Cécile Wajsbrot | Survie en milieu hostile 6


DU CÔTÉ DE STAUFEN
(19 mai)

 

Où est-il, ce passage, dans Proust, où le narrateur s’aperçoit que le côté de Méséglise et le côté de Guermantes, loin de former la voie d’accès à deux mondes, appartiennent en fait au même univers ? Existe-t-il un tel passage, et serait-il dans Le Temps retrouvé ? Ici, à Lenzburg, oserai-je dire, à l’ombre de la Recherche, qu’il y a deux côtés ? Les mots pour les désigner ne manquent pas. L’église et le château, la ville et le village. Je préférerais employer leur nom et dire, Staufen et Lenzburg. L’un et l’autre ne se donnent pas également. Le côté de Lenzburg est une évidence. Descendant les quelques marches qui isolent le jardin où se trouve l’ancienne maison de jardinier devenue lieu de résidence, on est attiré d’emblée vers la gauche, la rue qui descend vers la rivière et la route, la route plus que la rivière qui coule en contrebas, et qu’il faut traverser avant de remonter vers les maisons qui mènent en ville. Là-haut, le château attend, remodelé au cours des siècles mais forteresse, passé de maître en maître, et longtemps aux Habsbourg – dont le lieu d’origine se situe à une trentaine de kilomètres, oui, le siège éponyme de la prestigieuse monarchie autrichienne se trouve en Suisse, – avant d’échouer dans la fortune d’un riche Américain, un château où Frank Wedekind – l’auteur des pièces retraçant la vie tragique de Lulu, dont la renommée par le cinéma, l’opéra, est devenue universelle - vécut ses années de jeunesse. Certes, la vue est belle sur les douces montagnes environnantes, certes, selon le climat, le château sur sa colline paraît tour à tour bienveillant ou menaçant. Mais du côté de Lenzburg, on s’enfonce plutôt dans les quelques rues de la vieille ville, on se perd de façon éphémère dans le tracé des rues semi-circulaires qui entourent un centre réduit à sa plus simple expression ou qui s’échappent, plus loin, vers l’autoroute, ou bifurquent vers la gare et vers les grues annonçant des constructions futures chargées de densifier la ville. Lenzburg offre ses écoles et ses banques, ses deux cinémas malgré tout, ses deux supermarchés, sa poste, et ses hôtels, cafés, restaurants, presque trop nombreux par rapport aux huit mille habitants officiellement annoncés. Des enseignes anciennes balancent au vent, le boucher vend aussi du poisson, la boulangerie fait du bon pain, tout, à Lenzburg, se compte à l’unité, aucun nombre à deux chiffres, quelles que soient les choses qu’on dénombre. Le côté de Lenzburg, s’il ne manque pas de charme, est surtout utilitaire et pratique, pas un jour ne passe sans y aller faire des courses ou travailler au café, ou rejoindre la gare pour partir vers des villes plus grandes.
Au premier abord inaperçu, le petit chemin qui descend, sur la droite, étroit, tracé entre de vastes maisons, et qui se prolonge vers la forêt, croise la voie ferrée à traverser – comme la route et la rivière, de l’autre côté – avant d’arriver dans un autre monde. Pas d’immeubles à étages mais des maisons bordées de jardins où lilas mauves et blancs fleurissent, et dont les chats, à la fin du jour, semblent être les seuls habitants. Ou parfois, les enfants. D’anciennes granges faites de planches assemblées converties en garages où règne un bric-à-brac d’outils et d’objets au rebut, des sortes de chalets descendus de leur pente, un désordre ancien et tranquille, l’humilité de ceux qui ne veulent pas paraître mais qui sont ce qu’ils sont, tel est le côté de Staufen. Il faut dire que le nom rendait d’emblée la partie inégale car dès la première fois, je pensais à Staufenberg, le village d’enfance des environs de Giessen évoqué par Peter Kurzeck dans ses livres, d’autant qu’au-dessus de Staufen s’élève une colline qui ne semble faite que pour l’église qui s’y trouve, de proportions parfaites, et tellement moins fière que le château de Lenzburg, une église pleine de grâce, datant du quinzième siècle – un incendie ayant détruit l’ancienne - mélange d’art gothique et roman, construite par des huguenots réfugiés là, chassés par la révocation de l’édit de Nantes, une église où on imagine pouvoir se recueillir, et peut-être croire en Dieu. Staufen, accolé à la montagne, Berg, cela ne devrait-il pas faire Staufenberg ? Mais la toponymie n’est pas une science arithmétique et la colline s’appelle Staufberg, poussant la modestie jusqu’à laisser au village de Kurzeck l’unique possession du nom. Pourrait-on cependant douter que des liens mystérieux et profonds unissent Staufenberg et Staufberg, que ce n’est pas le hasard qui m’a fait venir là, certes pour écrire, mais aussi pour travailler, par moments, à la traduction d’un livre de Kurzeck et retrouver, du côté de Staufen et de sa colline Staufberg, l’atmosphère d’un Staufenberg reconstruit par l’écriture et la mémoire ? Marchant dans les rues de Staufen, regardant les chats s’immobiliser ou fuir soudain vers des occupations plus importantes que la contemplation, croisant parfois quelqu’un, en vélo ou à pied, regardant la route s’éloigner vers la forêt, et puis les cerisiers en fleur, ou la petite école, je suis aussi là-bas, quelque part en Hesse, du côté d’un passé qui ne m’appartient pas mais que je connais, pourtant, de cette connaissance intime que donne la fréquentation des livres et cette radiographie incomparable et minutieuse que constitue leur traduction.

19 mai 2014
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