Chloé Delaume n’existe pas
En résumé, Chloé Delaume n’existe pas. Du moins pas au sens où le commun l’entend : elle a une réalité mais cette réalité n’entretient aucun rapport avec un phénomène biologique.
Les premières choses auxquelles on pense lorsque l’on parle de l’existence d’un individu sont – je crois – sa vie, son corps, son état civil, sa date & lieu de naissance, son signe zodiacal, l’âge de sa première dent, sa scolarité, ses diplômes, ses mérites, ses souvenirs, ses amours, ses os, etc…
C’est cette existence-là que je remets en question, comme je vais m’employer à le démontrer.
Je ne nie pas l’histoire tragique avec coup de feu et lente chute, le salut par les livres, les phrases singulières et magnifiques, l’œuvre déjà importante. Pas plus que je ne nie le corps, l’incarnation en un individu qu’il faut bien nommer Chloé Delaume : son visage, son âge, le bruit de son pas au sol, ses joues sur lesquelles j’ai bien dû déposer une bise parfois, son épaule que – peut-être – j’ai saisie d’une main un jour.
Tout cela est bien réel.
D’ailleurs, il suffit de se rendre aux signatures, de taper ChloeDelaume sur Google + Image, d’aller sur son site, de la regarder sur You Tube & Dailymotion. Partout les mêmes linéaments, les cheveux si noirs, les vêtements sombres, la même voix, une démarche et des expressions similaires.
Quelqu’un qui se présente comme étant Chloé Delaume vit respire existe.
Mais ne nous a-t-on pas appris à douter, à demeurer sceptique face aux évidences ?
A rejeter les illusions,
les prénotions,
les paresses ?
Ne nous a-t-on pas dit que la sagesse commençait dès le premier doute ?
De même, le fait qu’à plusieurs reprises je l’ai rencontrée ne constitue pas une preuve décisive de l’incarnation de Chloé Delaume.
Quelqu’un marche en ce monde qui se dit Chloé Delaume. Soit. Posons comme acquis que cette personne n’est pas un fantôme, que la main ne la traverserait pas si elle s’hasardait à vouloir la saisir.
Et pourtant, Chloé Delaume parle si souvent d’incarnation et de désincarnation dans ses textes qu’il serait tentant d’y voir un indice. Tout comme l’alcoolique parlant sans cesse d’alcool pour faire croire qu’il maîtrise son addiction, Chloé Delaume ne cesse de revenir sur le grand mystère d’habiter un corps. C’est tout le propos de La vanité des somnambules ou des avatars de Corpus Simsi. C’est la mise en abyme constante de ses textes : Chloé Delaume écrit sur Chloé Delaume, personnage de papier enfermé dans un dossier, personnage électronique prisonnier d’un traitement de texte. C’est encore le sujet de J’habite dans la télévision où au fil de 24 mois passés devant l’écran, la narratrice perd son corps, jusqu’à la maladie.
Tout ceci ne constitue pas de preuve, évidement, mais un premier élément à verser au dossier. J’en profite pour rappeler un autre de ses titres qui cingle comme une ironique moquerie notre aveuglement : Certainement pas. Rien n’est certain. Chloé Delaume se moque de notre aveuglement, elle désigne clairement un indice et nous rions avec elle, regardant son doigt alors que nous devrions scruter la lune.
Notez bien : j’affirme que Chloé Delaume n’existe pas. Je conteste la chronologie d’une vie et les ordinaires rapports de causalité.
Quoi ?
Réfléchissons un instant : il aurait fallu que Chloé Delaume naisse, qu’une enfance se passe, qu’elle grandisse, qu’elle écrive ensuite son premier livre, puis le second, puis le troisième, et ainsi de suite, chaque chose après l’autre, chaque cause engendrant ses conséquences, sagement, patiemment. Gestes, actes et événements lentement brodés sur le fil du temps.
Ça, je le réfute.
J’affirme que les choses ne se sont pas déroulées ainsi.
C’est étrange, c’est comme ça.
Dans le dernier ouvrage publié sous le nom de Chloé Delaume, l’auteur affirme son ambition : tuer avec des mots.
J’écris pour que tu meures, écrit la narratrice à sa grand-mère. Puisque tu es vivante, encore tellement vivante que c’en est indécent. Ce qu’il faut à présent c’est que tu lises ces lignes et qu’enfin tu en crèves, que ton cœur se fissure que le granit implose ; tes artères un brasier, le sang bout le sais-tu à combien de degrés, tes valves ravagées incendie poitrinaire. C’est à ça que j’aspire. C’est ce livre qui a fini par clarifier mes idées et emporter ma conviction. Si l’auteur voue une telle confiance au pouvoir des mots, c’est qu’elle est elle-même principe d’une phrase.
Je m’explique.
Les mots tuent mais engendrent, également.
Souvenez-vous, le coup du verbe au commencement est resté dans les annales, mais il ne fut pas le seul. Au XIVe siècle, Fezlullah Neimi écrit le Djawidan, le livre de l’éternité, dans lequel il dit que l’univers a été engendré par les lettres. Les lettres parturientes se combinent et enfantent les êtres. Chaque individu est porteur d’un mot qui transparaît parfois sur son visage.
Je m’arrête à cet exemple, la liste de toutes les doctrines qui ont fait de l’alphabet, le mot ou la parole le principe premier de toutes choses serait fastidieuse et roborative : des tribus antiques du Moyen-orient à certains milieux scientifiques actuels déconcertés par l’impulsion du Big Bang, beaucoup ont vu en l’être humain l’incarnation de phrases.
Disons que cet élément (croyance qu’une phrase puisse s’incarner), posé à côté du précédent (un auteur dont l’œuvre remet en doute régulièrement la matérialité du corps) s’assemblent en un faisceau de présomptions. Sans preuve définitive, nous ne pouvons pas aller plus loin que le doute, pourtant, mais gardons cette hypothèse à l’esprit.
Maintenant, pour continuer ma démonstration, j’aimerais parler d’un livre, lu il y a bien longtemps, qui ne semble avoir aucun rapport avec le sujet qui nous préoccupe. Il s’agit de l’Os à Vœux, d’Howard Norman [1], recueil de poèmes indiens. Norman est écrivain et ethnologue, il passe de nombreux mois auprès des indiens Crees, dans le grand nord du Canada, et il retranscrit fidèlement leurs contes et poésies. Dans la préface de l’ouvrage, il raconte qu’il traverse la province de Manitoba en compagnie de deux indiens. Dans une clairière, ils découvrent une dizaine de corbeaux, morts, dans la neige, massacrés, déplumés, sanglants. Tout autour : pas de traces de prédateurs. Pas de balles dans le corps des corbeaux non plus, pas de traces de crocs sur les ailes arrachées. Les raisons d’une hécatombe aussi violente ne sont pas compréhensibles. Rien ne semble expliquer la fin brutale des corbeaux. Norman s’interroge et l’un de ses guides répond : Une histoire passera par là, elle trouvera ces corbeaux et plus tard elle nous racontera ce qui leur est arrivé.
C’est l’élément final, le troisième ingrédient de ma conviction. Chloé Delaume est née d’un drame, d’une phrase et d’un formidable jaillissement de littérature. Une histoire est passée par là et la naissance a eu lieu.
Ça parait si simple lorsque l’on y pense.
Chloé Delaume s’est assemblée après coup : subtile coagulation, je visualise la scène, elle semble issue d’un film spectaculaire hollywoodien mais peu importe, je vois une sorte de brume, de flou qui s’agglomère, gagne en épaisseur – les studios savent si bien générer ces effets en images 3D –, prend des couleurs, de la texture. Il fallait qu’une histoire passe pour raconter Les mouflettes d’Atropos et Le Cri du Sablier, il fallait que la brume se solidifie, que des molécules de calcium s’assemblent et charpentent un squelette, que des atomes se chaînent en ADN, qu’un carbone organique se déploie. Il fallait une poussée spontanée de mots pour qu’un cerveau se solidifie, pour qu’une bouche apparaisse qui puisse les articuler, pour qu’une main éclose qui puisse les écrire.
La scène est achevée, on quitte le film, on oublie les effets spéciaux.
Chloé Delaume est née parce le monde ne peut se passer des histoires.
Cela explique ses livres, cela explique son rapport au réel, cela explique le foisonnement de sa langue.
Ça me semble évident ; d’un certain point de vue, c’est même logique.
CQFD, à mon sens.
[1] publié aux éditions du Seuil en 1997