À propos de Le Psychanalyste, de Leslie Kaplan
Le Psychanalyste a paru chez POL.
Entretien paru dans Le Matricule des Anges numéro 29.
Leslie Kaplan nous livre un roman à la fois grave et joyeux, où l’intelligence et le désir de connaissance libèrent l’humain.Loin de tout déterminisme.
Le Psychanalyste s’ouvre par une conférence sur Kafka, se prolonge par le meurtre d’un proxénète, se poursuit par de courtes séances de psychanalyse, nous fait visiter la banlieue, s’en prend aux bus et surtout révèle combien la lecture de l’auteur de La Métamorphose peut changer une vie. Composé de courts chapitres, ce nouveau roman de Leslie Kaplan prouve, s’il en était besoin, que l’intelligence et le plaisir vont de pair. Tout commence donc par cette conférence sur Kafka qui provoque la rencontre (amoureuse) de la narratrice avec Simon, le psychanalyste-conférencier, et la rencontre (conflictuelle) de ce dernier avec Eva, jeune révoltée qui vit en banlieue avec son amie et qui vient de découvrir l’écrivain praguois. Eva ne supporte pas qu’on vienne lui expliquer quoi que ce soit du haut d’une chaire, Simon ne supporte pas que cette jolie fille quitte ainsi la salle de conférence. D’autant que les journaux, peu après, parleront d’elle : elle a tué le proxénète de sa petite amie. Le roman va se construire autour du problème de l’identité : qui est Eva ? Qui sont, pour eux-mêmes, les patients de Simon ? Qui sont les gens qui vivent en banlieue (et parfois, pour le lecteur : qui est la narratrice ?). Chacun pourra probablement trouver les réponses à ces questions en lisant Kafka, dont la figure, avec celle de Freud ou d’Anna Arendt, plane sur tout le livre. Le Psychanalyste est un roman plein d’entrain, pétillant, intelligent et attentif. Mieux, c’est un livre qui éveille.
Quel rôle joue la figure de Kafka dans Le Psychanalyste et comment en êtes-vous venue à bâtir un roman autour de son œuvre ?
Il y a beaucoup de raisons à cela. Je voulais qu’il y ait des livres, que la lecture d’un auteur soit un événement essentiel du livre. D’un côté, la psychanalyse, de l’autre quelqu’un qui lirait. C’est venu dès le début. Il y a quelque chose qui a à voir avec l’inconscient et avec la force et les effets du langage chez Kafka. C’est un auteur que l’on peut lire, comme ça, en banlieue. « J’ai lu La Métamorphose, ça a changé ma vie. » C’est une phrase qu’on peut entendre. Ensuite, ça me plaisait de commencer un roman par un psychanalyste qui parle de Kafka. Je voulais ce départ « théorique ». C’est un livre où tout peut entrer : la critique d’un film, les séances de psychanalyse, etc.
Eva lit Kafka à sa façon, où il peut y avoir des contresens. La lecture de Kafka fait partie de sa vie. Pour ça Kafka est idéal. Comme il est branché en direct sur l’inconscient, Eva fait son propre « travail ».
La position de la narratrice est ambiguë : elle est témoin et omnisciente en même temps. Est-elle la passerelle entre ce qui serait du fait réel et ce qui serait de la fiction ?
Elle apparaît, elle disparaît. Je voulais qu’elle soit là, qu’il y ait du « je » dans le livre. Témoin, elle ne l’est pas quand il s’agit de rapporter les séances de psychanalyse. Je ne pense pas que Simon les lui raconte. On peut avoir quelque chose d’hétérogène, de décentré : ça fait partie de la liberté du roman. Tout peut y entrer.
Vous évoquez la réalité de notre monde, la banlieue, le meurtre et pourtant on pourrait dire que votre roman, comme le rêve rapporté par Simon, est « rapide et léger » ? Cette légèreté, vous la souhaitiez ?
Rapide et léger, ce n’était pas planifié. C’est vrai aussi que ce que moi j’ai compris dans ma vie, c’est que la pensée a à voir avec le jeu. On retrouve ça chez Kafka et chez Chaplin. Pour les deux, une distance est prise sur la malédiction par le jeu. C’est comme une façon d’expérimenter la réalité. C’est vraiment la question de la distance.
La légèreté, l’humour, apposés à la distance, ça donne de l’ironie, non ?
Non pas de l’ironie. J’espère qu’il y a de l’humour, mais il n’y a pas d’ironie dans ce roman. Parce que l’ironie est toujours du côté d’une certaine méchanceté. L’humour, c’est se placer autrement par rapport à la réalité.
Lorsque vous évoquez les films de Godard (p. 67), vous montrez que l’art permet de mieux percevoir la réalité. De même de la psychanalyse. L’art et la psychanalyse sont-ils pour vous des facteurs de liberté ?
Et ce que je considère comme de l’art et la psychanalyse permettent de « faire le saut hors du rang des assassins », comme le dit Kafka. Je pense aussi à Brecht. On a un regard sur la réalité parce qu’on se place à un endroit qu’on s’est inventé. La psychanalyse permet d’apprendre à acquérir ça. Le « saut » dont parle Kafka, c’est la façon de se sortir du verdict, de la malédiction.
Le roman avance par courtes scènes. Les avez-vous écrites dans la continuité ou avez-vous, au moment de la construction, tissé entre eux différents récits ?
Globalement, le roman a été écrit dans la continuité mais au final il y a eu quelques morceaux qui ont été déplacés. Entre deux scènes, parfois des choses se passent et si le lecteur fait son travail, il peut faire ses hypothèses. Je veux depuis toujours que le lecteur soit libre. Surtout pas de didactisme, car ça me paraît aller avec ce que rejette Eva.
Le Psychanalyste est aussi un roman du regard...
C’est quelque chose qui m’importe. J’ai beaucoup de plaisir à regarder, observer. Ça me fait penser. J’aime jeter les choses sur la page, comme ça. On voit que ce qui est ordinaire est en fait complètement extraordinaire. Ce qui m’intéresse dans une forme, c’est qu’elle puisse sembler tout à fait libre même si elle résulte d’une nécessité très forte. Je suis contente d’avoir trouvé cette forme de courts chapitres. Elle permet ce que je voulais : tout faire entrer dans le roman. Il y avait une nécessité : les séances d’analyse, leur durée et aussi le cinéma muet dont je me suis inspirée pour écrire les têtes de chapitres.
Vous évoquez beaucoup aussi la désolation. Sommes-nous, d’après vous, dans le temps de la désolation, surtout dans les banlieues ?
La désolation telle qu’Hannah Arendt en parle a à voir avec l’extrême solitude. Elle met la désolation comme étape ultime de la société totalitaire. Aujourd’hui, personne ne veut exterminer les gens des banlieues. Mais de façon subjective, les gens vivent dans des conditions extrêmes même s’ils ont l’eau chaude. Il me semble qu’écrire est une façon de répondre au monde. Tout être humain placé dans le monde a à y répondre. C’est adopter une position plus vivante de répondre. Chez moi, cette réponse passe par l’écriture. Et écrire est aussi une façon de penser.
Et une façon de se soucier du politique ?
Écrire comporte une certaine conception du politique. La mienne c’est celle que j’attribue à Kafka. On est là, dans le monde. On n’y coupe pas. Mais quelle politique ? Là revient la question de la forme. Écrit-on en ressassant ? Ou écrit-on en ouvrant ? Pour moi c’est ça la question du politique dans l’écriture. On est vraiment un et un et un et un... On est chacun unique. Écrire, c’est tenir compte de ça.
Le Psychanalyste évoque les figures du journaliste (la narratrice prépare un reportage sur les banlieues), de la comédienne, et bien sûr du psychanalyste. Ces trois figures ensemble, ça donne le portrait de l’écrivain ?
Ça, je vous laisse le décider.
Transgresser la malédiction, par Marie Gauthier.
« Vous ne savez pas ce que c’est, la malédiction.
C’était une jeune femme assise au premier rang qui se levait pour parler, très émue. Elle avait des cheveux blonds très courts, un pull noir à col roulé et un pantalon, et elle parlait à toute allure comme si elle débitait un texte, à plusieurs reprises elle se mit à bégayer. Elle était pâle de rage, livide.
— Moi, j’ai lu La Métamorphose et ça m’a changé la vie. Un type qui se réveille le matin transformé en vermine. Il est devenu une gigantesque vermine. Ca ne vous dit rien ? Vermine ! Racaille ! Ordure ! Vous comprenez ? Ou je vous fais un dessin ? Bien sûr que vous comprenez. Et je m’appelle Eva, rappelez-vous de ça. »
Avec violence, une jeune femme interrompt une conférence sur Franz Kafka. L’intervenant, Simon Scop, psychanalyste, n’a pas le temps de répondre qu’Eva, accompagnée d’une amie, « se tire » après avoir évoqué son univers quotidien de banlieue. Il était en train de raconter la noyade de Georges, le héros d’une histoire de l°écrivain praguois. Fils idéal par excellence, promis à un futur aisé, à un bon mariage, Georges se noie sur l’injonction-verdict de son père mourant : « Je te condamne à la noyade. »
Peu de temps après, en se promenant, Simon Scop découvre une photo d’Eva « en première page des journaux à sensation […] Elle avait tué un homme. Il semblait que c’était un souteneur, l’ancien mac de son amie. Il n’était pas armé. Eva l’avait menacé, lui avait montré son revolver, il avait insisté, elle avait tiré. Elle et son amie avaient réussi à s’échapper.
Des passants l’avaient entendu insulter l’homme : Tu crois que je ne vais pas tirer parce que je suis une femme ».
Comment vaincre, surmonter la malédiction : la problématique posée d’emblée dans Le Psychanalyste est au moins aussi vieille que l’Antiquité et ses tragédies, que le sang des Labdacides. Et le nouveau roman de Leslie Kaplan ravive et revisite cette thématique, la rendant intimement proche.
Pas besoin de s’appeler Œdipe ou Antigone pour être « maudit ».
Au fil des quelque 460 pages, sept analysants essaient d’en découdre avec leurs problèmes, leur malédiction. Louise est comédienne. Elle est vive, curieuse mais « jalouse, malade de jalousie » à cause de son amoureux. Edouard, lui, n’a pas de fiancée : il est « trop gros » et sa mère (abusive) le gave de bons petits plats tout en lui disant qu’il ne devrait pas se goinfrer ainsi. Jérémie n’arrive pas à supporter la rupture avec son ami. Sylvain met son existence en danger, fréquentant à cet escient des voyous...
De séance en séance, Leslie Kaplan rend les lecteurs complices de Simon Scop, un peu analystes aussi. Du mal-être confus à la prise de conscience de l’élément inducteur du trouble et à sa formulation en passant par le transfert, toutes les phases de l’analyse freudienne sont décrites. Et les « quoi ? », « oui ? » et « bien » dont Simon scande les séances prennent toute la palette des nuances possibles, de la stimulation à l’inquisition. Rêves et association de mots par leur sens ou par ressemblance phonétique (« Une porte, une porte... Sylvain se mit brusquement à pleurer. Porte-moi. Je suis à bout. Porte-moi. ») sont classiquement sollicités pour révéler les problématiques inconscientes. Avec un peu d’intuition (ou d’expérience propre), le lecteur devrait même pouvoir anticiper les coups de gueule du psychanalyste et c’est là probablement une des importantes réussites du roman de Leslie Kaplan : nous faire comprendre, par l’exemple, le travail de l’analyste, voire y jouer.
Petit à petit, le monde s’ouvre aux analysants de Simon, Edouard se fiance, regarde les boutiques comme jamais il ne l’avait fait auparavant. Sylvain, qu’un séjour prolongé à l’hôpital durant son enfance rendait morbide, renoue avec la biologie comme science du vivant... Les résultats sont spectaculaires et Simon disparaît progressivement du récit.
L’impératif du verbe
À l’appréhension du réel par l’introspection et la formulation, Leslie Kaplan oppose la démarche d’Eva. En contrepoint aux logorrhées des séances, la jeune femme, que Simon a juste entrevue lors de sa conférence, agit. Josée, son amante dont le père est chauffeur de bus, est obsédée par les cars fluos pour touristes qui dénaturent et violent l’harmonie des monuments parisiens ? Eh bien, de la même façon qu’elle a tué le mac de sa maîtresse, Eva décide de tagger les véhicules. Comme pour l’héroïne, le mal-être vient de l’extérieur, des autres, en l’occurrence des hommes, il convient donc de changer le monde.
Dès l’intervention d’Eva, Simon Scop pressent son mode opératoire à la Robin des Bois. Le crime ne l’étonne guère, pas plus que les tags. En écoutant un bulletin d’information à la radio, il apprend que la mention « Je veille » a été bombée sur les carrosseries. Il y reconnaît la provocation altière de la jeune femme, la maîtrise qu’elle souhaite exercer sur le réel. Mais, d’emblée, il sait que ces actes sont vains. Tout au long du roman, le psychanalyste tente de retrouver Eva pour la convaincre de sa méprise : si l’on peut contourner la malédiction, impossible d’échapper aux mots.
« Et si le père peut vous envoyer à la noyade, c’est que le mot père résonne pour vous, résonne et commande. Tout s’enchaîne, comme dans un rêve, tout peut arriver, même l’impensable, du moment qu’on le pense » , expliquait le conférencier à propos de Georges, le personnage de Kafka. Eva a réalisé « l’impensable », guidée par le « tu crois que je ne vais pas tirer parce que je suis une femme » qu’elle prononce sous le coup de la colère et qui l’invite à tirer. Impérativement. Elle saute ainsi à pieds joints dans la malédiction... La fin du roman donnera raison au psychanalyste.
La rébellion du roman
Avec l’histoire d’Eva, Leslie Kaplan démontre, par l’absurde, que le langage est constitutif non seulement de notre personne mais aussi de nos actes. La parole en elle-même est déjà une manière d’agir (Quand dire c’est faire, pour reprendre le titre d’un ouvrage du linguiste John Langshaw Austin). Afin de ne pas en être les jouets, il faut comprendre les mots avant de s’en servir.
À l’instar de Simon Scop et des analysants, l’auteur tente, par le verbe, d’approcher le plus intimement possible le réel. En chef d’orchestre spécialiste de la polyphonie, la romancière multiplie les personnages, les voix mais aussi les modes discursifs comme autant de chemins pour saisir ce qui se dérobe.
Les séances d’analyse, quand bien même elles relèvent de la fiction, sont dénuées de tout commentaire. Le lecteur pourrait aisément imaginer qu’elles ont été enregistrées par un magnétophone posé dans le cabinet de Simon, juste un peu réécrites pour en faciliter la compréhension.
À cette matière « documentaire » se juxtapose le romanesque. Personnage de tragédie, Eva en est l’épicentre. C’est vers elle que convergent l’intrigue et les recherches de Simon. Leslie Kaplan ne cherche pas la vraisemblance au sens propre du mot. Eva est davantage une allégorie comme Miss Nobody Knows l’était dans le roman homonyme. Nullement inquiétée par la police après le meurtre, par exemple, l’héroïne évolue dans un univers onirique qui cependant s’effrite douloureusement au contact du principe de réalité.
Mais au-delà des heurs et malheurs de la jeune meurtrière, les mots sont les véritables héros du roman. Et Leslie Kaplan, qui pose en postulat le primat du langage, introduit dans Le Psychanalyste, une dimension réflexive sur la création. Ainsi, le discours de la narratrice, compagne de Simon Scop et réalisatrice de documentaires, porte notamment sur la transcription de la réalité dans les films de Charlie Chaplin, sur la rhétorique de l’image que le metteur en scène utilise, par exemple, pour sauter de Landru à Monsieur Verdoux. De même les citations de Kafka, l’écrivain préféré d’Eva et de Simon, scandent le roman. Louise, une des analysantes, explique à la fin du Psychanalyste : « Les assassins, contrairement à ce qu’on pourrait croire, sont ceux qui restent dans le rang, qui suivent le cours habituel du monde, qui répètent et recommencent la mauvaise vie telle qu’elle est.
Ils assassinent quoi ? Le possible, tout ce qui pourrait commencer, rompre, changer.
Kafka dit qu’écrire, l’acte d’écrire, c’est mettre une distance avec ce monde habituel, la distance d’un saut. »
Et c’est bien là l’ambition de Leslie Kaplan : transgresser la malédiction par l’écriture. Ses phrases sobres ne cèdent en rien à la facilité d’une rhétorique emberlificotée, rigoureuses comme l’architecture de son roman. Son style exigeant invite le lecteur à l’être aussi pour se départir du cercle vicieux de sa malédiction et vivre debout, rebelle.
Marie Gauthier.
Leslie Kaplan a publié auparavant Miss Nobody Knows et Les Prostituées philosophes, premier et deuxième volet de Depuis maintenant, chez POL.