« Cadeau de qui à qui ? Je ne sais pas » - Monarques en scène à Lausanne : l’insurmontable ?
L’invitation
Le 31 août 2017 Monarques paraît aux Éditions de la Table Ronde. Le 1er octobre 2017 La Tribune de Genève annonce : « Philippe Rahmy, une plume envolée au ciel ». De notre ami écrivain demeurent, évidemment plus le corps, mais les mots, les phrases, les livres.
Début octobre, François Bon met en ligne l’annonce sur Facebook de Philippe Rahmy à ses amis de la prochaine mise en scène de Sophie Kandaouroff de Monarques au THEATRE 2.21 de Lausanne :
« Courir comme une flèche, voler à la scène. Elle s’ouvre pour Monarques en avril 2018. Il y aura deux inconnus pour être leviers, pivots. Propulseurs de langue. deux acteurs. Franck Michaux et Denis Lavant. Ces deux-là. Cadeau. cadeau de qui à qui ? je ne sais pas. Et puis il y aura le court-circuit psychique, l’insurmontable, pour moi. Il y aura la scène qui me prendra tout. On se jette, disait l’ami Dupin, il y a ce choc, dit l’ami Bon, cette parole nue, irregardable. Il y aura tout ça. Alors il faudra aussi qu’il y ait vous. Que vous soyez tous là. je vous le demande. venez. ne me laissez pas avec la blancheur. »
Tanja Rahmy, Pascal Cottin, Laura Richard, Pierre Lepori et moi sommes « là » le jeudi 19 et/ou le vendredi 20 avril 2018, le défi est gigantesque : la mise en scène, la voix et le corps du comédien nous rendront-ils Philippe Rahmy, et Monarques ? Accorderons-nous à Sophie Kandaouroff et à Denis Lavant la liberté d’interpréter ? Tandis que je suis à Lausanne pour accepter la disparition de Philippe, je cours misérablement le retrouver et me consoler d’avoir lu son dernier livre sans lui.
L’insurmontable
C’est dans une salle totalement noire que retentit la musique de Soren Siegumfeldt et que s’élève la voix de Denis Lavant : « Je me résous à parler puisque cela aussi sera emporté. »
Les accessoires de la scène sont géométriques, à l’horizontale une table, à la verticale un tableau noir, tous deux rectangulaires, et il n’y a pas de couleurs – en dehors des couvertures d’exemplaires de Monarques, Béton armé et Mouvement par la fin, au sol — , beaucoup de noir, costume de Denis Lavant, table, tableau, et le blanc de la craie qui inscrit les années, 1936, 1938, 1975, 1983 , ou les lieux, Hanovre, Paris, Veyens-Bogis.
Le travail de lumières de Danielle Milovic est d’une précision totale et sans ménagement, peut-être rappelle-t-elle ainsi la nuit du 5 novembre 1938 au Bœuf sur le toit organisée par Cocteau en l’honneur du jazzman Benny Carter : « Aujourd’hui, pas de lumières. Tu seras dans le noir. Le public aussi. On va leur faire la surprise (...) » et l’éclairage sera celui de lampes de poche (Monarques, p.141). C’est la lumière qui créera sur scène le miroir entre l’étudiant obscur lisant le traité de versification française de Théodore de Banville et le jeune et lumineux Herschel Grynszpan qui tua en novembre 1938 un diplomate allemand pour exprimer sa révolte.
Denis Lavant donne voix au texte, c’est tout d’abord un très long monologue et, se donnant au texte, il refuse tout regard au public. La pièce commence par des phrases que nous connaissons bien, ce sont les premières de Mouvement par la fin, elles nous habitent depuis si longtemps, depuis le début ! Bien entendu aussi, il donne corps au personnage, et sa singularité, ses torsions, les mouvements de ses doigts, son écriture qui trace à la craie dates et noms propres sur le tableau et la table, incarnent progressivement la naissance de l’écrivain et de l’écriture.
Son interprétation pendant le premier tiers de la pièce, tandis qu’il est seul sur scène, traduit une intériorité en voie d’explosion, que l’on peut trouver trop insistante : on attend la lumière, on attend que la vie romanesque d’Yvonne et la personnalité idéale d’Adly Rahmy viennent contrecarrer l’obscurité, que s’envolent les papillons colorés, que l’ordre du monde et de l’écriture soit proclamé, que Monarques que nous connaissons nous soit rendu. Malentendu.
Contrairement à ce que mentionnent les différentes présentations succinctes de la pièce et même l’affiche du spectacle, Sophie Kandaouroff n’adapte pas le roman de Philippe Rahmy mais une version très intermédiaire que nous ne connaissons pas : Les Monarques de Philippe Adly Rahmy ! Cette version lui a été offerte par l’auteur précisément pour qu’elle l’adapte au théâtre, et elle s’attache presqu’uniquement à tresser le parallèle entre le personnage-narrateur et Herschel Grynszpan., ce qui explique que nous n’ajoutons pas à Hanovre et Paris Tel-Aviv et que nous n’ayons de la mort du père qu’un récit furtif.
Herschel Rahmy (et Frank Lavant)
Cela fonctionne. Sur scène, dans la lumière, entre le personnage d’Herschel Grynszpan incarné par Frank Michaux, grand, gominé, yeux brillants, debout, face au public : on le remercie de dénouer la tension qui nous tient, d’être si clair, si lisible. Progressivement, Denis Lavant tourne la tête vers les spectateurs et recherche à son tour la lumière, la connivence, une lecture partagée. On quitte le sépulcre et le portrait de la douleur.
On entend distinctement la phrase « Je suis devenu un écrivain pour écrire l’histoire de cette concordance », et c’est bien ce que réalise la pièce de théâtre : l’étudiant vaudois devient l’écrivain, celui dont les livres sont aux pieds de la table sur scène, en se glissant dans le halo de lumière dégagé par Herschel.
Le plus remarquable n’est pas que le personnage-narrateur cherche à se confondre avec son double lumineux et antérieur, mais que ce dernier, sans se départir de son personnage, accueille dans sa clarté l’étudiant vaudois en perdition. Car c’est aussi Franck Michaux qui dit des extraits d’autres œuvres de Philippe Rahmy, se baissant pour prendre le volume de Béton armé, ou même de Monarques. Générosité d’une réciprocité et d’une reconnaissance théâtrales.
Les Monarques
Il existe un personnage féminin, dans cette version antérieure au roman, qui s’appelle Tanja et le récit est heureux : étudiante quand le personnage-narrateur est étudiant, elle lui sourit et il tombe amoureux ; il la dessine pendant les cours, et « Le reste n’appartient qu’à nous ». Elle l’accompagne jusque « fin août 2016 » : « Nous habitons rue Mazarine, face au Conti ».
A la presque fin de la représentation s’envolent les papillons colorés : le texte est admirablement dit par Denis Lavant et donné, les yeux dans les yeux, aux spectateurs.
« La fin » est bien celle du Mouvement :
Toi qui souffres, pourquoi distinguer ta douleur de la mienne ? Tiens bon, frère, sœur, tiens-toi ferme. Regarde ! Aussi vrai que j’écris de mon corps lequel est appelé livre, et que tu peux m’y voir heureux, aussi vrai je me tiens debout à ton côté et toi au mien. Ainsi nous apparaissons singuliers l’un pour l’autre et notre misère n’est plus du livre, ni du corps, mais faite de notre ressemblance. Elle est la nature profonde de la fraternité. La solitude absolue s’affirmerait insensible à la douleur.
Mouvement par la fin, p.52-53
Et c’est vrai, je suis venue à Lausanne pour relier début et fin. L’écriture de cet article rendant compte de la mise en scène de Monarques n’est pas une critique mais le témoignage que les textes de Philippe Rahmy sont vivants.
Merci à Denis Lavant, Sophie Kandaouroff et Danielle Milovic d’avoir été au bout de ce qui était une joie pour Philippe : « une scène, un théâtre, là, au bout de la route ».
Que vivent les textes de notre ami !
Les photos sont de Karen To, et les représentations se poursuivent jusqu’au 29 avril.