Catherine Ferrière | Le Retour
"Je suis née à Montpellier en 1960. Je suis devenue au gré des circonstances et des rencontres, enseignante suppléante en Philosophie (je n’ai pas pu décrocher l’agreg, j’étais enceinte de ma première fille : ça me passionnait plus), formatrice pour publics en difficultés d’insertion professionnelle, éducatrice spécialisée auprès de personnes en proie à des problématiques addictives et en situation de très grande précarité sociale... Que de termes rébarbatifs mazette !
En fait, j’ai rencontré des femmes, des hommes et des enfants, pauvres, parfois misérables, que j’ai aimé écouter, accompagner un brin sur leurs chemins quand ils croisèrent le mien." C. Ferrière
("Le Retour" sera publié en deux parties, merci à l’auteur d’avoir accepté ce découpage.)
(I)
Blaques où l’ombre accueille : enceintes de chênes autour de l’âtre des chasseurs.
Je marche,
Mon père dans ses chasses privilégiait le retour dans les blaques, chienne
aux pieds, opinel en main, fusil posé droit, canon visant les cieux.
Je marche,
j’énumère, cades, thyms, aspics, cistes, romarins,oliviers, figuiers, genêts, pierres,
terres, cieux, vents, chaleurs, cyprès, combes, sangliers, lièvres, merles, perdreaux,
faisans, grives.
« Je veux bien cuire mais pas plumer ! » disaient-elles.
Aux repas,
dans l’assiette : la bête ! Maigre de cuisses et de flancs, dont le foie craquait d’arômes.
J’énumère, je marche.
De vitesse de pas, je dois conquérir mes terres : énumérer rythme, lancer les images
aux quatre sens, cinq, ne pas oublier le souvenir.
Le retour (le village)
Les odeurs : pisses de chats, savon noir, lessives étendues aux balcons, fraîcheurs des
ombres narguant le chaud tout près, là-haut dans le bleu.
L’été, elles allaient soupesant les melons : « Celui-là il sera bon ! »
Les pêches, les rengaines des bals, les parfums de coton lavé de frais aux torses des
garçons, jours de fête votive, « votive ? ».
Danser en imitant la chanteuse de l’orchestre sur l’estrade. « Il est bon cette année ! »
Dormir écartelée ouverte aux brises, supporter les nuits, attendre le lever du
jour, pas du soleil. « IL va cogner ! » Mon père minaudait, satisfait lui qui se
désolait toujours de la pluie.
Manèges, robes légères, dos nus, jambes nues, confidences chuchotées dans l’ennui
des après-midi, beuglées dans celui des soirées, sous les platanes qui ne disent rien
eux, qui sont lisses et invitent à l’escalade pour fuir ce qui vient et qui doit
s’accomplir de l’enfance des filles. Sortir avec lui : « Avec moi ? » Avec toi,
monte ! » Savoir ou pas : « Avec la langue ? » Enlacer le buste, enfourcher la mob,
rejoindre les vignes.
Aller à la messe : « Il ne faut pas mâcher l’hostie ! » Nourriture avant anchoïade et
œufs mimosa.
Avant c’était l’école : encre violette, buvard, copeaux des crayons, récréations, « On
joue à quoi ? »
Je marche, j’énumère.
En Garrigues : joies de mon père, accordées avec parcimonie à mon admiration
silencieuse à ses côtés dans la marche chasseuse.
Le retour (les vieux)
Les vieux : dans les recoins, à l’ombre, debout, secs, soulevant casquettes aux
passages des femmes et des voitures, et par grandes chaleurs pour essuyer de grands
mouchoirs les sueurs occasionnées.
« Les vieux pire que nous ! » commentaient-elles regardant revenir de pas tranquilles
ceux qui rentraient pourvus des nouvelles. « Alors ? »
Alors, il y avait les morts mais ceux-là on savait de cloches à coups lents dès le
matin. « C’est qui ? »
Alors il y avait les autres morts, de sirène : trois sifflets un silence et si trois derrière
alors c’était grave. « Un accident au pont … il y a des morts. »
Alors il y avait aussi de langues mauvaises des choses à savoir : « Ça chasse de race
ces gens-là ! »
Les vieux de « classe », nés en 3, en 20, qui vendaient les vignes que de plus vieux de
classes avaient plantées et soulevant les casquettes tous pensaient que la terre était
bien triste de ces temps quand la vigne ne rapporte plus et que l’olivier est arraché de
ses cent ans de terre.
Les vieux qui allaient enterrer leurs conscrits et retournaient chez eux : « Alors ?
Il y avait du monde à l’église ? » De soupirs, ils baissaient la tête en arrosant de vin le
potage fumant. « On se suit... »
Je marche, j’énumère.
C’est tout cela qu’ils savaient apprendre les vieux postés sur la place, à l’angle,
à l’ombre.
Dans le journal rien ne se savait qui importait.
Le retour (la rivière)
La rivière : dedans, pierres nues, désertée des eaux. « Elle est arrivée ! » confiaient
– elles soucieuses.
Et rêver de l’amont, d’où vient-elle pour revenir ?
Des combes, creusées de ruissellement de siècles.
Mon père en ses chasses pointait du doigt l’épaisseur végétale quand nous marchions
dans le lit bien loin du village : « Ici !... N’aie pas peur, ils ont plus peur que toi ! »
Les sangliers : noblesse de chasse, sombres, les yeux des chasseurs : « Il était
mauvais il a eu deux chiens », la gueule de défenses surplombant le comptoir dans la
touffeur de relents de pastis et de cigarillos, les mains des chasseurs dépeçant par
quartiers, le sang dans le coffre, le sauvage maté ! « C’est fort comme viande ! »
J’attends, j’énumère.
Le retour (l’attente)
La rivière sèche l’été, les « marmites avec l’eau qui reste pour y plonger c’est dangereux ! »
menaçaient-elles, au printemps « Personne ne sait d’où elle vient ! » triomphaient-ils,
tous. Souterraine, des profondeurs de roches, de ce qu’ils n’iront jamais voir.
J’attends, je sais.
Le retour (les airs)
Je marche, j’énumère.
Et ne pas plonger dans ce jus de vases tièdes, « Les bêtes y boivent ! », ne pas fendre
la surface, effleurer les airs des passants à l’heure du coq, « Il ne faut pas ! » se
crisper des martèlements de leurs recommandations : « Il ne faut pas ! » Elles, quand
de leur emprise je ne savais me défaire.
« Tu ne dois pas gâcher ta vie, il n’est pas pour toi ! »
Ainsi, se lancer dans des faims altières puis renoncer : « Il est comme nous ! »
Mon père assis, « Tu vas le suivre ? », vaincu, il tirait de boules ses fureurs ensablées
dans l’ombre des platanes de l’esplanade. J’allais sans lui, j’allais m’éloignant des
blaques, combes et traces.
Je marche, j’énumère, à reculons.
Le retour (les odeurs)
Les odeurs : dans les caves, la mère patiente qui donne vinaigre, « Fais-en une
autre ! » réclamaient-elles. Et les hommes à genoux sur terre battue gardent le secret
de la chose : « Une mère c’est précieux ! » taisaient-ils vantards.
Peintures fraîches des printemps, dehors, dedans : « C’est propre ! » s’exclamaient-
elles devant le fait, tandis que dans la noirceur des caves fermentait le vinaigre de
leurs impérieux besoins.
De toutes femmes les hommes étaient les héros insouciants et de cette insouciance
elles armaient leurs ventres et leurs chagrins. « Une mère c’est précieux, une femme
c’est ... » De n’avoir pas nommé mon père trahira ses impatiences, il tairait de
glorioles ses capitulations. De cette trahison, il aura fait guerre, mariage et paternité.
Mais il y eut ses chasses pour durer...
Je marche, je trace ses chemins, j’y reviens.
Le retour (lessives)
Les lessives surplombant les passants : « Aux balcons ! » s’essoufflaient-elles,
suantes du lavage, lourdes corbeilles à bout de bras. Et elles saluaient de là-haut les
fiertés ouvrières occupées de même tâche. « Ça va sécher aujourd’hui ! »
Sinon, les femmes se croisaient de retour de marché à retour d’école, paniers ou
enfants en mains.
Et le linge libre alourdissait de senteurs les matinées. « Ça sèche avec ce vent ! » se
réjouissaient-elles venant inspecter souvent l’étendue.
Le vent tant redouté : « Si le vent prend le feu le feu viendra au village ! » hochaient
de têtes placides les vieux aux aguets sur la place. Le vent était l’allié des femmes les
jours de lessives et l’ennemi des garrigues dont il était tenu pour détrousseur tant ses
langues sont assassines.
Souvent, par les sentes pierreuses mon père s’arrêtait net hypnotisé par quelques bris
de verre posés sur broussailles, luisant de soleil : « Tu vois ça... vengeance de
bergers... » Il soupirait accroupi pour enfouir dans sa musette les criminels.
Sinon, les femmes en station dès le matin le long des caniveaux : « Il faut balayer le
ruisseau ! » et c’était toujours prétexte à commérages dans les rues communes vidées
d’hommes et d’enfants. « Il faut laver son linge sale en famille ! » reprochaient-elles
quand d’autres se laissaient aller à trop de confidences.
Et du vent comme des eaux épandues dans les ruisseaux en fin de lessives, le village
ronflait replié sur lui-même.
Je marche, je tremble à l’approche.
Le retour (les devants de porte)
Les devants de porte : l’Été, rideaux aux cotons bariolés, perles de buis, lanières multicolores, « C’est pour les mouches ! » frémissaient-elles, furieuses de l’intrusion. Les maisons, vigneronnes de porte cochère fermée sur préambule de foudres gigantesques, les autres maisons de ruelles toutes en hauteur, serrées par les froidures, serrées dans les chaleurs, étroites : « Ne pas jouer dans la ruelle ! » Et rester plantée devant à attendre la copine qui n’en finissait pas de déjeuner, et s’asseoir sur les pierres lisses de l’entrée, adossée à la porte, le rideau soulevé pour plus d’ombre.
Jeter cent fois les osselets pour entraînement avant l’épreuve... et rêver de victoire !
Je marche sur asphalte, j’emprunte les voies carrossables, tout revient !
Le retour (l’émoi)
Les bavardages de filles, l’émoi, le vieil homme : « Surtout ne pas rentrer chez lui ! » prévenaient-elles. S’asseoir pour jouer face à la fenêtre nue sans rideaux. Puis, s’essayer à l’émoi : « Il n’est pas normal ! » affirmaient-elles, écarter les cuisses sur blancheurs de culottes, rire aigu et remuer la crinière des cheveux pris dans élastique, tiraillant les tempes, dégageant le cou là où : « C’est encore blanc et c’est doux ? » de main calleuse se laisser prendre au jeu puis comprendre sans savoir ce qui dans les yeux de l’homme affleurait. Et de sa tristesse amusée s’éloigner pressée de
raconter : « Il a fait comme ça ! » Et la copine de chuchoter : « Tu viens on y retourne ? »
Le retour (les vignes)
Les vignes : souches brunes, grumes verts sous peaux dures : « C’est dur le travail des
vignes ! » tricotaient-elles constantes en leurs fauteuils, les vignerons de marches lourdes, de reins cassés, comptant leurs jours.
Mon père n’était pas vigneron car de son père il avait fui les chemins.
Tous les fils suivront ou presque.
Et les pères de regards de feu observeront le raisin desséché de leurs pères sur souches arrachées.
Tandis qu’elles tricoteront toujours de verve : « La vigne c’est dur ! »
Tandis que les fils évadés des terres laborieuses reposeront leurs jours pavillonnaires en de tristes parodies villageoises.
Je m’arrête, je me repose contre le dernier mur de pierres sèches, à l’orée.
Le retour (le sang)
Le sang : « Des centaines ! » reculaient-elles effrayées sous l’ampoule froide de la cave saupoudrant de rien les bouteilles de verts reflets.
Le sang : conserver ce qui reste du travail de vigne c’est-à-dire le vin, mettre en bouteilles, observer
les strates s’empiler de l’an à l’an et : « Mais qu’est-ce qu’il comptait faire de tout ça ? » reprochaient-elles quand en deuil elle pleurait mon grand-père. À croire qu’elles ne savaient pas que tout ce vin était son sang et que tel l’agrégat qui boucha l’artère, la cave barrait de sang la transmission de toute une vie.
Au repos, je flaire.
« Il est bon ! » claquaient les langues aux repas de familles et mon grand-père de paupières palpitantes n’osait jamais contredire d’humeur la satisfaction. Le vin qu’il remisait derrière ses silences était le porte-parole de ses fidélités à la plaine. Et de son fils il narguait les démissions :
« Du comme lui on en fera plus ! » Et le fils posait ses lèvres sur le verre relevé à la santé de tous.
Au repos, ils reviennent.
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et d’autres pistes de lecture, "Le rire des Mouettes" de Catherine Ferrière (extraits)