Anne Luthaud | Je suis un coucou 3/4

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Je ne suis pas cette femme à lunettes raide et blanche comme un cul, qui sort seule des arrivées à l’aéroport Charles de Gaulle.
Ouf.

Je ne suis pas cette femme à lunettes, gros cou, peau rosée, qui attend avec son mari maigre, glotte qui défonce la peau du cou, aux arrivées de l’aéroport Charles de Gaulle. Qui attend ses trois enfants et les grand-parents au retour d’un séjour de vacances formidable. Qui répond sans aucune envie à l’embrassade dévorante de son fils de 15 ans, en lui disant : tes baisers m’ont manqué.
Ouf ouf.

Je ne suis pas cette jeune femme chic avec des lunettes cerclées d’écailles et une étole de fourrure négligemment jetée sur la chaise à côté d’elle qui parle sans s’arrêter à l’amie asiatique assise en face dans un café parisien, lui disant : il était temps et : c’est magnifique.
Ouf ouf ouf.

Je suis la Française.
Femme d’un coiffeur de Puente Viejo. Je séduis les clients de mon mari dans ce petit village d’Argentine avec mes décolletés profonds et mes déhanchements. Les femmes me détestent. J’ai une aventure avec un beau jeune homme aux cheveux longs arrivé par hasard dans le village. Ça met le bazar. Je ne rends de compte à personne. Je suis la Française de Grand enfer, une nouvelle de Guillermo Martinez.

Je suis Frida.
Allemande. Je suis immense. La tête taillée à la serpe, épaisse, fixe. Mes traits sont déplacés, déportés sur le côté droit de mon visage. Rouges. Ils accompagnent la légère inclinaison de ma tête. Je suis en bois de frêne. Faite à la hache. Mon corps est massif et inaliénable. Je suis postée là, permanente, immuable. Je suis une sculpture de Baselitz.

Je suis celle qui embrasse dans le recoin d’une gare. Mon amant m’embrasse, me pelote entre une porte et un mur, à côté des voies de chemin de fer. Le cou tendu à ses baisers je n’entends pas passer les voyageurs, remarque à peine les annonces. Je suis avec lui comme si je repoussais tous les trains à prendre. Mais je sais très bien l’heure du mien et de quel quai il partira, dans 10 minutes exactement.

Je suis un coucou.
Parfois je paye pour me glisser dans le lit des autres en leur absence. Parfois c’est gratuit. Parfois je regarde dans les tiroirs en détail (quand je paie), parfois je ne les ouvre même pas (quand c’est gratuit). J’aime qu’ils aient des livres que j’aime. Je les sors de leur bibliothèque et ne les lis pas. Je ne touche pas à leur nourriture, à rien de leurs provisions, sauf le sel, je suis un coucou, j’apporte ma subsistance avec moi. Je regarde leurs vêtements, mais ne les porte jamais. Ou très rarement. J’observe, je scrute, j’épie, je traque les recoins, je me promène chez eux. Chez eux est chez moi.

J’aime être Sylvette.
J’ai des talons aiguille noir en nubuck. Des collants transparents légèrement ocres. Un tailleur noir avec une jupe droite fendue et une veste ceinturée. Un sac pochette noir carré avec des strass que je tiens sur mes genoux, une main de part et d’autre. Une frange sur le côté, et les cheveux mi-longs, châtain et noir. Des écouteurs discrets, cachés sous mes cheveux. Un visage fin, les sourcils très épilés. Je suis heureuse et anxieuse, j’ai 16 ans et demi, on est samedi après-midi, soleil d’automne et je vais à mon premier rendez-vous. Je marche doucement, mes escarpins sont trop grands pour moi.

Et je ne suis pas Carole Berger, petite brunette qui avance dans la rue accrochée à son téléphone, organisant ses rendez-vous, et se nommant à profusion au vu et au su de tous.
Ouf.

Je ne suis pas non plus la petite vieille dans son fauteuil roulant collé au banc vert de l’avenue, banc sur lequel se tient mon fils me caressant gentiment la main, souriant, avant de me raccompagner tout à l’heure à la maison de retraite.

Et je ne suis pas Eliane, mains agrippées à mon fiancé assis en face de moi dans le métro auquel j’annonce de ma voix de souris : On fera deux soirées, une entre potes et une autre pour les couples avec enfants. Il me fait la gueule, je lui fais un baiser visqueux.
Ouf ouf.

Je ne suis pas elle qui va se faire opérer demain -ablation d’un sein- pour cause de cancer, et dont l’amie parle d’amazone.

Je ne suis pas une souris, je ne me fais pas peur.

Je suis ventrue. De marbre ou de pierre. J’ai une tête d’oiseau, nez comme un bec. Je suis lisse sauf à l’endroit du sexe, légèrement strié. Je porte à la hauteur de l’épaule, collé tout contre moi, un être qui me ressemble, même nez en bec, mon enfant. Je suis installée dans une vitrine du Louvre, antiquités grecques. Je vois passer une foule de gens. Et je ne bouge pas.

Je suis la comédienne qui lit. J’ai sa voix grave, ses intonations précises et peu marquées sans que le texte énoncé ne devienne neutre. Je récite avec elle les mots qu’elle prononce un par un, je les attends et les devance. Je lis un livre entier, à la radio. Je m’écoute et m’endors. La voix de la comédienne, ma voix, a calmé mon insomnie.

Je suis Vera. Russe. Je vis en Afrique du sud. J’ai un mari et deux enfants. Je suis libre malgré les obligations-conventions du milieu où je suis. Je suis libre et je décide, contre l’avis de mon mari et l’admiration honteuse de mon fils, de faire du vélo. Je descends à toute allure la pente devant la maison, tête au vent, sourire aux lèvres. Je suis Vera dans Scènes de la vie d’un jeune garçon de J.-M. Coetzee.

Je ne suis pas un pingouin. Je ne vis pas au Pôle nord. Je ne passe pas mes journées à sauter dans l’eau en glissant depuis des blocs de glace givrés.

1 2 3 4. 1 2 3 4. Je suis chinoise. Je suis dans un parc parisien, pelouse, grands arbres au loin, soleil franc. 1 2 3 4. Cheveux tirés en arrière, plaqués. 1 2 3 4. 1 2 3 4. Encore. 1 2 3 4. 1 2 3 4. Je dirige ma jeune élève qui apprend le sport de combat dont j’ai été 7 fois championne. Ma voix est claire et tranchante. Je suis le professeur de karaté du film de Sabine Mamou.

Je suis Marion. Je suis égoutière dans les égouts de Paris. C’est marron foncé, gluant, collant, épais. Ça ressemble à de la boue mais ce n’est pas de la boue. Mes bottes s’y enfoncent si bien qu’elles restent prises, je ne peux plus avancer. C’est de la merde. Quand on se trouve dans ce cas de figure, une galerie remplie de merde, on fait demi-tour et on attend pour y retourner que la pluie ait chassé la merde. J’ai 17 ans d’espérance de vie de moins qu’un autre individu à cause de mes conditions de travail : insalubrité. Je ne me plains pas, je suis de nature enjouée.

Je suis au cinéma dans le noir et je suis l’agresseuse. Ou la victime. Je la dépouille avec mes copines à la sortie du lycée en la traitant de sale pute. Ou je me laisse dépouiller à la sortie du lycée et dis à ma mère en rentrant chez moi Tout va bien. Je l’agresse dans les vestiaires du stade avec ma bande. L’une l’immobilise un rasoir à la main et l’oblige à se déshabiller, l’autre lui dessine un énorme pénis sur le ventre, et je prends avec mon téléphone une photo que j’envoie aux garçons de la classe. Ou je pleure terrifiée pendant que l’une me dessine un énorme pénis sur le ventre au-dessus du sexe et que l’autre me prend en photo. Je meurs sous les coups de pied que son petit ami me donne à la tête pour la venger. Ou je me suicide désespérée en me jetant dans le fleuve. Je suis C. et je suis F. dans le film de B.

Et je suis la mère de F., jeune fille de 15 ans. Je suis médecin urgentiste, je fais des gardes de nuit. Je vis seule avec elle depuis que son père est parti. Nous nous entendons bien, même si elle ne parle pas beaucoup. On passe peu de temps ensemble, mon travail m’occupe trop, le lycée l’absorbe également. Je mange avec elle un plat de haricots verts. Je ne sais pas qu’elle a, dessiné au marqueur sur le ventre par une autre qu’elle, sous la contrainte d’un rasoir, un énorme pénis. Je suis M. dans le film de B.

Je suis aussi Justine qui a peur de ne plus jamais revoir Paul, mon amant mari parti en voiture pour un déplacement de travail. J’ai tellement peur que je le suis sans qu’il le sache pour ne jamais le quitter des yeux, au cas où il lui arrive quelque chose. Il ne lui arrive rien et je le retrouve le soir. Je ne sais pas si je suis contente qu’il soit encore là ou si j’aurais préféré qu’il disparaisse pour que mon angoisse de le perdre cesse. Je suis H. dans le film de D.

Et je suis la mère de Djibril, 11 ans, détenu à la maison d’arrêt de mineurs de Ougadougou. Mon fils a été dénoncé par son père quand il a donné un coup de couteau à son frère aîné en jouant à se battre. Il ne l’a pas fait exprès. Les gendarmes l’ont emmené. Je ne sais pas ce que fait Djibril toute la journée. S’il a le droit de jouer aux cartes. S’il peut se laver, ce qu’il mange. Avec qui il est. Je ne sais pas si son père a eu raison de lui donner cette leçon. Mon fils me manque.
Non, je ne ne suis pas la mère de Djibril dans le film de F. consacré à la maison d’arrêt pour enfants de Ouagadougou.

Je ne suis pas un cafard accroché avec beaucoup d’autres à un mur des égouts de Paris. Je ne profite pas de l’arrivée d’un homme pour me jeter à son cou.

Je m’éparpille.

Je suis une mère. Je m’endors épuisée, visage tourné vers la fenêtre du train où je suis montée avec mes deux enfants, assis en face de moi, levés tôt ce matin. Je suis seule avec eux. Avant de m’endormir, j’ai consulté encore une fois mon téléphone, il n’a pas laissé de message. J’emmène les enfants en vacances chez ma mère. Elle saura s’occuper d’eux. Pour l’instant ils restent calmes, abasourdis par la violence de la scène d’hier soir. Je peux m’assoupir tranquille. Je me réveille à l’arrivée en gare, je vois ma mère par la fenêtre, je regarde une nouvelle fois mon portable. J’aide les enfants à descendre sur le quai, le marche-pied est haut. Ma mère les embrasse.

Je ne suis pas le corbeau du film Quel pétard de Laurel et Hardy, je ne transporte aucune nouvelle qui permettrait d’arrêter la guerre en faisant découvrir les lignes ennemies.

Je suis celle qui met un sucre dans sa tasse de café et tourne la cuillère sans y penser. Je suis tellement celle qui met le sucre dans sa tasse de café et me raconte son projet de film sur le ghetto de Varsovie, que je mets un sucre dans mon café et tourne la cuillère sans y penser alors que je déteste le café sucré.

Je ne suis pas la chatte de la carte postale de meilleurs voeux qui s’amuse avec une pelote de laine blanche entourée d’étoiles scintillantes et en relief, figée et inutile.

Je ne suis pas une raie, une limace, une limande. Une sole. Je ne suis pas une sole qui s’aplatit dans le sable, l’eau au-dessus de sa tête, où elle laisse passer les autres.

Je ne suis pas cette femme qui écrit en alexandrins comme par inadvertance pour dire le plus noir, la mort et les défaites, la dépendance aux médicaments, le traumatisme fondateur dont l’écriture ne délivre pas (ce n’est pas le propos), l’humour en plus, et dont les livres me surprennent.

Je ne suis pas une blatte qui rampe et s’aplatit pour passer sous les plinthes.

Je ne suis pas celle qui prépare chaque soir le repas de son mari cireur de chaussures tandis qu’il va boire un verre de blanc au café du coin, celle condamnée à mourir bientôt de maladie incurable et qui finalement retrouve vie dans une robe jaune, la robe de la Rochelle, au moment où son mari sauve un enfant noir immigré clandestin débarqué au Havre dans un conteneur. Je ne suis pas Arletty du film Le Havre de Kaurismaki.

Je ne suis pas celle, promise à une vie d’habitudes, métier, enfants et mari, qui a glissé ailleurs, noman’s land, hors monde, et ce jour là tout à coup heureuse d’une crêpe au sucre avec cidre dans une brasserie, un luxe, je ne suis pas cette femme là et je l’aime.

Je ne suis pas la contrôleuse du train, voix douce presque suave qui passe après son collègue qui a déjà poinçonné les tickets, et tente vainement de réveiller les passagers endormis profondément sous le roulis du train, puis renonce.

Je ne suis pas la mère qui répond à sa petite fille à l’entrée en gare : On va arriver ? On va arriver. On arrive ? On arrive. On y est ? On y est. On va descendre ? On descend.

Je ne suis pas une poule de basse-cour qui poursuit continuellement ses petits et se soumet à la loi du coq.

Je ne suis pas la jeune fille, cicatrice à la paupière, ingénieur du son, qui revient sur les traces de sa mère morte enregistrer des sons du passé afin de trouver son meurtrier, finalement y parvient, récupère ainsi des bribes de scènes d’enfance. Je ne suis pas Charlotte dans le film Écoute le temps, d’Alanté Kavaïté.

Je ne suis pas celle, vautour, qui se rend sur les lieux des bientôt morts - hôpitaux divers -, leur donne de dernières caresses et tente de leur extorquer de derniers mots. Je ne suis pas celle, vautour, qui se nourrit de ces images de corps exsangues, épuisés, amaigris et douloureux, corps alimentés sous perfusion, souffle contrôlé par une machine, cœur de même, celle qui prend les mots des bientôt morts et les déchiquette ensuite seule dans son antre. Je ne suis pas un vautour.

Je ne suis pas une perruche bleue et jaune qui chante du matin au soir pour rien, histoire de chanter.
Pas non plus une vache que l’on fend de haut en bas dans un abattoir, après avoir été dépecée, puis que l’on éviscère, découpe en quartiers, pour être finalement emportée chez un boucher.
Je ne suis pas une chatte qui dort toute la journée en rond et vient quémander une caresse quand bon lui semble.
Pas une panthère noire et luisante qui glisse entre des arbres en guettant une proie qu’elle ne connait pas encore.
Je ne suis pas une araignée qu’on écrase dans du papier hygiénique avant de la jeter dans la cuvette des toilettes.
Pas une femelle loir qu’on déloge de sous un oreiller et que l’on chasse au moment où je m’apprête à dormir pour l’hiver.

Et je ne suis pas la jeune fille blonde et gracieuse, pantalon noir et pull de même, qui se tient droite au milieu de la gare, attend son train nonchalamment, tête penchée sur son téléphone portable.

Je suis celle à qui sa mère demande de l’emmener à Roissy voir les avions, je le fais. Celle dont la mère arrivée du Maroc dit il n’y a pas assez d’Arabes ici, je veux voir des Arabes. Je l’emmène à Barbès, elle est contente. Je suis encore Farida.

Et je suis la mère de Farida venue du Maroc voir sa fille en France, je veux aller regarder les avions, ma fille m’emmène à Roissy, je suis contente. Je m’inquiète pour ma fille mais j’aime la vie en France, j’aime le grand aéroport d’où les avions partent et viennent.

Je suis celle qui est arrivée pour la première fois en France ici, à Roissy, terminal 2. Mon mari m’attendait à la sortie du vol. Nous n’avons pas pris la navette puis le rer, nous sommes allés au parking où était garée sa voiture. Je n’étais pas encore enceinte, pas encore séparée de lui, c’était le début, il ne m’avait pas pris mon enfant. Je suis de nouveau Rafika.

Je ne suis pas une chauve souris qui vole dans les cheveux en faisant hurler de peur ceux qui n’aiment pas la nuit.

Je ne suis pas l’héroïne de ce roman sucré qui erre dans Sarajevo qu’elle a connu en guerre aux bras de son amant, héroïne fourbue à la recherche d’un passé qu’elle met 600 pages à retrouver, je ne suis pas Gemma dans Venir au monde de Margaret Mazzantini, mais je vis avec elle depuis des jours.

Je ne suis pas celle, comptable, qui parle d’amour devant un verre de vin comme si elle continuait à ranger des chiffres dans des colonnes avec dépenses et résultats.

Je ne suis pas une souris qui se fait prendre dans un piège en tentant d’avaler un morceau de gruyère trop grand pour elle.

Je ne suis pas cette femme asiatique, fine et délicate, visage de chatte, danseuse autrefois, aujourd’hui atteinte d’une maladie héréditaire et incurable qui avance pas à pas dans la rue munie d’une canne et sourire à la bouche.

Je suis elle qui attend sur une chaise en tissu bleu la fin du cours de violon de son fils, concentrée sur ce moment particulier et suspendu, moment libre de l’attente, entourée de mères seules s’observant les unes les autres ou papotantes en duo, dans un espace dédié aux enfants, libérées une heure durant de leur obsédante présence.

Je ne suis pas elle qui déteste se mettre nue devant les autres et va aux bains de Budapest, au spa de Caudalie à Saint Émilion, se trempe dans des eaux brûlantes ou glacées, et se fait masser le corps, alors qu’elle ne supporte, dit-elle, d’être touchée qu’à la tête.

Je ne suis pas une femelle canard qui plonge le bec dans l’eau glacée à la recherche d’éventuels planctons, relève la tête hors de l’eau, replonge, et recommence à l’infini.

Je ne suis pas elle, auburn, visage lisse, cheveux rangés en pommade, assise sous la lumière d’une fenêtre, qui profère les mots de Kafka, lisse et énonce, tend et disjoint la langue allemande, je ne suis pas Barbara Ulrich dans Schakale und Araber, de J.M. Straub. Dommage.

Je ne suis pas elle, en twin set beige et noir, qui commente en détails les pages mode d’un journal féminin avec sa fille, 16 ans, cheveux longs bouclés châtains, habillée de beige, la repoussant d’un geste agacé de la main : range tes cheveux, ils me gênent. Ouf.

Je ne suis pas celle en pantalon de ski noir à bretelles, tout confort, veste assortie légère et coupe vent, manches recouvrant poignets et mains, sous vêtements antitranspirants appropriés au grand froid, chaussettes synthétiques absorbant l’humidité, bandeau blanc neige sur les oreilles, pas celle, chaussures montantes de marche imperméables et résistantes à tout rocher, toute glissade sur sol gelé, qui reste assise toute la journée sur une terrasse au soleil face à la montagne enneigée, immobile. Quoique.

Je ne suis pas celle, 20 ans, brune et jolie, cheveux en catogan, fidèle et sage, qui met la table, appliquée, dans la maison de sa mère, sous les yeux de sa mère qui lui téléphone chaque jour depuis qu’elle a quitté la maison familiale.
Je ne suis pas non plus la mère de la jolie jeune fille brune, fidèle et sage, qui regarde sa fille dresser la table pour les invités, sa fille qui lui manque terriblement, tous les jours, depuis qu’elle a quitté la maison familiale.

Je ne suis pas la jeune femme élégante d’origine marocaine vêtue d’un léger bleu marine, précise et active, directrice d’un établissement culturel important, qui légifère, séduit et tranche en toute facilité et impunité.

Je ne suis pas Celle là, libre et farouche, sauvage, qui suit sa route, traversant paysages et pensées, une renarde sœur et familière brièvement à ses côtés, celle-là du livre Celle-là de C. Weinzaepflen. Pourquoi.

Je ne suis pas celle, sans doute libanaise - a été belle autrefois- qui guette le sourire et l’attention du jeune serveur brun aux traits aiguisés et hautains du café chic parisien -a été un café d’artistes autrefois - dans ce lieu qu’elle considère, en habituée, comme sa cantine. Le jeune serveur -faux sourire, il attend la fin du service- la méprise.

Je ne suis pas, dommage dommage, Kim Basinger dans Fool for love d’Altman, jeune encore, May, fragile forte folle et dense, qui s’affronte, se bat, se love, hait et désire Eddie, Sam Shepard, dans une rixe amoureuse incessante, farouche et rebelle, il n’est peut-être pas son amant, peut-être son frère.

Je ne suis pas Sandrine, mère de 2 enfants et femme du mari, elle les élève et les couve, les nourrit et leur apprend, elle tient sa maison, fait le ménage et les courses tout en travaillant, chante les chansons et lit les livres le soir, répand sa bonne humeur, quelques cris parfois, les enfants exagèrent, ne rangent pas leur chambre, le mari s’endort trop tôt et ronfle, mais il est toujours là, paie les voyages de découverte et la maison de campagne, la vie est bonne et calme, je ne suis pas celle-là non plus.

Je ne suis pas Chantal, qui s’amuse et se prend pour un marquis dans un château renaissance, joue à visiter les pièces, regrette les temps anciens de gloire et de richesse, je ne suis pas Chantal qui dans la pièce de réception du château crie C’est la vie, on doit accepter, elle marquis regrettant sa défunte marquise, elle Chantal du Sénégal regrettant ses filles là-bas abandonnées et le dit le crie dans la salle vide du château devenu le sien.

Je ne suis pas elle, principale de collège, raide bien que voûtée, malade à vomir chaque fois qu’elle prend le train, son père était agent de la SNCF, c’est psychologique dit-elle.

Je ne suis pas cette jeune professeur de français, pleine d’entrain, inquiète, yeux bleus vifs, dont le collège fait face à l’immeuble familial où résident sa mère, sa tante et son grand-père -pratique pour aller prendre un café entre les cours dit-elle- et revient avec ses élèves s’amuser, elle aime son travail, elle aime aussi ses élèves, en est fière et responsable, son mari souhaite partir pour le sud mais elle pas question, tout va bien ici, rien à changer.

Je ne suis pas une renarde. Pas assez rousse et assez rusée. Et incapable de proposer un repas à une cigogne.

Je ne suis pas la femme de cet homme de grande taille, motard aux cheveux abondants désormais blancs, belle prestance, qui marche avec un déhanchement sexy mais ne joue d’aucune séduction, je ne suis pas cette femme qui fait l’amour avec cet homme aux cheveux désormais blancs mais toujours aussi abondants, sur la moto duquel je vais avec plaisir, Mets la visière de ton casque me dit-il, on va rouler vite.

Je ne suis pas celle qui s’exclame devant le jaune d’un canari, s’exclame devant le premier chant du canari et s’attendrit devant sa première nuit, bec rentré sous les plumes, plumes gonflées en boule, celle qui s’adresse au canari de la même voix qu’à l’enfant, l’enfant pour lequel elle acheté le canari. Je ne suis pas celle-là. Quoique.

Je ne suis pas un canari qui s’effraie et s’inquiète au moindre mouvement, guette le soleil pour oser mon premier chant.

Je suis la petite fille qui fait un trou dans le sable sur la grande plage de l’île et je suis celle qui la regarde. Je creuse profondément, celle qui me regarde m’aide, fait des remparts pour que l’eau ne pénètre pas. Je fais un tout petit trou du bout du doigt dans le rempart pour permettre à la mer d’y entrer. Je parle sans cesse - très éveillée dit la grand-mère. Je suis celle qui regarde et je dis à la petite fille je vais m’en aller maintenant, aller voir plus loin, et toi, la petite fille, tu vas rejoindre ta maman. Et toi, la tienne dit la petite fille que je regarde.

Je ne suis pas cette femme aux yeux clairs, pull de coton rose passé, baskets aux pieds et cheveux blancs, qui tient l’hôtel propre et accueillant de ce bord de mer doux et âpre à la fois, printemps en aubépines et ajoncs, Bretagne donc, depuis quand est-elle là, joyeuse, souriante, ses yeux ne lâchent pas, transpercent. Elle voit au travers des visages et des corps, longue habitude, il faudra se méfier.

Je ne suis pas elle, grossie par l’âge, coiffure de fausse blonde, pantalon panthère et boots assorties, qui se régale d’une salade océane avant de s’abriter avec un stylo et un papier derrière son sac posé sur la table de la terrasse du café de la gare, ah, elle écrit ? Non : mots croisés.
Moi je suis celle qui me bourre de crêpes, une andouille-fromage-oeuf, une fromage seul, et pour finir une fraise, avant de m’endormir au soleil, coude appuyé sur le bras du fauteuil de la terrasse du café de la gare.

Je ne suis pas cette mère qui embrasse son gros bébé aux yeux bleus toutes les cinquante secondes en espérant que tous les passagers du wagon nous regardent et me questionnent.

Je ne suis pas une écrevisse que l’on pêche à mains nues et qui change de couleur quand on la cuit.

Je suis elle qui hésite, ne sait pas exactement de quoi son film sera fait, mais le sait bien au fond, elle qui soutient le regard de celle en face lui demandant de préciser son sujet. Je suis elle des ongles jusqu’à la bouche, je suis elle dans ses recoins et ses affirmations et je suis celle en face. Je suis épuisée.

Je ne suis pas non plus un crocodile, un hibou, une mouette, une chouette, une daurade, ou une araignée. Je n’ai pas les yeux, la carapace, les écailles, les ailes ou les pattes pour ça.

Je suis un coucou. Je suis plusieurs.

Je suis cette Américaine riche, dont s’éprend un Italien riche, qui rentré dans son pays m’envoie une lettre disant Je viens te chercher mon amour, viens avec moi je ne peux vivre sans toi et tutti quanti, et moi qui le suit, moi qui n’hésite pas, quitte mon pays ma famille mes amis, moi qui devient l’Américaine d’Italie, extravagante et riche, je suis celle-là, oh là là, l’histoire commence.

Non, je ne suis pas celle, pas encore, assise seule au fond du restaurant qui mange une brochette d’agneau petits légumes, relève la tête de temps à autre, lunettes sur le nez, celle qui attend d’avoir fini la brochette, d’avoir fini le verre d’eau puis la tasse de café, qui attend la fin du repas, la fin de la journée, et la fin de la semaine, la fin de l’année, la fin, pas encore, pas tout à fait encore.

Je suis l’une et l’autre qui dorment côte à côte dans le train, tête penchée du même coté, se ressemblent, la bouche en cœur, les pommettes, l’arc des sourcils, l’attache des narines sur le dessus des lèvres, la peau blanche et lisse. Rien n’empêche leur sommeil, aucune gare où s’arrête le train. Dorment tranquille, sœurs jumelles ? Quelques années d’écart cependant, l’une est ce que l’autre deviendra ?

Je ne suis pas la mère phoque, ballon rouge sur le nez, pas la fille poulpe qui crache un nuage d’encre, pas la grand-mère baleine qui plonge malgré ses lunettes, je ne fais pas partie du jeu de 7 familles Les animaux de la mer.

Je ne suis pas la mère qui laisse partir son fils parce qu’elle le doit, parce qu’elle le sait promis à une autre vie que la sienne, parce qu’elle le veut libre et heureux, elle accepte ainsi son destin, pousse son fils à la quitter, elle sait qu’alors elle sera comme morte. Je ne suis pas la mère d’Anakin dans Starwars numéro 1. Et je pleure.

Je ne suis pas une chouette avec de gros yeux qui guette inquiète autour d’elle, tourne la tête en tous sens, cherche une proie, préfère la nuit au jour.

Je ne suis pas elle, visage peint moitié jaune moitié noir, supporter effrénée de l’équipe qui dispute la finale au stade de France, je ne suis pas elle qui a accroché au mur de sa chambre le poster du chanteur qu’elle écoute en boucle, je ne suis pas elle qui adresse une lettre subjuguée au plus grand écrivain du monde. Je ne suis pas une fan.

Je ne mange pas de poulet rôti tous les dimanches en famille, accompagné de pommes de terre rissolées et de salade, suivi d’un plateau de fromages et d’une tarte aux pommes, avec vin rouge. Je ne peux pas être ce coucou là.

Je ne suis pas elle aux yeux clairs vert d’eau qui a organisé sa maison de campagne normande à la pelouse près, buanderie et cabane de jardin à part, chaque chose à sa place, parterre de myosotis et arbre boules de neige, verres sur étagères au-dessus des tasses, confitures au sec, elle venue de Hollande, champs de tulipes alignées et ciels bas, il faudra déplacer le fauteuil installé dehors pour vue sur la campagne, il n’est pas tout à fait à sa place. Ouf.

Je ne suis pas une otarie confinée dans un bassin qui fait trois par jour tourner des ballons sur son nez pour un spectacle aquatique qui ébahit les enfants.

Je ne suis pas elle qui parle une langue étrangère à lui qui ne la comprend pas et lui répond dans une autre langue qu’elle ne comprend pas. Je ne suis pas cette jeune femme venue en Afrique à la demande du chef de chantier riche et impuissant - elle ne le méprise pas mais n’aime que le corps de l’étranger. Je ne suis pas Léone dans Combat de nègre et de chiens de B-M Koltes. J’aimerais.

Je ne suis pas elle, Africaine qui confectionne une poupée grigri pour s’assurer d’une fête sans pluie. Elle, l’Africaine qui rit aux éclats, convaincue de sa réussite, boit du vin au tonneau, le tonneau est sans fin dit-elle, servez-moi encore, il ne pleuvra pas. La fête se finit sans pluie, j’aurais voulu être l’Africaine.

Je suis à moitié.

Je suis à moitié celle là qui veut retourner en côte d’Ivoire pour sa mère avant qu’elle ne meurt et pour sa fille qui a grandi sans elle, je suis à moitié celle qui veut partir là-bas recevoir les bénédictions de sa mère, et lui écrit "oh ma mère, toi qui m’a portée au dos, toi qui a essuyé mes premières larmes, je pense à toi, oh Dama, oh ma mère, toi qui m’allaita, je pense à toi !", je suis à moitié celle-là.

Je suis à moitié celle qui déroule le ballon de Thésée, ballon de fil rouge dont elle s’est servi pour arpenter un étang de la Brenne, celle qui déroule le fil et raconte l’histoire, celle des inventions rouges, peintures et mots, je suis le fil que déroule Scomparo pour C. Minard.

Je ne suis pas la petite bête verte cachée sous le tapis de fausse pelouse soulevé par J.Rebotier dans Contre les animaux, et écrasée par sa botte.

Je suis à moitié elle assise seule dans la cabine close du bateau qui traverse du continent à l’île, des fleurs en bouquets mortuaires devant moi, peau brunie du premier printemps et cheveux courts blond cendré, air hagard et perdu, yeux cernés, regard fixe, joues creusées, je suis à moitié elle assise à coté du cercueil fermé de son mari pêcheur naufragé d’une tempête, elle assise à coté du corps mort de son mari rapatrié du continent après autopsie pour être enterré dans le cimetière marin au dessus-du port de l’île.

Je suis elle qui boit une bière, fraîche la bière, avec assiette de frites, grillées les frites, à la terrasse ensoleillée d’un café.
Et je suis elle qui voudrait décider d’avaler tous les cachets qu’elle a sous la main pour une disparition rapide et brutale.

Je ne suis pas elle invitée d’une émission littéraire qui raconte difficilement le livre qu’elle a écrit se passant exclusivement autour de la mise en oeuvre du chantier d’un rond point. Non non.

Et je ne suis pas celle-ci spécialiste en art qui d’une voix monocorde trop douce et trop lente raconte en détail dans un diner les œuvres exemplaires et merveilleuses qu’elle a vues dans un jardin au Brésil, comme si ça vie et celle de ceux qui l’écoutent en dépendait.

Je ne suis pas un canari qui chante la matin au soleil quand on accroche sa cage à la fenêtre.

Je ne suis pas celle-ci qui porte un pantalon de toile jaune distendu, respire au milieu des syllabes, refuse ce qui est nommé le monde du travail, et j’achète un pantalon de toile jaune distendu.

Je ne suis pas une petite souris qui vole un morceau de gruyère et court se réfugier dans un trou pour le manger.
Et je ne suis pas une raie triangulaire que l’on mange avec des câpres pour relever la fadeur de la chair.

Je ne suis pas une araignée de mer que l’on décortique jusqu’au fond de la carapace, ni une araignée de terre que l’on écrase d’un coup de semelle.
Je ne suis pas une limace gluante et orange qui se traîne sur un chemin mouillé et se rétracte sous la brindille que plaque un enfant sur mes cornes molles.
Je ne suis pas une baleine qui souffle et crache des jets d’eau au-dessus de sa tête après avoir avalé du plancton entre ses fanons, futurs parapluies.
Je ne suis pas une chatte qui s’endort épuisée après avoir léché et allaité ses trois petits.

Je ne suis pas la petite du bord gauche de la scène qui fait les mouvements à contre temps empêtrée dans sa robe jaune paille avec ceinture fleurie. Ni la moyenne qui virevolte en première ligne dans une robe rouge à volants sous les applaudissements de sa mère ébahie tandis que la maîtresse guette le moindre faux pas. Je ne suis pas la plus grande qui traverse la scène de haut en bas en déroulant, habile, des roues successives. Ni celle qui se trémousse, se déhanche sous la musique factice choisie pour épater, spectacle de fin d’année oblige. Je ne suis pas la petite grosse du bord de scène à droite qui attend impatiemment que la fête finisse. Je ne suis pas la jolie mignonne choisie par la maitresse dans toutes les figures imposées pour la réussite obligée du spectacle.
Je les regarde.

6 avril 2018
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