire dans la commémoration. Pour eux la commémoration désenchantait l’avenir auquel ont succombé ceux qui cherchent instruction chez les devins. Mais pour les Juifs l’avenir ne devint pas néanmoins un temps homogène et vide. Car en lui chaque seconde était la porte étroite par laquelle pouvait passer le Messie. »