Anne Savelli, Les Halles, terrain de jeu
Un PechaKucha présenté lors de la soirée La ville, terrain de je/u
Jeudi 21 mars 2013 à 19h30
au Centre Cerise
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Les Halles, terrain de jeu
1.
Elle m’avait dit : il faut y ajouter du jeu. Quand ça ne va pas il faut brasser, et battre, redistribuer les cartes, il faut du jeu pour dégripper les rouages, alléger le bagage, si c’est la nage, le jeu, alors allez nager mais la nage n’avait pas suffit.
2.
Elle l’avait dit mais j’avais traduit, à la longue : jouer avec les nerfs, jouer avec le feu, les règles n’étaient plus très claires, je donnais le change ah ça oui on disait : tout est si construit Cependant j’avais prévenu : écrire c’est détruire et construire et détruire on n’est pas dans le bâtiment.
3.
Et tout le monde, moi y compris, jouait le jeu c’est pour de faux c’est implicite ce n’est pas dit ça n’y est pas personne n’osait demander c’est de la fiction oui ou non ? C’est le jeu de la narration au royaume du double sens le mot compte triple on le sait.
4.
À chaque phrase on mise tout c’est nu qu’on avance bien sûr, il n’est pas question de tricher même si le terrain se dérobe, à chaque pas s’ouvre une brèche alors où est passé le jeu je te le demande tu te tais.
5.
Je me disais Mais tu ne pourrais pas arrêter ? Prendre du recul, de la distance, à la légère, à la volée, accepter qu’il manque quelque chose, user de calculs et de ruses pour passer par dessus la faille ? Nue, sans armure, ça va un peu.
6.
Mais non se protéger au lieu / au lieu de prolonger le jeu je ne pouvais y arriver (le jeu c’était la roulette, je pensais à la roulette russe alors tu vois où j’en étais)
7.
C’était l’impasse, claire et nette, des murs et des murs sur des mètres, sans porte, fenêtre, ouverture. Et donc : retourner en arrière ? Revenir sur mes pas ? Renoncer ? Ah ça non. Jamais ce verbe-là ne fera partie de mon vocabulaire. Je suis sortie. Je suis allée aux Halles.
8.
Il faut se centrer, disait-elle. Alors je suis allée au centre, au ventre, pile dans le ventre de Paris et c’était bien là en effet qu’il fallait dénouer les nerfs, amadouer le feu (car l’éteindre non je me connais, il ne faut pas trop m’en demander).
9.
Je me demandais : mais qui est ce je qui parle et dit, comme ça, « je me connais » ? Je te connais, répondaient les Halles, on t’a connue petite, tu sais. Oh pas tant que ça. Seize ans. Oui. Ainsi, je repartais en arrière. Quand même. Et c’était tout réinventer.
10.
Dehors, les Halles en chantier promettaient l’avenir, forcément radieux, mais le gel et le froid duraient. J’ai pris une carte d’entrée, un passe à l’année, puis l’escalator : direction le musée. Droit devant : le bleu (Klein), les deux Delaunay, et tout ce qui s’ensuit.
11.
Il faisait trop froid pour tenter l’aventure, errer, s’asseoir, se perdre, dehors. Alors, dans le musée, j’ai cherché ce qu’on pouvait faire. J’ai regardé un film de Beckett, écrit un twit à un copain, écouté Antonin Artaud, pris quelques notes. Je me suis installée par terre, dans une grotte de papier : un comédien m’a lu des textes. J’ai attendu et applaudi.
12.
Me voilà en plein luxe, ai-je dit (heureusement personne n’entendait). Payée pour visiter le musée sans le visiter le moins du monde. À tester deux trois trucs (prendre en photo un sac Sacco, semblable à celui de mon enfance ; suivre un groupe d’élèves ; cliquer sur des liens en tous genres menant à des chorégraphies...) tandis que les autres travaillent.
13.
Ça travaillait en profondeur, creusait du côté des seize ans. Quand on met tout cela à jour, sur une toile, une feuille, un écran, on comprend qu’il y a eu des deux : du jeu, du travail. En attendant j’étais assise, sur un banc, face à ce tableau.
14.
Il me faudrait un terrain vierge mais c’est trop tard, ai-je pensé. Doubles faces que ces cartes à jouer, battues et rebattues qu’importe. Le château s’écroule on le sait à mesure qu’il s’érige mieux, emporte avec lui les aveux, échec impuissance amours mortes : la la la jolie ritournelle elle a cent mille ans alors stop
15.
Battues et rebattues : qu’importe. On est là, assis, au présent, le banc est le terrain de jeu. Mais la voisine ne regarde que l’écran de son téléphone et, sonnée, silencieuse, à vrai dire je ne fais guère mieux.
16.
Pourtant tout le monde me parle, et mieux : sans mots (les mots me fatiguent, ils sont usés jusqu’à la corde, on n’en peut plus, non, si ?). On n’en peut plus, on est : peuple de plus, de plus, toujours plus de mots et d’images, de pouces levés, de signes +
17.
On n’en peut plus mais sans savoir de quoi, ce qui manque se déplace, voilà, dès que la faille se comble une autre fait surface, ça craquelle, et plus creusée encore, la partie est sans fin, pions ou dés c’est pareil.
18.
On n’en peut plus mais on en veut encore, tant et plus, de ce qui nourrit les angoisses, poison antidote mêlés. Quant à passer son tour, tu rigoles ? Sur le banc la voisine se lève. Rester quelques instants de plus.
19.
Se hisser se hausser : qui pourrait nous porter, nous rendre l’allégresse, l’intensité légère ? Ce serait ça, le jeu. Trouver celui, ou celle, ou le lieu, ou le geste, ou le livre, ou le chant, qui entraîne loin de soi et invite à danser.
20.
C’est alors qu’ailleurs, Bjork, ses 23 choristes islandaises,ont levé le point, m’ont lancé : higher higher. Répété higher higher. Il était question d’un drapeau, d’élever son propre drapeau. Mais ce que j’entendais, surtout, c’était ceci : higher higher. Et comme je suis française, que mon terrain de jeu est au centre de Paris, j’ai entendu aussi : ailleurs, ailleurs. Et j’ai gardé les deux. Ainsi serait le jeu.