Après tout le factionnel
Lynne Cohen, Le vide après tout (IV)
Cette chronique s’inscrit dans une série intitulée Le vide après tout , une traversée de l’oeuvre de l’artiste Lynne Cohen à partir de sept photographies : après tout l’artificiel, après tout le matriciel, après tout le substantiel, après tout le factionnel, après toute l’exponentielle, après tout l’existentiel, après tout le consubstantiel
comme un écho de l’art de Thomas Demand
Elle regarde un mur et s’étonne que ce ne soit pas rien qu’un mur opus reticulatum, sur lequel est fixée une carte de la géographie des états des Etats-Unis, opus quasi reticulatum, derrière un comptoir à l’appareil non moins régulier et parfait que celui du mur. En architecture le mot appareil (opus) désigne la manière dont les éléments constitutifs d’une pièce de maçonnerie sont assemblés.
Les graffitis sont à l’origine de l’écriture, le mur appelle l’inscription, il est la matière mise à nu par le support, même. La carte ne s’inscrit pas à même le mur. Elle est accrochée au mur, découpée dans une matière épaisse qui reçoit comme seules inscriptions un entrelacs de traits blancs dont certains au Nord-Ouest semblent lumineux, à moins qu’ils ne s’embuent.
La place de deux couples de scribes, vraisemblablement normalisés, entre le comptoir et le mur est marquée par un mobilier de bureau. Leurs territoires de recherche [de copie] sont représentés sur la carte par quatre petits signes sphériques, vraisemblablement clignotants, soulignés d’un cartel, vraisemblablement libellés d’un nom propre.
Quatre bouches d’aération ingénieusement réparties dans l’espace du mur montrent la grande nécessité d’oxygène pour tout effort d’intellection. (À moins que ce soient des enceintes pour faire entendre le dehors dedans.)
La carte de géographie est un espace de représentation qui combine fait et fiction : faction. Régie par la géométrie, la symétrie, les exigences d’une pluralité de connaissances et de savoirs constitués, la carte est un modèle intelligible, un dispositif à lire, à interpréter, à interroger autant qu’à voir. Ouverte à toutes sortes d’ Espèces d’espaces, les enjeux oniriques et mythiques de la carte sont inépuisables. Sans la carte l’attrait éternel de l’ envie d’ailleurs ne saurait être rendu visible.
Le mot anglais « faction » provient des mots « facts » et « fiction », mélange de « réalité » et de « fiction ». C’est un mot turbulent qui résiste à tout ordre. Son énergique et singulier adjectif substantivé aussi est oscillant : la puissance du « factionnel » engendre un nouveau découpage, un autre mapping du réel.
La question que l’on doit toujours poser au langage est celle-ci : comment le langage (telle ou telle langue) découpe-t-il la réalité ? Qu’est-ce que, de cette réalité, il découpe ? C’est ce qu’on appelle le mapping, la carte géographique dont le langage prétend empreindre la surface terrestre du réel. Or cette question, il faut de nouveau la poser à l’écriture. Même lorsque l’écriture « transcrit » le langage oral, elle ne le découpe pas d’une façon égale et universelle : la conscience du « mot » est très variable selon les langues : le copiste grec n’avait aucune conscience du mot, mais le scribe latin, oui ; en Inde, où il n’y a pas eu d’écriture qui soit antérieure à la constitution de la grammaire, les écritures ne représentent (ne découpent) que les éléments de la parole qui sont reconnus par la science grammaticale ; et aujourd’hui, chez nous, les méthodes modernes de lecture partent des mots (ou des unités importantes du langage) plutôt que des lettres. Quant aux écritures pictographiques ou idéographiques, on le sait, ce n’est pas la parole qu’elles transcrivent et découpent ; c’est, sinon le réel (où est-il ?), du moins d’autres codes que celui du langage articulé des objets, des gestes, des combinaisons d’idées (dans le cas de l’écriture chinoise), ou des événements saillants (dans le cas des Winter Counts des Indiens Dakota, chaque hiver était caractérisé par le symbole d’une circonstance mémorable : le pictogramme découpe dans tout l’hiver un traité de paix et dans les symboles possibles du pacte un drapeau).
Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Seuil, 1973 (pp 47-48 de l’édition 2000)
Facts : [1] :
pages 24-25 : Alighiero e Boetti, Jasper Johns
pages 28-29 : Adriana Varejao, Oyvind Fahlstrom
pages 36-37 : David Ireland, Kim Jones
pages 44-45 : Yves Klein , Guillermo Kuita
En 1994 Robert Storr organise au MoMA de New York l’exposition Mapping et montre de différents points de vue les multiples relations de la carte de géographie avec les pratiques artistiques : oeuvres (en liens ) des artistes cités (ci-dessus) et aussi des oeuvres de Jan Dibbets, Luciano Fabro, Nancy Holt, Ellsworth Kelly [ dont le collage en quatre parties "Fields on a map" Meschers, Gironde, 1950, est objet d’une attention particulière ], Robert Smithson, Matt Mullican, Marcel Broodthaers, Yves Klein, Sol LeWitt, etc.
et bien sûr,
comme le soulignent Paul Ardenne et Pierre-Yves Desaive dans le numéro 23 de la revue L’Art même, pour montrer l’importance des cartes dans les « mythologies individuelles » rendues visibles dans les poésures&peintries de la fin du XXeme siècle :
"Le discours sur les passions de l’amour", Guide psychogéographique de Paris réalisé par Guy Debord en 1957.
Christine Buci-Glucksmann, deux ans après l’exposition Mapping, appréhende dans L’Oeil cartographique de l’art [2]
la carte "comme un paradigme de l’art contemporain", faisant d’elle un "plateau" au sens deleuzien :
"Comme tout plateau elle comporte des strates (mémoire et pouvoir), des agencements (territoire et déterritorialisation), et des complexités (mondes réels et virtuels)".
Quand Lynne Cohen regarde aujourd’hui sa photographie de la page 70, des années 1980, elle pense à Thomas Demand que la Fondation Cartier a fait connaître en France en 2001 et dont la pratique photographique oscille entre fait et fiction.
Les images de l’artiste allemand, né en 1964, comme les photographies de Lynne Cohen sont vides de la moindre présence humaine, du plus petit événement, de la plus infime trace d’une anecdote. Il s’agit aussi de lieux ordinaires ( parkings, garages, escalators, laboratoires, couloirs, pelouses, photocopieuses, etc.)
L’artiste emprunte dans un premier temps sa matière première à la sculpture, à la peinture, à la publicité, à l’architecture, aux médias. C’est souvent au départ un document photographique personnel ou trouvé. Ensuite Thomas Demand fabrique avec du papier et du carton une maquette éphémère à échelle réelle et il la photographie.
Ce sont les produits de ce protocole de fabrication qu’il montre ; d’aucuns diront que sont exposés des simulacres. L’oeuvre intitulée Simulateur spatial et le propre commentaire de l’artiste sont plus précis à cet égard que tout discours ici un peu trop théorique : "[...]Alors on voit l’extérieur d’un simulateur. On ne voit pas la simulation"
Parce que « tout est réel jusqu’à un certain point », ce point ténu le cherchent les artistes. Ils le trouvent quelquefois sans rien montrer ou presque rien, personne, et en échappant chacun à leur manière à la tyrannie du débat qui oppose depuis Platon « réalité » et « fiction ». Il s’agit seulement d’essayer de comprendre comment les choses sont construites en rapport les unes avec les autres et souvent les unes contre les autres.
" En fait [l’image de la carte] est dissipative parce qu’elle est projective. Le virtuel n’est rien d’autre que ce glissement imperceptible entre les deux, un faire seuil où l’on peut passer, traverser, transférer et métamorphoser. Émigrer partout dans l’image comme Paul Celan le voulait pour la langue. Car il ne s’agit pas de voir l’image, mais de voir à travers l’image, dans ses espaces de projections virtuels et ses enveloppements-développements multisensoriels." [3]
Le regard bascule devant la photographie de Cohen dans le cadre résolument fictionnel tracé par la chambre (profondeur de champ, distorsions, éclairage sans relief, composition symétrique), comme il bascule devant le dispositif de reconstruction (une maquette éphémère à échelle réelle) photographié par Demand. "Cette image oblique naît de "deux chambres de réflexion" [4]
Les récréations photographiques occupent les artistes depuis qu’ils appréhendent ce médium comme tout autre médium de création artistique, « depuis toujours ».
« Dès le début, je me suis rendu compte que je pouvais renforcer l’illusion de la neutralité par des éclairages sans relief, par la composition symétrique et par la profondeur de champ ; ce sont les procédés que l’on emploie pour les cartes postales ou pour les illustrations des rapports annuels des grandes entreprises ; ils donnent à mes photos une dimension froide, dépassionnée, et l’impression qu’elles sont conçues sans intervention humaine tout en camouflant les histoires invraisemblables qu’elles semblent raconter. » (Lynne Cohen, entretien)
Fiction : Installation militaire
La regardeuse tâte une respiration / et décide qu’ « il n’y a pas d’art réaliste », selon l’intitulé d’une interview de Claude Simon.
Quatrième jour de voyage, quatrième épisode, je suis trop loin pour revenir en arrière et, comme on le sait grâce à Jean-Didier Urbain (Secrets de voyage, Payot, 1998), on n’entreprend le voyage que parce qu’on a l’idée de le raconter.
L’inquiétude malgré tout m’empêche de respirer, à moins que ce soit la forte odeur de caoutchouc macérée dans du kérosène, à moins que ce soit une odeur d’humanité misérable. No Man’s Land est ouvert sur ma table. Briser le silence de ces choses ne s’accorde pas avec leur cri muet : que peut voir dans cette image photographique un ouvrier retraité de l’aérospatiale ?
– C’est une carlingue d’avion, j’en ai fabriqué des comme ça !
La subspatialité au-delà du vrai et du faux d’un espace photographique pesant et a-pesant à la fois et une apesanteur qui fait surgir l’ambivalence des sens (direction, sensation, signification), voilà pourquoi nombre d’utopies et de romans sont fabriqués à partir de cartes imaginaires. Elles couplent jeu d’espaces et trajet, description et récit pour faire des hétérotopies : des pays sans planète, des histoires sans chronologie, des villes sans pays, des couloirs, des salles de soins sans demeures, des titres de photographies sans caractère documentaire.
Des espaces absolument autres tels que Michel Foucault les a décrits en général et que les "photographies encadrées" de Lynne Cohen ne les décrivent pas en particulier. Narratives et topographiques les cartes nous racontent des histoires de découvertes de la terre
Une photographie page 70 ? Rien n’est moins sûr ! L’expression de deux arts qui ont pour outil l’écriture : photo-graphie et géo-graphie. Lynne Cohen écrit elle-même la taxinomie de ses livres de photographies et le plus souvent les textes qui les accompagnent. Elle dirige sa création, y compris éditoriale, avec une rare exigence.
Phileas Fogg tenait également à ce que tout soit fait selon un protocole bien précis. C’est à partir de ce qui s’apparente effectivement à la passion avec laquelle Jules Verne a consacré ses romans à la science de l’extraordinaire matrice de la vie des hommes que point un regard fictionnel porté par une lumière venue de derrière l’axe terrestre :
– « Redressons l’axe terrestre ! » s’était fougueusement écrié J.T. Maston l’un des audacieux et fantaisiste héros du Voyage de la Terre à la Lune. Un autre héros vernien, l’ingénieur de l’Île mystérieuse, exigea seulement que les lieux (topos) découverts soient instamment nommés avec des noms qui rappellent l’Amérique .
Dans son "approche théorique de la cartographie à travers l’histoire" , L’Empire des cartes, Christian Jacob souligne le caractère paradoxal du toponyme inscrit sur la carte qui exerce le pouvoir d’identification de tout nom propre, mais en étroite proximité avec l’objet qu’il nomme.
la carte du tendre compliquait le trajet
la carte de l’avenir est illisible
celle du présent multiplie les mailles
tresse trop serré les nerfs
le temps fait semblant de s’y prendre
[5]
Pourtant point de noms sur la carte de la photographie, seulement quatre points, quatre points stratégiques, quatre loci. Moins un regard géographique alors , qu’une géographie d’un regard conforme , une topique dominante de l’espace américain , de ses modalités d’occupation du sol, loci mnémotechniques de Frances A.Yates , qui rappellent comment se tiennent les pouvoirs dans le morcellement de l’espace savamment assemblé.
La découpe du territoire en États prédéterminés ne permet pas l’errance du regard, le vagabondage fictif. Alors, étrangement, regarder la photographie inquiète : en tant qu’ « installation militaire » c’est une « allégorie réelle », en tout cas un « dispositif », un appareil, une disposition, un procédé, une méthode.
Mais quand la méthode est un chemin qui mène à des actes, actions, manières de faire particulières, par un déplacement du point de vue et une autre distance au mur, les traits blancs qui découpent l’espace de la carte deviennent des routes lumineuses qui zigzaguent .
Les quatre points dès lors sont des points de rencontre : Utopiques : Jeux d’espaces, espaces improbables de Thomas Demand, Camouflages de Lynne Cohen. Les utopies n’ont jamais étés que des livres, les photographies de Thomas Demand sont fabriquées à l’aide de papier et de carton , les « installations trouvées » de Lynne Cohen recomposent nos espaces familiers pour en faire des œuvres d’art et transformer les regardeurs en vagabonds efficaces ( selon le titre du livre de Fernand Deligny, publié chez François Maspero en 1970 et à relire aujourd’hui d’urgence).
Telle la flânerie inépuisable à l’intérieur des passages parisiens décrits par Walter Benjamin, le « Discours sur les passions de l’amour » redevient une intemporelle Carte du Tendre qui conduit inévitablement à une éperdue dérive poétique :
la réalité n’est pas si réelle
avec son magma qu’on ne voit pas
qui pense à la verticalité de l’herbe
à l’envol dont chaque dessin est la piste
tremplin qui donne accès au videtout commence sous le crayon et finit dans l’oeil
[6]
[1] : copies des pages du catalogue de l’exposition Mapping, Museum Of Modern Art, New York, 1994
[2] Christine Buci-Glucksmann, L’Oeil cartographique de l’art, Paris, Galilée, 1996, citations : p.74 et p.170
[3] Christine Buci-Glucksmann, ibid. p.170
[4] Christine Buci-Glucksmann cite ici Lezama Lima dans Les Vases orphiques.
[5] Le Vide après tout, Bernard Noël, Les Yeux dans la couleur, P.O.L., 2004, page 178
[6] Le Vide après tout, Bernard Noël, Les Yeux dans la couleur, P.O.L., 2004, page 186