Anthony Poiraudeau | Découvertes du Continent Retiré


Quant au Continent Retiré, il demeure la zone la plus singulière et la plus mystérieuse de notre monde. Ces terres furent tardivement découvertes par les navigateurs wavriens. On y trouva des populations qui avaient développé des langages richement articulés, des formes d’art et d’architecture très élaborées et raffinées, et grand nombre de techniques très sophistiquées, parmi lesquelles l’écriture, l’arme à feu, l’imprimerie, le psychographe et l’ascenseur électrique. C’étaient des civilisations brillantes, paisibles et dépourvues de l’esprit de gigantisme, qui bénéficiaient d’une agriculture prospère grâce à la clémence générale des climats, qui cantonnaient leur usage des armes aux jeux et sports, et qui, malgré une réputation d’important appétit sexuel, ou grâce à celui-ci, jouissaient en apparence d’une bonne stabilité démographique. Les quelques observations qui précèdent sont cependant superficielles et fort lacunaires, car les expéditions eurent peu loisir d’étendre et d’approfondir leurs recherches sur les aspects prétendument originels de ces territoires. Les investigations ne purent se poursuivre (ou du moins leur fruit ne put être communiqué au reste du monde), car bientôt le Continent Retiré - que l’on avait d’abord ainsi nommé, faute de mieux, en raison de son important éloignement de toute autre terre émergée - fut effectivement retiré du monde, à un tout autre sens du terme : il avait subitement disparu. Il était devenu impossible de s’y rendre, il n’y avait plus rien d’autre à son emplacement qu’une immense étendue de mer. On ne put y envoyer de nouveaux explorateurs, si ce n’est pour leur faire constater à leur tour qu’en effet, il n’y avait plus le moindre continent en cet endroit. Sauf s’ils n’avaient pas moins cessé d’exister que le continent, au cas où tout bonnement plus rien n’existerait, les expéditeurs brabançons se trouvaient assurément encore sur le territoire disparu, duquel ils ne revinrent jamais. Lorsque le Continent Retiré reparut de nombreuses décennies plus tard, sauf le secours d’une longévité surnaturelle de leur part, il n’était pas envisageable de les retrouver vivants. On localisa cependant leur très probable descendance dans une péninsule au sud-est du Continent Retiré. Dans un climat délectable, approximativement méditerranéen, ils avaient bâti une société invraisemblablement proche de celle de la province du Brabant wallon, dans ses moindres aspects linguistiques, architecturaux, culinaires et folkloriques.

Une flottille d’explorateurs francs-tireurs, qui depuis des années naviguait sans avoir trouvé le moindre territoire inconnu dont il aurait été possible de vendre la conquête à une Cour ou à un État, avait cru à une découverte totalement neuve, lorsqu’elle avait finalement atterri sur un vaste rivage qu’aucune de leurs cartes ne mentionnait. Depuis plusieurs mois, ils doutaient de plus en plus de ce qui leur avait fait prendre la mer, l’évidente probabilité de l’existence de territoires colonisables encore inconnus. Après quelques expéditions aux alentours du lieu où ils avaient abordé, ils constatèrent que cette nouvelle terre était probablement immense. Ils en tirèrent une vive joie. Le territoire semblait en outre peu densément peuplé, les quelques indigènes qu’ils y rencontrèrent étaient modérément farouches, et dotés d’équipements étonnamment sophistiqués. Une fois accomplis les premiers repérages qui allaient permettre la description de cette nouvelle terre, une partie des explorateurs francs-tireurs reprit la mer pour entreprendre de possibles acquéreurs de leur découverte, tandis que les autres y demeurèrent pour conserver la possession de la terre.

Alors, les messagers des explorateurs francs-tireurs arpentèrent patiemment le Vieux Continent pour vanter auprès des Cours les mérites de la merveilleuse découverte accomplie par leur flottille, et des profits qui pourraient en être tirés. Une île au climat hospitalier, assurément grande puisqu’ils n’avaient pas même pu en embrasser toute l’ampleur, laquelle pouvait, soutenaient-ils, s’étendre aux dimensions d’un continent. L’extraordinaire joyau que ne manquerait pas de constituer cette terre pour la patrie qui s’en porterait acquéresse justifiait les prix les plus élevés, et d’ailleurs, ses découvreurs n’en demandaient pas moins. Génois et Napolitains se montraient très concernés, de même que les Prussiens. Les Français souhaitaient surtout que l’Angleterre n’en devienne point propriétaire, et se disaient prêts à faire monter les prix si la Perfide Albion se prétendait cliente. Les émissaires francs-tireurs promirent de ne point proposer le marché aux Anglais, mais bien sûr ne purent garantir que l’on n’en entendît mot par delà la Manche. Ils se rendirent sur le champ à Londres. Ils iraient plus tard en Espagne et en Hollande. Les Cours et les Parlements de l’Europe ne tardèrent pas à bruisser des nouvelles de cette découverte mirifique et de sa disponibilité au plus offrant, si bien qu’à la Commune de Wavre, dans le Brabant, on s’interrogea : cette nouvelle terre ne serait-elle pas le fameux Continent Retiré, que les Wavriens avaient découvert, exploré et sur lequel ils s’étaient modestement implantés. Le Continent Retiré avait par brusque extraordinaire très mystérieusement disparu, il n’était donc point si improbable qu’un prodige inverse le fasse reparaître. Si la preuve pouvait être faite que les terres dont la vente était proposée par les francs-tireurs étaient la réapparition du Continent Retiré, la légitimité de ses plus récents possesseurs serait contestable. Les Wavriens pesaient trop peu pour espérer se faire obéir mais ils se pensaient capables de faire appuyer leur voix par un ennemi de leur concurrent à la possession de cette contrée dont ils étaient persuadés qu’elle était la leur.

Les émissaires des francs-tireurs n’eurent point à entreprendre le voyage de Hollande, ni celui d’Espagne. La rumeur de la merveille terrestre qu’ils venaient vendre les avait précédé à Londres, où tous les ornements d’apparat, et les ors et pourpres du plus haut faste avaient été déployés pour les accueillir. Stuart, Tudor ou Hanovre, omnipotent et plénipotentiaire sur terre aussi loin que s’étendait l’Angleterre, le souverain en avait décidé et personnellement y veillerait, sa couronne serait celle et seule à disposer d’autorité sur ce nouveau territoire fantastique. L’issue du commerce avec les représentants des explorateurs francs-tireurs ne serait ni négociable ni incertaine, leur prix serait celui de l’Angleterre et anglaise autant qu’elle était déjà faramineuse serait la nouvelle terre. Il n’était plus nécessaire aux vendeurs de monde de se rendre auprès des cours hollandaises et espagnoles sauf si, dès que l’acquisition par l’Angleterre aura été entérinée, le goût désintéressé des territoires ibériques et bataves était le leur.

À la suite de l’acquisition par la Couronne d’Angleterre de la faramineuse découverte, de la prodigieuse Nouvelle Terre qui de part en part était cousue de l’or des plus fabuleuses promesses, une grave et terrible traînée de poudre ne tarda pas à se répandre de cité en cité, depuis les ports hanséatiques et les rivages scandinaves jusqu’aux confins de la Méditerranée et de la Sibérie, celle de la fureur du Royaume de France, de l’infernal tonnerre qu’elle menaçait faire s’abattre sur l’insulaire autant qu’honni Royaume des Anglais, ainsi que sur les vils, abjects et turpides autant que misérables traîtres, ces ignobles émissaires des explorateurs francs-tireurs desquels serment avait été tiré de vendre à la France, à meilleur prix encore et quel qu’il soit, le nouveau continent si l’Angleterre prétendait à sa possession. D’autres émissaires seraient bientôt à Paris, Brabançons ceux-ci, qui tâcheraient de convaincre le Roi de France que la Nouvelle Terre revenait assurément aux Wavriens, puisqu’il s’agissait là de toute évidence du Continent Retiré, qu’ils avaient eux-mêmes les premiers découvert avant que celui-ci ne disparaisse, puis manifestement reparaisse puisque c’était à n’en pas douter lui qui était là de nouveau. Parce que le Royaume de France enrageait, fulminait et tempêtait que la Nouvelle Terre soit devenue possession anglaise, les Wavriens avait bon espoir qu’en implorant l’autoproclamée Fille aînée de l’Église, celle-ci accepte de bien vouloir peser de toute sa puissance pour que la légitimité wavrienne sur la Nouvelle Terre soit pour tous une solution préférable.

Anthony Poiraudeau


Anthony Poiraudeau est auteur.
Son blog, Futiles et graves. Il administre également le blog collectif le convoi des glossolales.
Ce texte fait partie d’un ensemble en cours, intitulé Aperçus du Continent retiré, dont il lira une partie lors de La nuit remue 5.

24 mai 2011
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