8 - À quand la liberté ?
en réponse à une chronique de Ronald Klapka et suivi d’un écho de Jean-Marie Barnaud
Je partage pour part l’enthousiasme d’Adonis, sa disponibilité à la lumière et au sens. Mais comment ne pas partager ça ?... Je suis là comme chacun, chamboulé par le langage, aspiré vers le haut comme dans un tuyau jusque dans « les embranchements extrêmes de [...] mon [...] être ramifié à l’infini » (Rilke)... dissémination... illumination... Derrida et Rimbaud, peut-on mieux faire en la vie ?
Ensuite je me dis que je diverge d’Adonis pour tout le reste, parce que je ne déplore pas la décrépitude d’un siècle qui ne décrépit pas, parce que je ne vois nulle stèle à redresser (je pense par exemple à Prigogine pour me convaincre de l’inanité de toute restauration, dans le cosmos, comme sur terre), parce que la lumière à laquelle j’aspire ne tient ni du brillant, ni de l’évidence, mais qu’elle est chargée d’obscurité et pourvoyeuse d’embarras. Je ne veux rien devoir aux pratiques de l’alchimiste, ni à celles du semeur : engranger l’or ou le grain, au mépris de la gangue ...
Ce que je trouve ne tient pas au feu. C’est l’humain hébété qui se serre dans les mots où le silence le contraint, et ce sont les mots périssables qui éclairent dans le vide cet amour, cette faculté de désirer que ce qui meurt, et « qui n’a jamais rendu les armes. » (Jacques Dupin)
Pourtant, il est si difficile de s’en tenir à ce Rien.
Si difficile de ne pas rêver... Lorsque la voix donne des éclairs, que la poésie prétend connaître l’univers en sa pleine fraîcheur - et l’existence en sa pleine beauté... « La faille dans notre vie moderne est due à notre incompréhension de cette évidence ». (Adonis). Si difficile de ne pas céder à la chaleur, de refuser encore un peu la coupe d’eau fraîche...
Il est si difficile de pas croire en la poésie, mais de s’en tenir à ce Rien, à ce Peu que peuvent les mots lorsqu’ils jouent, magnifiquement, et avec acharnement, leur partie avec la mort. Si pénible de ne pas s’abriter lorsque le soleil de midi renfonce, violemment, chaque ombre dans son corps.
Mais pas de nostalgie ! ne voit-on pas que l’amant du Paradis Perdu récuse la nécessité de la mort terrestre ? et sa beauté ? et son sens ? « La faille de notre vie moderne » est d’aimer les formes davantage que leur vulnérabilité.
Car il semble bien que quelque chose, de l’ordre d’un bonheur, soit possible justement là où, et parce que, notre vieux socle ontologique est parti en morceaux. Ne voit-on pas que la liberté « neuve » est celle de l’âge plein qui s’épanouit aux ruines de son ancienne demeure, de l’âge plein qui ne se mesure plus au temps qui passe, mais à l’échéance assise à ses côtés, ne voit-on pas la liberté vivre là, dehors, sans s’abriter, et coucher aux champs de pierres, et devenir plus libre à mesure qu’elle rouvre sa blessure de gorge, à mesure qu’elle saigne pour s’affranchir de la fureur de posséder, et du désespoir d’avoir perdu.
Ne voit-on pas la haute figure d’Œdipe, féroce, maigre et légère comme le rire, poser ses pieds nus sur la route qui avance sans eux ?...
Œdipe, ayant arpenté l’orbe nocturne de son désert intérieur, chante,... il chante son corps mutilé, chacune de ses plaies est un bouche ouverte, et ce chant fait autour du vieillard comme un essaim, un flux désordonné de mots qui s’échappent et s’en retournent, de longs filaments qui fouettent l’air et griffent la terre, et sifflent comment des serpents.
Ne voit-on pas Œdipe, naissant dans la renverse du jour, « sous de grands arbres se mouvant » ? (Jacques Dupin)
(image : Ellen Kooi - « Heemstede - heuvel 2003 »)