Bernard Noël/ La vie en désordre

Un bonheur de lecture dont il est difficile de rendre compte : intellectuel ? sensuel ? métaphysique ? une agitation des glandes ?

C’est toujours ainsi avec Bernard Noël ...

La vie en désordre, que nous offrent les éditions de l’Amourier [1], ne déroge pas à la règle.

Trois poèmes, dont la réunion n’a rien d’artificiel : Poème d’attente, Poème en désordre, L’Émotion du temps, sont encadrés par deux textes d’allure réflexive : De la sueur des mots, et Ce désir d’écrire.

Comment commenter ? laissons-cela à un vrai poète et compagnon d’écriture tel Jacques Ancet [2]...
Rude pour les autres ? oui.

Alors pour ne pas "bavotter" [3] sur ce livre magnifique (laudatif ? non) juste quelques passages, que j’espère suffisamment forts pour que vous couriez chez votre libraire. (S’il dispose du livre, c’est un libraire ; à tout le moins s’il connaît les éditions de l’Amourier, ne soyons pas trop raide).

2

comment être le bouffon de soi
l’habitude est trop habituelle
un pieu de temps planté en tête

estropié en morceaux vomi
aucun truc pour que ça dure
qui peut vivre sa putréfaction

envie de manger le squelette
d’en finir avec tous les restes
pas de pitié pour les lambeaux

partout pustules et petit peu
la pensée telle une dent creuse
et les nerfs les nerfs déjà cuits

ô tout ce monde qui n’est plus
ne fut jamais qu’en vocabulaire
ou bruits de langues pas finis

Poème en désordre, pp. 30-32
*

Dans la réflexion introductive du recueil, relevé cette précision qui n’a pas manqué de me faire penser au livre Le Double Jeu du tu, en collaboration avec Jean Frémon : [4]

Quand "je" écrit, il est dans la langue car cet acte lui permet de se l’approprier cependant, au risque de formuler une absurdité, peut-on dire pour autant qu’il est dans l’écriture ? Durant une bonne partie de notre histoire littéraire et spécialement à ses débuts, il y avait certainement réciprocité entre être dans l’écriture et être dans la langue : il est évident que les poètes du seizième siècle y frétillent comme poissons dans l’eau, mais ce plaisir n’a pas duré. Vers la fin du dix-neuvième siècle, il s’est formé une altérité entre " écriture" et " langue ", et elle est à l’image de l’altérité fondant l’usage oral de la langue dans le dialogue. Peut-être ce dédoublement provient-il de la perte de l’oralité dans la lecture à la suite de la multiplication des livres par l’imprimerie. Disposer d’une bibliothèque favorise le développement de la lecture mentale. Et "l’écriture" au sens actuel, celui qui l’oppose à "faire de la littérature ", l’écriture dialogue avec la langue au lieu de s’en servir pour dialoguer. D’où le passage à un tutoiement fondateur entre langue et écriture... [5]

*

Et en fin [6],

Il en va d’écrire comme de penser et d’être, verbes actifs dont les activités se confondent en créant dans le temps un contre temps dont le dynamisme se brise dès que leur activité s’interrompt. Or celle-ci est à tout moment menacée d’interruption, à tout instant menacée d’ouvrir l’abîme où le temps engloutit tout ce qui est actif, et d’abord ce qui jusque là contrait son engloutissement.
Ainsi écrire, être et penser poussent devant eux un bord infranchissable que leur exercice écarte ...
Cet infranchissable pourrait être l’autre nom de la mort.
Un nom qui dirait, pas la mort, mais l’intrusion subite du mourir, verbe actif mais d’une activité réduite et foudroyante ...

Cette citation permettra peut-être aux gais lurons évoqués naguère par Josyane Savigneau [7] de relire Maurice Blanchot, et spécialement Le pas au-delà (qui sait, ce sera peut-être pour eux un pas gagné).

23 octobre 2005
T T+

[1Découvrir le site très bien conçu de l’Amourier et dans le numéro de la Gazette des Amis de l’Amourier, Le Basilic n° 20 téléchargeable, un entretien de Bernard Noël avec Alain Freixe

[2Cf. le recueil d’articles, Bernard Noël ou l’éclaircie, éditions Opales, 2002, ou l’article L’horreur et l’extase (Sur La maladie de la chair) in Avec Bernard Noël, toute rencontre est l’énigme (Himeros, 2004) ; j’ajoute, mais c’est d’un ordre différent la méditation de Patrick Wateau

[3Evocation d’un passage de Péguy : Bavotter sur Molière, et d’un moment drôlatique où un universitaire examinateur s’auto-commente en interrogeant le candidat Péguy, et s’accorde une excellente note - on le comprend.

[4« Le Grand Pal », Fata Morgana, Montpellier, 1977.

De Jean Frémon, recommandons instamment Gloire des formes, POL, 2005, réunion de textes écrits durant une vingtaine d’années, je partage l’enthousiasme de Pierre Le Pillouër, pour cette petite somme (550p.!), un parcours intelligent par qui déclare ne pas être historien, mais marchand de tableaux, et comme il est précisé en introduction : Le règne des images est celui des passions violentes, mais c’est un monde d’où la vulgarité est absente, c’est rare, et que la grâce parfois visite.

[5De la sueur des mots pp 9-14 ; la phrase inaugurale, clé musicale du livre : Il y a un point infranchissable ... est "palpable" grâce au grammage de la couverture du livre ; on peut donc lire les yeux fermés

[6Ce désir d’écrire, pp. 61-66

[7La littérature sans la mort
Article paru dans l’édition du 21.09.01