Cécile Wajsbrot | Incidences climatiques en littérature 14





Le phare approche. Mais cette haute figure qui dominait le monde de l’enfance, et qui l’illuminait, de plus loin en âge, de plus près en distance, perd de sa majesté. Mr Ramsay veut apporter des paquets au phare, le but de l’excursion est prosaïque. Mrs Ramsay aussi prenait soin du gardien et de sa famille, mais elle emmenait les enfants dans une aventure qu’ils souhaitaient, une aventure mystérieuse, mystique. Mr Ramsay aussi, pour être juste, poursuit un autre but. C’est un rituel, mais dont il a décidé seul, « en mémoire des morts », et auquel il n’est pas question, pour James, de s’associer.
En fait, il y a deux phares. Celui du présent et celui du passé. Le phare, autrefois, était telle « une tour argentée aux airs de brume, avec un œil jaune qui s’ouvrait et se fermait soudain, doucement dans le soir ». Ce phare était une présence à la fois mystérieuse et rassurante. Et maintenant ? « Une tour rayée de noir et de blanc ; il voyait des fenêtres dedans. » Et, désacralisation suprême, il y a du linge étendu sur les rochers, à sécher.
« Alors, c’était cela, le phare ? Non, l’autre aussi était le phare. »
C’est dans la cohabitation des deux, la coexistence du passé et du présent, de la sphère maternelle et de la sphère paternelle, c’est dans l’acceptation du phare réel et le souvenir du phare imaginé que James trouve sa vérité. « Une tour puissante sur une roche nue. Cela le satisfaisait. » Finalement, James n’est pas déçu. Il sent dans cette présence, et dans cette différence, comme une confirmation. Les fondations solides de l’enfance — la présence rassurante du phare et de Mrs Ramsay — lui ont donné la force d’accepter le réel.
Rien n’est simple, écrit Virginia Woolf à propos des deux phares — ou faudrait-il plutôt traduire « simple » par « un » ? Rien n’est un, tout est double. La progression de l’excursion au phare est doublée de la progression de Lily Briscoe, dans sa peinture — restée elle aussi en suspens pendant dix ans. Elle les voit, au loin. Oui, c’est bien leur bateau. Et les séquences alternent, le tableau et le bateau, unis dans une harmonie mystérieuse mais profonde. Lorsque le bateau s’est encalminé, Lily connaît le découragement. Jamais la grande révélation ne viendra. Par où commencer ? se demande-t-elle en regardant le blanc de la toile. Puis la position du bateau change et quelque chose de déplaisant se met en place, dans le spectacle de la mer, sans qu’elle sache le définir. Des visions apparaissent, quelque chose a bougé aussi du côté de l’art, mais rien encore qu’elle puisse saisir. Tout lui échappe. Mais le mouvement gagne et au terme d’une assez longue séquence où alternent la vision de Mrs Ramsay dans l’esprit — ou plutôt l’œil intérieur — de Lily Briscoe et l’arrivée au phare, le débarquement des affaires à donner, la conclusion est la même. « Il a accosté, dit-elle tout haut. C’est fini » et quelques lignes plus loin, pour le tableau, « C’était fait. C’était fini ». Les mêmes mots pour une même chose, une même résolution.
L’art, la création, sont constitués d’un mélange d’émotions et de doutes. La pensée suit le mouvement des vagues de la mer — elle s’élève et s’abat. Le blanc de la toile est un vide où on se perd. Comment décréter que tel trait doit prendre place à tel endroit ? Et tel un écho au refrain qui navigue sur le bateau « perished », « alone », sur la terre, dans le jardin de Lily Briscoe qui peine, devant son chevalet, revient le nom, « Mrs Ramsay » — un cri. Le deuil ne peut se faire — trop de douleur, trop d’angoisse, trop de manque. Ce n’est qu’après la reconnaissance d’un parcours douloureux qu’advient le sentiment d’une présence apaisante — une ombre qui possède un pouvoir de consolation. Comme au temps de sa vie, Mrs Ramsay continue de donner, au-delà de la mort. Et c’est seulement une fois passé le temps de la mémoire, une fois venu le temps de la vision, que le tableau peut s’achever. Le simple souvenir ne peut être source de création. La création procède d’une présence véritable — ce que Lily Briscoe appelle la vision.
Ce que Virginia Woolf appelle la vision. Car la description du processus de création de la peinture transcrit évidemment le processus de création du roman. Lorsque Lily Briscoe peut enfin peindre et achever son tableau, la figure de Mrs Ramsay a fini de l’obséder. Obsession, c’est le mot que Virginia Woolf utilise dans Instants de vie pour dire qu’après avoir écrit La Promenade au phare, elle a cessé d’être obsédée par sa mère. Sans doute l’une des raisons pour lesquelles Leonard Woolf qualifiait La Promenade au phare — de « poème psychologique ».