Alexis Hubert | une marche morcelée

Né en 1991 à Rennes, Alexis Hubert habite à Paris depuis quelques années et est doctorant en littérature française contemporaine sous la direction de Serge Martin/Ritman à l’université de la Sorbonne nouvelle Paris 3. Il travaille plus particulièrement sur les implications érotiques, éthiques, esthétiques et politiques dans l’œuvre de Bernard Noël. Publié dans quelques revues de poésie parues ou à paraître (Résonance Générale, Festival Permanent des Mots, Traversées, Lichen..), il collabore également avec des peintres (Philippe Agostini, Max Partezana, Anne Slacik, Caroline Francois- Rubino) et des photographes (Adèle Nègre, Cedric Merland) sous la forme de livres pauvres et de livres d’artistes.


Je marche, froisse ce sol de feuilles fraîches dans un bruit de couleurs vives, un bruit de mâchoires ; la matière craque de tous côtés et j’observe mes bras comme autonomes - c’est un jeu - se balancer dans l’air et trancher son épaisseur à leur guise ; tout bascule, à la hache des os ; et mes doigts écartés au hasard de leurs danses déchirent doucement de nouveaux espaces dans l’air pour accueillir, accoler mes bords de corps à leurs infinies figures.
J’avance comme je regarde en arrière, dans un élan précaire ; une jambe doit reculer à chaque moment de la marche pour soutenir verticalement mon corps, comme en un piétinement saccadé - comme si chaque instant des mouvements de notre vie devait relier tous ceux déjà passés pour pouvoir maintenir l’homme debout et le voir toujours s’ébranler de nouvelles figures par devers soi - jusqu’aux derniers soubresauts.
J’appuie mon pas sur la terre et le lâche dans le vide avec une souplesse presque étudiée, si ce n’est que l’errance se creuse entre les vides et les pleins de mes jambes par la terre qui les soutient et les attire, les fait tomber sans cesse pour leur donner l’instinct de se relever eux mêmes - comme un enfant dans un manège se sait, se sent dirigé par un mécanisme inconnu mais simule encore le mouvement de son corps dans le monde à travers une concentration de démiurge.
Devant mes yeux le chaos de la ville se distribue comme un kaléidoscope et la survie atteint ma présence : je jette alors une couleur devant moi qui se met à emplir tout l’espace jusque dans son renouvellement - au risque du flou, au risque de la paresse, d’une indolence, au risque que s’évanouisse toute sensation ; et cette couleur, semblable à ma peur de tout voir, grise, parfois blanche, ou jaune en été, ramasse tous ces fragments de vie confuse et éclatée, aspire avec elle les formes et les mouvements, les limites dépassées par d’autres limites, faisant s’entrechoquer en un fragment de seconde les lumière des corps à de nouvelles figures comme des éclats de verre viendraient recomposer un miroir déjà brisé par le temps. La couleur dominante - qui n’est autre que la lumière du ciel mâchée et crachée par mon imagination - forme l’espace de mon regard.
Je cherche alors à rentrer dans cette couleur un seul mouvement qui déplace toutes les autres couleurs, les rende inoffensives et caduques - celui de mon corps dans sa marche hypnotique, rythmée par les vibrations du pied et de la main sur les inclinaisons du sol et sur les souffles de l’air.
Mais la couleur au devant de mes yeux ne peut oublier sa naissance au milieu rêvé des fragments et mon regard se fend, se fissure sur ses propres crevasses ; lorsque le réel bute sur ma volonté d’illusion, les éternels pigments du paysage explosent, coulent et se déversent dans mes yeux, imposant leur existence comme un deuil de la matière unifiée. Ma couleur déborde de toutes parts par ce que j’ai contenu en elle ; elle m’éclabousse ; le monde qui n’a jamais cessé d’être un ensemble de brisures rapprochées m’assaille, me cogne comme un corps posé en travers de mon chemin, une parole vive adressée à mon visage silencieux, une forme attirée par ma transparente disparition.

6 décembre 2017
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