Anna de Sandre | Entre les lignes

J’aime une femme scarifiée.
Avant, quand j’osais relever la tête pour dessiner un rêve dans les bouts de ciel entre les branches
du tilleul, derrière la barrière de chez Baloge – le propriétaire de l’immeuble où je pistais les cafards
au lieu de chercher un travail –, je partais pour le Wyoming ou le Montana, et je me mettais à la
colle avec un garçon vacher à qui je servais des tartes aux pommes, et lui tapait de temps en temps
sur notre éolienne en bois avec un lance-pierres. Je ne sais pas à quoi ça sert, mais dans les films des
américains, il y a toujours une éolienne en bois derrière leur ferme, alors j’en ai longtemps voulu
une.
Maintenant, ça m’est égal de ne plus rêver. Avec le temps, les rêves sont emportés dans le bruit des
feuilles mortes sur la route d’une mauvaise pente. Elles reproduisent à l’identique le bruit des grains
dans un bâton de pluie que l’on verse en douceur, et sur le coup c’est agréable, on ne comprend pas
très bien ce qui arrive. Quand on sait enfin de quoi il retourne, la douleur est anesthésiée par les
mandales qui pleuvent dès que la réalité vient bloquer sa grolle cirée dans l’entrebâillement forcé de
votre porte.
Je ne me plains pas, je n’ai jamais su rouler dans un circuit fermé et c’est l’affligeante explication de
mon indigence.

J’accompagnais mon amie Dottie quelquefois , la nuit, dans des endroits qui me rappelaient que je
n’étais à ma place nulle part. Elle fréquentait des gens qui lui faisaient du bien, ou qui agissaient
pour son bien, jusqu’à ce qu’elle développe une migraine formidable et vomisse aux toilettes ou sur
mes chaussures.
Je lui tenais le front et lui faisais croquer des bouts de gingembre confit ou des pastilles de menthe
collés depuis des jours au fond de mes poches et elle me disait T’en fais pas, avec tes gros nichons et ta face de Candy tu vas finir par te trouver un homme honnête.
Je répondais invariablement Ta gueule, (elle adorait ça), et je conjurais sa prophétie de malheur en
lui mettant un coup de poing sur l’épaule. Dottie était ce que j’avais trouvé de mieux pour ne pas
m’enlaidir. Elle croyait que j’avais un avenir avec quelqu’un qui m’attendait quelque part, et qu’il me
suffirait de vouloir très fort un emploi où je pourrais travailler assise pas loin d’un radiateur pour
qu’il tombe dans mon répondeur par la voix d’un employeur désireux que je signe un CDI dans les
plus brefs délais. Sa foi en moi servait à que dalle, mais c’était la première copine qui me parlait sans
mépris, et bien sûr j’ai fini par trouver ça délicieux.

Il y a environ deux mois – je me le rappelle à cause des orages craquant à une fréquence
inhabituelle – Dottie voulut tester la nouvelle ambiance du club au nord-est de la ville. Après
l’observation ennuyée du troupeau disgracieux puis la distraction de quelques verres, je sortis de la
boîte particulièrement enfumée pour griller une Dunhill rouge sur le parking. Un gaillard nerveux
entreprenait Dottie sur « la série des années 80 » et la foule hurlait « Coeur de loup » à la mort.
Les voitures figuraient une autre foule, dans une nuit assez lunée pour bien les voir, et leurs formes
alignées me rappelaient qu’un ordre établi, qu’un ordonnancement des choses, même aléatoire,
pouvait apaiser des âmes simples ; qu’il me suffisait d’arrêter le grondement qui m’épuisait et
m’empêchait d’avoir envie, au moins, de mettre en place ne serait-ce qu’un début de projet de vie
rangée.
En tafant la dernière bouffée au ras du filtre je calculai la jupe redescendue de Dottie et m’apprêtais
à retourner danser quand je vis la fille, et en train de le faire.

Ce n’était pas évident depuis ma place, mais en écarquillant bien les yeux et en scrutant la vitre du véhicule où elle était assise côté conducteur il n’y avait plus de doute : elle balafrait son cou et ses
épaules, et sa bouche était ouverte sur un rictus pas loin de l’extase. Je sursautai et serrai les dents, le
regard durci. Je balançai ma clope d’une pichenette et fis quelques pas en avant. La fille avait une
allure juvénile que son profil démentait. Elle s’incisait lentement avec un truc qui ressemblait à un
coupe-chou, en partant de sous le nerf trijumeau puis en glissade jusqu’à la pointe de son épaule ; je
pouvais voir sur son avant-bras d’anciennes rayures boursoufflées, dont je me demanderai plus tard
en y posant mes lèvres qui ou quoi elles avaient soldé. Elle était tout en cheveux et en os et c’était la
première fois que je voyais une femme pratiquer une berce aussi violente pour apaiser ses douleurs.
J’avançai encore et courus presque sur les derniers mètres. La portière n’était pas fermée. La
poignée dans ma main était fraîche et rajoutait à l’ambiance ardente.
Je l’ouvris et hurlai : « Sors de là, connasse ! » (Je crois que je ne maîtrisais pas très bien mes nerfs
moi non plus.) Je ne sais pas de quoi j’avais peur ; d’avoir peur peut-être ou même pire : de me
dégonfler.
Elle était lourde et son arme m’impressionnait, mais en jouant sur l’effet de surprise j’ai pu la jeter
au sol et m’emparer du rasoir sans trop de mal, puis le lancer bêtement entre des platanes
ombrageant sa voiture dans le faisceau des spots à led pointillant le parking.
J’ai repris mon souffle sous les insultes de la jeune femme. Elles évoquaient un problème en
rapport avec les testicules de mon père, ce qui me fit presque sourire, vu qu’elle avait probablement
raison.
Un vent léger s’était levé et aérait l’odeur ferrugineuse que dégageaient ses coupures. Le temps
allait encore tourner à l’orage. Nous étions dans l’été le plus orageux de ces dix dernières années, le
taux d’hygrométrie avoisinait les cent pour cent et ses cheveux qu’elle portait frisés moutonnaient
follement sur son front et dans sa nuque.
Après et même pendant un stress, je prête souvent attention à ce genre de détail prosaïque ; peut-être que je déréalise ou bien est-ce défensif, toujours est-il que c’est ce que je retiens, plus tard,
occultant parfois jusqu’à la source du stress dans une amnésie bienveillante.

Elle se taisait à présent. Nous nous taisions ensemble, et ce partage me choquait un peu. Nous
n’étions pas dans une communion d’esprit et le fait même d’y penser ne serait-ce que dans ces
termes me dégoûtait vaguement.
« Tu veux une clope ? J’ai pas de mouchoir mais tu devrais t’essuyer, ça dégouline sur ton teeshirt. »
Je pensai aussi T’es complètement conne pourquoi tu fais ça, mais je me la fermai. Je lui présentais
la Dunhill, légèrement extirpée du corps des autres clopes serrées dans le paquet. C’était comme
cela que je les trouvais irrésistibles d’ailleurs, et à chaque fois que j’avais repiqué au truc (j’en étais à
la troisième tentative), ç’avait été devant une tige à moitié offerte dans un paquet ouvert. Elle tira la
sèche toujours sans un mot et je pus me gratter avec son merci.
« J’ai ma copine Dottie qui doit me chercher sur la piste. Depuis le temps que je suis sortie elle doit
même se taper les chiottes et le vestiaire. Je vais aller lui dire que je suis toujours dans le coin. Tu
veux venir ? »
La jeune femme souffla une bouffée devant elle. Elle était assise, adossée à la roue avant gauche de
son véhicule, tandis que je me tenais prudemment à côté d’elle, mais accroupie.
« C’est quoi ton nom ? » J’hésitai avant de lui répondre. Elle ne semblait pas gênée par ce qui venait
de se passer et paraissait même écouter attentivement le brouhaha en sourdine qui sortait de la
boîte de nuit par vagues avec les sautes du vent.
« Rachel, et toi ? » Elle répondit aussitôt « Amira » et je sus qu’elle mentait, elle n’avait pas une
tête de feuje. Mais elle avait de la répartie visiblement et ça me plut. Pourquoi, je l’ignore encore,
mais le mensonge sorti de sa bouche pour créer ce premier lien entre nous était un effort que j’appréciais in petto.
« Finis ta clope, Amira, et nous allons rejoindre ma copine. Tu veux bien ?
ouais.
Bon... »

Dottie rêvassait sur une banquette à l’écart. Seule. Elle avait rafraîchi son maquillage et tenait ses
genoux serrés. Elle voulait un enfant sans père et si elle avait été soule elle aurait même fait le
poirier pour mieux garder le jus dans son ventre.
Je lui présentai Amira d’un haussement d’épaules. Nous nous assîmes en face d’elle, écoutant la
musique et regardant le théâtre des groupes qui suaient et hurlaient le temps d’oublier que demain
frappe au lit au bout de chaque nuit.
Dottie souffla brutalement par le nez et son mépris à l’égard d’Amira me fit marrer. Elle me regarda
rire, les lèvres pincées, et je croisai machinalement les bras alors que je ne me sentais pas sur la
défensive. Elle sortit son portable et pianota des texto avec dextérité, signifiant par là que je pouvais
bien aller me faire foutre. Amira se tenait avachie et nous tournait presque le dos. Elle regardait
attentivement les danseurs, comme si elle s’attendait à en reconnaître ne serait-ce qu’un. Ça
m’effleura d’ailleurs, car après tout je l’avais trouvée sur le parking de la boîte, et peut-être qu’elle
n’était pas seule.
Curieusement, je souhaitais qu’elle le soit ; que personne ne la connaisse ; qu’elle vienne de nulle
part et même qu’elle n’ait pas de passé. Toute neuve à l’intérieur mais en conservant ses cicatrices,
parce que je commençais à m’y habituer, à ses éraflures. Elles participaient à son charme bancal et
cette violence étalée et fondue sur sa peau dans un beige à peine plus rosé, qui lui avait apporté une
paix provisoire après chaque incision, qu’elle avait retourné contre elle et non sur autrui, cette
violence me paraissait douce comparée à la minceur du matelas où je claquais mes nuits en plusieurs fois, insomniaque et dévorée par les puces, meurtrie aux épaules et aux lombaires mais
vivante et bêtement reconaissante de l’être.
Je réalisai dans le même temps que je voulais qu’elle ait besoin de moi. Furieusement. Urgemment.
Gênée, je m’étirai et fis mine de me lever pour aller chercher un verre.
Amira ne m’en laissa pas le temps. Elle se leva brusquement et vint s’asseoir à côté de moi. Je me
rencognai au fond de la banquette. Cette nouvelle proximité me mit mal à l’aise et je frottai mon
nez, l’air faussement vague.
Dottie regardait à présent ses ongles, les curait et les mordillait énergiquement, ce qui voulait dire
qu’elle s’emmerdait et qu’il faudrait bientôt partir. Je lui demandai par gestes de bien vouloir aller
chercher mon verre et elle soupira avec agacement une fois levée. Quand elle s’éloigna l’air devint
plus respirable et l’étau qui étreignait mon estomac depuis mon retour dans la boîte donna un peu
de mou. Amira se pencha et articula à mon oreille :
« Tu vois cette femme qui bouge bien, à gauche du pilier derrière les trois corniauds qui
gesticulent ? Elle doit avoir une quarantaine d’années, facile. Et le gosse là-bas avec le tee shirt vert
et blanc, il la regarde depuis dix minutes avec son désir timide et ses mains crispées alors que s’il lui
en laissait l’occasion, elle lui ferait sept tresses et le raserait comme Dalila avec Samson à ce pauvre
môme, tu peux me croire. »
Mon oreille chauffait et je me sentais m’empourprer. Le parfum de cette fille ressemblait à du
santal, et moi j’adore ça, le santal. Dans mon rêve dans le Montana, le garçon vacher à qui je servais
des pommes sentait exactement la même odeur...
La femme dont elle me parlait était commune, mais elle dansait bien et avait un beau sourire. Dottie
ne revenait pas du bar. Si on ne lui obéissait pas au doigt et à l’oeil on était puni, donc elle avait dû
quitter la boîte et rentrer chez elle.
« Ma mère était comme ça, très belle, poursuivit Amira, on avait très peu d’écart. J’ai détesté sa
jeunesse. Pas parce que les garçons qui me plaisaient voulaient coucher avec elle, ça, je le trouvais
normal. Je l’adorais, donc je comprenais que le monde entier l’adore avec moi. Ce que je n’ai pas
supporté, jamais, c’est que cette proximité autorise les hommes qui la baisaient à vouloir en croquer
avec moi. Plus je les repoussais, plus ma mère qui ne comprenait rien trouvait que décidémment, je
n’avais pas hérité de sa grâce. »
En se redressant un peu elle tendit la main vers ma bouche et en caressa les lèvres avec son pouce,
comme si mon rouge avait débordé et que ça l’offensait. Je saisis son poignet et y déposai un baiser,
déclenchant sous sa peau un point de pulsation sur lequel je tins mes lèvres appuyées avec ferveur.

 

Du même auteur, Remue.net a déjà publié quelques poèmes, Anna de Sandre tient un blog et son prochain livre Iris et l’escalier paraîtra dans quelques jours chez Gallimard Jeunesse (avec des illustrations de Chiaki MIYAMOTO)

7 novembre 2012
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