54 - Une carte sans trous
Juste rentré de voyage, on sacrifie à l’exercice de la description panoramique plongeante, découverte dans Les Chouans – ou plutôt, on voudrait pouvoir y sacrifier, alors que le petit avion à hélices survole la lagune à la tombée du jour. On referme le cahier de Charlotte Salomon, on pense à Dominique Dussidour, au dernier message reçu d’elle, qui parlait de Balzac, on regarde par le hublot.
L’esprit systématique abdique devant la complexité du modèle qu’il observe. On distingue une seule ligne qui enveloppe les masses et les couleurs. Il n’y a ni segments, ni ruptures. On comprend immédiatement la leçon. Il va falloir tout changer dans la manière d’écrire.
[…]
Pour ne pas oublier, je gribouille fébrilement un long paragraphe, à l’envers de la page de garde du « fario » emmené au cas où, posé sur les genoux gonflés par la pression des attelles. Mais ces phrases resteront cachées jusqu’à ce qu’il soit possible de les faire tenir dans un panorama imaginaire, dans une idée d’ensemble qui parviendra à réconcilier le mouvement avec la figure concrète d’un cheval au galop (merci José), d’une voiture, d’une fusée, ou du mobile qu’on voudra.
A l’aplomb de cet ensemble de circonvolutions mouvantes, de relations internes en tous sens, le fragment apparaît anecdotique, et mort.
Et ce qui démarrait comme une chronique se ramasse sur lui-même, jusqu’à se caler dans le fauteuil roulant que j’avais poussé pour la photo dans le hall vide du Centre culturel suisse. Je m’étais dit que ce cliché aux teintes terreuses devra être montré avec celui du pont des soupirs encartonné (pour restauration ? destruction ?) par les marchands d’essence. Que leur rapprochement produirait un effet où le contraste et la continuité se superposeraient.
Mais juste avant de me mettre à raconter ce tour en Italie, d’abord Venise, puis Bologne, et les deux soirées de lectures bilingues, je fais un tour sur facebook où je tombe sur une phrase d’Anne Savelli qui ricoche vers l’avant : « ce qu’on ramène d’une lecture ». Alors suivre cet envoi.
« ce qu’on ramène d’une lecture », se partage entre l’envie d’en rester là et celle d’y revenir – en rester là, tant ça a demandé de forces, tant ça a puisé à des profondeurs que personne n’imagine quand on se met juste là pour une heure, juste là bien en face avec le verre et le micro, juste ça, qui ne pourra pas être reproduit, tant il faudra chaque fois se contenter de moins, de beaucoup moins, mais personne ne s’en rend compte dehors où la machine à mots tourne rond, tandis qu’à l’intérieur la trachée s’effondre sur les boyaux, que l’espace ne peut plus être enjambé, et qu’on voit la somme follement grandissante, comme ce chiffre rouge en place publique qui affiche en temps réel la population mondiale, la somme des efforts qu’il faut compter en pure perte, maintenant - mais pas possible de s’incliner face à la nécessité, pas possible d’accepter la loi des nombres, on ne l’a jamais fait, on ne s’y résoudra pas, alors… alors revenir, recommencer… « ce qu’on ramène d’une lecture », c’est chaque fois le poids du squelette, dix à quinze pourcent du poids du corps, un chiffre de quelques kilos, qui affaisse encore un peu le trou, juste ça, un poids d’os, un squelette en expansion qui s’entasse au fond et qu’on a baptisé Kan, comme l’ancienne unité de mesure chinoise, cinq a six kilos d’échalas qui dépassent aux poignets, aux chevilles, dans la nuque, tubes blancs, secs, poudrés, avec des veines de rubans - tout ça qu’il faudra recouvrir de peau.
Maintenant qu’on a été perforé par ce qui se reproduit chaque fois, par la nécessaire désintégration avant de parler à voix haute, « ce qu’on ramène d’une lecture » peut être approché de plus près :
L’écriture n’est pas, n’a jamais été un exercice solitaire, elle délimite au contraire l’espace ouvert, situé en amont et en aval, le tube, la caisse à voix bonnes et mauvaises, à hurlement de loups, à murmures de folles, elle est le cercle qu’on ne cesse de rompre avec ceux qui s’invitent et qui charpentent l’édifice. S’il m’était donné de présenter ce travail, de parler d’un texte dont je serais l’auteur, il me serait impossible d’avancer plus avant, tant ce que je pourrais avoir à dire s’efface devant ce que toutes ces présences produisent comme figures. Je suis l’usurpateur des textes qui portent mon nom, ce fait est donné pour certain. Alors s’il m’est impossible de parler en leur nom, de raconter ce qui se trouve à l’intérieur de ces pages, je peux essayer de m’accrocher au titre en couverture, ou pas même au titre qui se casse tant il est posé de manière instable en devanture, trop criard dans sa masse de néons, alors si pas le titre, peut-être le sous-titre de ce livre : un portrait de la douleur. Et à nouveau rien à dire, pas moyen d’avancer sans produire une série de mensonges donnés sinon pour vérités, du moins comme démonstrations d’on ne sait quelle nécessité. Chausse-trappe de ce terme générique de "douleur", plastron présomptueux. Qui se prétend capable d’en dire quelque chose qui échappe au lieu commun ou à l’anecdote ? Si la douleur nous est à tous commune, elle est aussi l’expérience intime qui nous rabat sur nous-mêmes, elle est, contrairement à l’amour expansif, le caillou qui nous vient en cervelle. Rien à en tirer, zone stérile, vessie et gondole.
Et pourtant. Oui, pourtant chacune de nos petites ou de nos grandes douleurs, chaque rage de dents, chaque mal aux pieds, mais aussi chacune de nos douleurs morales présente une partie molle. Il me semble, oui, que tous nos maux peuvent se fondre en un point, qu’ils convergent vers une douleur générique à laquelle ils s’abreuvent, dont ils sont l’écho plus ou moins lointain, plus ou moins tenace. Cette douleur qui les couvre toutes est la douleur de naître.
Lorsque je regarde ce texte aujourd’hui, des années après l’avoir écrit, lorsque je l’entends transporté dans une autre langue, il me semble que cette transformation a effacé l’origine, que le fruit de la métamorphose se présente comme le texte source. La traduction dépasse toujours l’original en ceci que davantage de voix s’y répondent, que davantage de fantômes y sont prisonniers. Il m’avait semblé que la douleur dont je parlais alors concernait la viande, qu’elle traduisait la morsure des nerfs et le poinçon de l’os. Mais je comprends aujourd’hui qu’il n’en était rien, que le corps n’a rien à voir dans l’affaire. La seule chose qui compte, le seul levier de cette douleur est le langage. Le langage qui dit « en amont se situe la douleur de naître ». Il n’existe pas de souffrance innocente de ce gouffre moral. Lorsque l’enfant naît, il partage une douleur fulgurante avec sa mère, une douleur dans laquelle il trouve la force de s’arracher à l’indifférenciation. Une fois libéré du ventre où il a macéré, l’enfant s’échappe à cette gangue de peine. Il vagit une dernière fois à l’unisson avec sa mère, tandis que l’atrocité de naître s’estompe, remplacée par l’effort, puis par l’émerveillement de respirer, d’entendre, de humer, de toucher, de voir. Peut à peu, une personnalité s’élabore, jusqu’à la vie autonome. Mais pour celui qui naît affecté d’une lourde maladie, d’une tare incurable, pour celui qui naît couvert de blessures, brisé entre les cuisses de sa mère, la douleur de naître ne prend pas fin, elle se prolonge au contraire dans la souffrance provoquée par la maladie, si bien qu’un tel enfant ne devient jamais réellement vivant. C’est de cette douleur dont je souffre, et pas d’une autre. Je me tiens aujourd’hui devant vous, vêtu proprement, coiffé d’un chapeau, capable d’aligner des phrases, mais je suis un semblant d’être. Si vous prêtez attention à la forme de mes mains, à leur manière de se tenir dans l’air comme des serres, crispées sur rien, si vous observez attentivement mes jambes trop molles pour me porter, ainsi que mes pieds, démesurément allongés et difformes à l’intérieur des chaussures, vous voyez alors apparaître aux jointures le nourrisson sanglant sa tortillant sur la table d’accouchement, vous l’entendez hurler, s’étrangler, implorer l’amour, avant de s’effondrer, terrassé par l’épuisement, mais encore se tordre dans le sommeil, jusqu’à ce qu’une nouvelle crise lui arrache les lèvres et les paupières.
Alors ce qu’il m’est impossible de dire à propos de ce texte tient en quelques mots ficelés autour, comme des langes. Ces pages ont été écrites pour terminer le travail que ma mère n’a pas été capable d’accomplir. J’écris pour essayer de naître, non pas symboliquement, mais trivialement. J’aimerais un jour me trouver assis parmi vous et ne plus avoir à faire semblant. Mais pourquoi choisir la parole pour en finir avec la douleur de naître ? Eh bien parce que, contrairement à ce qu’on raconte, les grandes souffrances ne sont pas muettes. Au contraire, il n’y a pas plus bavarde que la douleur, mais il faut avant ça réussir à comprendre, il faut s’en saisir et la bercer tandis qu’elle plante ses dents sous la gorge, il faut tenir bon, calmer l’abjection, tout doucement, jusqu’à ce que ça se mette à geindre, jusqu’à ce que les flammes deviennent minuscules. On met l’oreille contre et on essaie de traduire ces mèches de gaz, on saisit un mot, un bout de phrase, on attend, on transcrit. Et à force, à force de ne pas croire ceux qui prétendent qu’il faut aimer la vie, ou les plus misérables encore qui affirment avoir beaucoup lutté pour en arriver où ils sont, après avoir vomi ceux qui sont fiers d’avoir triomphé du sort, on se rend compte que la mort n’est pas si terrible, et qu’un livre est ouvert sur la table de chevet, une chose maigre avec, dessus, le même nom que sur le passeport.
Peut-être bien que c’est ça que j’ai voulu faire avec ce premier livre, peut-être que j’ai cru qu’il était possible d’inventer une forme de liberté sans violence, mais qui tienne face aux monstres.
Cette liberté, je la partage avec mes amis, avec Monica Pavani
Guido Leotta
Fabrizio Tarroni
Andrea Trombini
Eux que je ramène d’une lecture et qui me garderont toujours.
Guido LEOTTA
Canzone per Philippe
Musica Fabrizio Tarroni
(Gattili / editori-autori N° 13 / 9 dicembre 2008 / Cologno Monzese)
Pare che veniamo del ghiaccio siderale
che siamo fredde lacrime di stele
e quindi è una magia, ma niente di speciale,
quel pianto silenzioso che ci accoglie
Il cristallo che vedi scivolare dal suo occhio
è una vaga memoria, celeste nostalgia.
Quando muove lo sgurado è nuvole, poi specchio,
che sopporta senza tempo ogni ritardo
Dolente luminoso riverbero passato :
l’uomo di vetro è il nostro appuntamento
Mille verità, frammenti di antico uno,
va in pezzi ogni momento e poi si ricompone
Niente severità, col fragile uomo di vetro,
va in pezzi ogni momento e poi si ricompone.
Non serve la pietà, noi siamo lui quanto lui è noi
Pare che veniamo del ghiaccio siderale
che siamo fredde lacrime di stele
Dolente luminoso riverbero passato :
l’uomo di vetro è il nostro appuntamento
(in copertina : operta di Alberto Zannoni)