Anthony Poiraudeau | Les nouvelles villes
Projet El Pocero : dans une ville fantôme de la crise espagnole, (éditions Inculte, février 2013), journal d’avant-parution (2).
Lire la partie 1 de ce journal d’avant-parution.
Entre 1998 et 2008, l’Espagne a connu une période de forte surproduction immobilière, pendant laquelle jusqu’à 700 000 nouveaux logements pouvaient être construits chaque année — une production supérieure à celles, à la même époque, de la France, de l’Allemagne et de l’Angleterre réunies ; très supérieure aux besoins, également. En peu de temps, le pays s’est trouvé recouvert d’une multitude de zones urbaines neuves, bien davantage que partout ailleurs en Europe. Si la disposition orthogonale des rues, les lotissements pavillonnaires, les barres d’immeubles parallélépipédiques construits en Espagne à cette période ne sont pas en eux-mêmes des formes urbaines nouvelles, leur prolifération a créé un nouveau type de paysage, avec floraison sauvage de chantiers, puis de bâtiments neufs en quantités innombrables. C’est le cumul de l’ampleur de ces quartiers neufs et de la surproduction de nouveaux logements qui a donné naissance à un type de ville inédit en Europe : la ville entièrement neuve et quasiment déserte — des villes fantômes qui, contrairement à celles de l’ancienne manière, n’ont pas eu besoin d’être désertées par leurs résidents pour devenir inhabitées.
Dans le troisième chapitre, le livre Projet El Pocero aborde la question de la forme de la nouvelle ville telle qu’elle s’est développée en Espagne au cours de la décennie 2000. J’entends alors, par forme, non seulement la morphologie de la cellule de base de la ville (l’immeuble, le bloc, ou le quartier), mais aussi sa façon expansive de se propager et de prendre place dans l’espace préexistant. La forme comme manière de croître et de s’étendre dans l’espace — je considère en ce cas que la forme de la propagation de la ville fait partie de la forme de la ville propagée.
Ce chapitre est une très brève histoire d’espace, sans personnage, à laquelle j’ai voulu donner une tonalité de récit. J’aime les récits d’espace sans personnage (ou dont les personnages sont là en tant qu’élément compris dans cet espace), comme par exemple dans Les Villes invisibles d’Italo Calvino (une lecture très récente pour moi au moment de l’écriture de ce chapitre), ou comme si tout ce qui intervenait dans l’espace raconté, y compris l’activité humaine, était considéré à la façon de phénomènes géologiques ou météorologiques.
Un extrait du troisième chapitre :
Les anciennes cités sont toujours là, mais à partir d’un certain degré de proximité, leur aspect prend aux yeux du voyageur une apparence semblable à celle d’une toile tendue de vieux décor de cinéma, qu’on croirait subitement vue sous un angle trahissant son artificialité, comme depuis des studios voisins désormais affectés à d’autres activités. Elles sont cernées de nouvelles villes dont la forme et la croissance indiquent leur vocation à excéder en surface et en peuplement celles du monde préexistant. Alors, la ville qu’a rejoint le voyageur en lieu et place de celle qu’il est venu chercher est celle d’un autre lointain, un lointain qui est une proximité sans distance, une formulation de familiarité, sans être pour autant la réduction à rien de tout ailleurs, mais plutôt une transformation de l’ailleurs en un nulle part partout similaire, où se trouver revient à être également, au même moment, situé dans tous les autres lieux identiques du monde, aussi distants soient-ils.
Les nouvelles villes s’étendent en bordure des plus anciennes, comme des plateformes ou des pontons arrimés à une rive, rayonnant autour de celles dont la première vertu est d’avoir été déjà là. Les cités antérieures sont le centre géométrique de la répartition dans l’espace des nouvelles, mais ces dispositions ne répondent pas à une distribution organique entre un centre et des périphéries, si bien que la centralité des unes et la situation en lisière des autres ne tient plus qu’à des habitudes de pensée et à des symboliques désuètes. Sans centre ni bords, l’espace fait vaciller sa chronologie, le trajet de l’arpenteur ou de l’usager traverse des zones urbaines dans lesquelles l’idée de succession temporelle se dissout au fil du parcours, et remonter jusqu’à l’ancienne ville qui n’est plus le foyer de l’expansion urbaine peut tout autant faire ressentir l’anticipation d’un futur étrangement prématuré que celle du rebours vers une antériorité curieusement rémanente. Bien que contiguës, et composant ensemble une même agglomération, ancienne et nouvelle villes semblent des corps étrangers l’un à l’autre, l’une pourtant née de l’autre mais toutes deux irréconciliables, quelles que soient les décisions administratives ou les éventuelles tentatives d’aménagement du territoire. Comme si elles émanaient en fait de mondes différents n’ayant jamais communiqué mais dont des reflets, pourtant, se retrouveraient projetés sur un seul et même écran s’avérant être l’indépassable milieu matériel de nos existences.
Parmi toutes les zones urbaines neuves et presque inhabitées que comprend l’Espagne actuelle, comment choisir des lieux à la fois représentatifs de l’ensemble de ce phénomène spatial et assez spécifiques pour que le texte s’y arrête et creuse, et ménage de la place pour du récit ? J’ai cherché un site que je pourrais traiter comme un élément isolé, mais qui soit assez emblématique pour qu’il parle aussi d’un ensemble bien plus vaste. Or, certains sites, certains points de l’espace, atteignent un paroxysme des tendances étalées sur l’étendue, comme une surintensité ponctuelle polarisant la totalité. Les grandes agglomérations à la fois entièrement neuves, quasiment désertes et nettement séparées de toute ville préalable sont de ces paroxysmes. Elles forment aussi des cas rares. À ma connaissance, il y en a deux en Espagne : Ciudad Valdeluz (sur le territoire de la commune de Yebes, près de Guadalajara, à environ 60 km au nord-est de Madrid) et El Quiñon (sur le territoire de la commune de Seseña, près d’Aranjuez, à environ 40 km au sud de Madrid). Je me concentre d’abord sur Ciudad Valdeluz, car j’en trouve assez facilement des images, et on m’indique un documentaire du réalisateur Florent Tillon où elle figure. Puis, avec l’avancée de mes recherches sur la surproduction immobilière espagnole des années 2000, je prends conscience que l’histoire d’El Quiñon est plus déraisonnable encore que celle de Ciudad Valdeluz : El Quiñon est plus grand, plus enclavé, plus injustifié encore. El Quiñon est une affaire de mégalomanie.
Ainsi, dans l’espace du miracle économique espagnol, dont les principes d’organisation sont quantitatifs (chiffres d’affaires, points de croissance, prix du mètre carré, nombre de logements, comptabilité des capacités d’accueil), mon choix d’un lieu a suivi, d’une part, les critères quantitatifs au travail (la plus grande ville fantôme d’Espagne), et la décision de marquer l’arrêt et la focalisation sur un point spécifique de cet espace général, pour en déplier ses particularités de lieu singulier, et observer les qualités du matériau, générique et original, qui le constitue.
Lorsque je me rends en Espagne en mai 2012, c’est d’abord pour aller voir El Quiñon. Je vais tout de même à Ciudad Valdeluz, et à l’Ensanche de Vallecas (dans au sud-est de l’agglomération de Madrid — une zone elle aussi neuve et très inhabitée, mais située dans la masse d’une grande métropole). Je veux voir plusieurs sites pour percevoir leurs continuités et leurs différences. Je veux aussi laisser la possibilité à d’autres lieux d’éventuellement me convaincre, dans l’expérience directe, que c’est eux qui doivent être le sujet du livre, plutôt qu’El Quiñon. Cependant, lorsque je vois El Quiñon pour la première fois, depuis l’autoroute d’Andalousie, à bord d’un car pris à Madrid, le choc que me cause l’énormité de la ville dissipe tous mes doutes : El Quiñon doit être le sujet du livre. C’est d’ailleurs sur ce moment d’ahurissement et d’évidence devant la ville que s’ouvrira le livre.
© Anthony Poiraudeau