Charles François







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(Un texte produit dans cet atelier animé par Cathie Barreau)

Charles-François

Il ne faisait aucun doute qu’àce moment précis il se dirigeait vers la porte avec l’intention affichée de la claquer derrière lui.
Il grommelait qu’elle verrait bien ce qu’elle verrait, qu’il ne se laisserait pas faire comme cela, qu’elle n’était pas née celle qui… et d’ailleurs qu’est-ce qu’elle avait de plus que les autres, elle n’a aucun sens des convenances, sa gaieté est bien trop voyante. Non, elle ne mérite même pas une grimace de regret. Dix pas àfaire avant cette porte, il lui suffisait de tenir jusque là, quelques dixième de secondes tout au plus. Ce départ précipité et violent était sa seule chance de premièrement retrouver sa dignité, deuxièmement la conserver, troisièmement reprendre le contrôle sur lui-même. Il crispait la mâchoire pour ne pas sentir le pincement dans son estomac. Peut-être était-ce le vin blanc. Un pas de plus, il comprenait que ce n’était pas le vin, elle l’avait bien eu, ce qu’il avait pu être ridicule. Il a levé le pied en homme vexé, l’a reposé en homme cassé. Ah non, la colère l’a repris quand il avancé son autre jambe. Il lui avait même demandé de mettre sa robe rouge, celle qui fait pétiller ses yeux, il croyait se perdre pour mieux se retrouver dans ce regard. Il pensait, le souvenir tirait une ride sur le coin de sa bouche, que cette fois ce serait àla fois paisible et rayonnant, qu’il pourrait progressivement relâcher ses épaules et tomber la cravate. Sa chaussure bien cirée crisse sur le parquet, jette un cri de dépit dans le brouhaha feutré du restaurant. Il devinait derrière lui la tâche claire de la table pour deux, le vin dans le seau àglace. Deux pas en arrière il y avait une nappe blanche dont il avait contemplé chaque détail pendant au moins une heure. Ce devait être un dîner romantique, en somme une expérience tout ce qu’il y avait de plus nouvelle, et il en était àamorcer encore un pas sec. Il lui restait encore assez de dépit pour faire les trois derniers pas avec toute la vigueur requise, ses épaules courroucées pourraient envoyer son bras vers la poignée. Lui, Charles-François allait sortir grandi, droit et solide sur ses jambes de ce restaurant, de ce malentendu, de cette embrouille. Atteindre la porte, seul but àatteindre, et tout serait comme avant, simple, facile, lisse. Le bruit de la porte résonnerait dans le boulevard désert, il serait libre, il ignorerait de nouveau qu’une femme honnête puisse être vêtue de rouge, en fait il le savait, une femme honnête, faite pour lui, ne pouvait pas s’habiller en rouge. Dans son milieu àlui le rouge était vulgaire, il aurait du se méfier. Cette pensée venue du fond de son enfance raffermissait sa détermination, Le dernier pas, tout au plus quatre-vingt centimètre àtraverser, allait être définitif, il était rassuré, c’était fini. Rien ne l’arrêterait plus, il fonçait vers la porte, elle allait rebondir sur ses gonds en un ultime écho de ce qui avait failli être. Il fonçait vers la porte, c’était sans compter sur le chariot des desserts. Il bascula de toute sa raideur, toute dignité disloquée, répandue entre biscuits et crème. Il ne fait aucun doute qu’àce moment précis il se sent presque content d’avoir attendu seul àcette table, il pleure.

Sur le même trottoir, un peu plus bas vers le centre-ville, il y a un autre restaurant, les enseignes se confondent un peu. Assise sur un tabouret haut, le coude sur le bar, dans sa robe rouge, une femme attend en vain.

Isabelle Foubert

13 avril 2010
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