Benoît Toqué | Des plaisirs simples

On déménage. Le couple a embarqué ses affaires. Ils ont loué un utilitaire, je suis seul dans la pièce.

La pièce a été vidée dans l’après-midi – il est 16h. Et il marche dans la pièce vidée.

À l’étage : il marche, il fait des va-et-vient le long de la pièce.

Il y reste mes affaires. Des toiles. Des toiles salies de peinture mauvaise, de l’acrylique.

Des croûtes.

Je me regarde.

Et je me suis muni d’un couteau, d’un couteau et puis d’un marteau, un grand couteau, un couteau à viande, et j’éventre mes toiles. Certaines résistent.

Il marche.

Elles résistent car elles sont travaillées d’épaisseurs, munies d’épaisses couches de peinture acrylique mêlée à des gravas, du sable et des graviers et de la sciure de bois. Elle vient d’un atelier de menuiserie, la sciure, l’atelier de menuiserie d’un lycée professionnel, et les gravas, les graviers et le sable : viennent d’une grange. Ils servaient pour faire le béton.

Surplus de toiles mortes dans la pièce vidée, entassées là, dans la chambre, à l’étage.

Dans cette petite maison, cet ancien atelier dans la cour d’un immeuble. Une maisonnette à un étage. 40 m² à deux locataires, puis trois. 1 + 1 au départ, puis 1 + 2. Deux qui sont le couple qui s’en va, qui déménage.

Il déménage aussi, et il se regarde lacérer ses toiles dans leur chambre vidée.

À l’étage.

À l’étage il lacère, il plante fort le couteau dedans. Dans la peinture.

Il utilise le marteau, aussi, puis, de peur d’abîmer la lame du couteau au contact des surfaces durcies de graviers et de sable, il emploie les pointes d’un ciseau, desquelles il transperce les toiles. Qu’il lacère.

Il se regarde vivre.

Il se regarde, et il voit les visages peints qui se percent, qui sont percés, les peaux de coton qu’il transperce et puis qu’il empoigne. Et puis : qu’il déchire. Bientôt.

Bientôt c’est un trou encadré, un trou rectangulaire, plusieurs. Certains sont carrés. Ne restent que les châssis, auxquels sont encore accrochés quelques lambeaux de toiles – des toiles peintes, lambeaux cloués et agrafés sur les bords extérieurs des châssis de bois. Alors il les empoigne à leur tour et il tord les châssis de bois.

Qui craquent.

Il fait une bouillie de tout ça : des boules. Des boules de toiles peintes et mortes et de bois brisé, et qu’il jette dans la benne, qui est dans la cour.

Du moi brisé.

Dans la poubelle. Il jette tout.

Il se regarde. Il a planté le couteau, les ciseaux, frappé au marteau, et tordu, craqué avec une joie sourde, contenue, presque froide, au second degré.

Du moi en boule. Réflexif.

Il l’a fait en se regardant. Il s’est vu se voir.

Et se voir, c’était moi.

Me voir faire l’a fait rire, sourdement, bien amusé.

Il y avait celui qui faisait et celui qui le regardait. Et celui qui faisait regardait celui qui le regardait.

Mais celui qui le regardait, il faisait aussi. Regarder se faisait aussi.

Il pensait aux coups de couteau dans la chair, et plantait des toiles mortes. Il se trouvait drôle de faire ça. De voir ça. De faire ça en pensant à ça, froidement. Chaleur légère, intellectualisée, resserrée à l’endroit du front.

Il l’a fait en me regardant. Tuer ses toiles. Une joie pleine et soutenue. Contrainte, sourde et contenue, et extérieur à lui.

C’est étrange. C’est étrange de vivre au second degré.

Détruire. Détruire, lui : ça l’a soulagé.

Maintenant il passe le balai. Ça soulage.

L’idée d’un moi dans la poubelle est un plaisir simple.

Quand le couple, ayant investi de ses affaires, ses cartons, son nouvel appartement, et ayant rendu son utilitaire, sera revenu. La pièce sera propre et vidée. Leur ancienne chambre. À nouveau propre, évidée.

L’idée d’un moi. Complètement. Évidé cette fois-ci.

C’est étrange, c’est étrange comme un soulagement.

Un soulagement.

Et nous rendrons les clefs est un plaisir simple.

24 janvier 2018
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