45- Une approche critique des « écritures blanches »
Le Centre Interdisciplinaire d’Études et de Recherches sur l’Expression Contemporaine (CIEREC) a fait paraître en juin dernier aux Publications de l’Université de Saint-Étienne, sous la direction de Dominique Rabaté et de Dominique Viart, un gros volume de plus de 360 pages sur cette notion d’« écriture blanche » dont Roland Barthes a le premier proposé une définition en 1953 dans Le degré zéro de l’écriture.
Formule qui a eu depuis le succès que l’on sait, mais dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle devient assez vite floue ou approximative, qu’elle joue, comme l’écrit Domnique Viart « sur un registre plus sensible que conceptuel ».
C’est donc à mieux cerner les contours de cette notion que s’attachent, outre l’« Ouverture » (Viart) et la « Clôture » (Rabaté) de l’ouvrage, les 25 contributions qui le composent. Elles sont organisées autour de cinq chapitres : « Autour de Roland Barthes », « Paradigmes de la blancheur », « Polyphonies de la blancheur », « Poésies minimales », « Extensions de la blancheur ».
On voit assez par ces titres qu’un champ très vaste de la littérature française depuis les années 70 est sollicité (outre Beckett et Blanchot, on trouve par exemple des études sur Bauchau, Bon, Fourcade, Laporte, Quintane...), la notion de blancheur permettant entre autres de donner sens à la remise en question de la littérature elle-même qu’elle semblait impliquer, dès sa formulation initiale.
Chacun des quatre premiers chapitres donne la parole, en conclusion, à un écrivain concerné par la « blancheur », soit sous la forme d’un entretien (Annie Ernaux, Antoine Emaz, Christian Oster), soit sous la forme d’une correspondance (Leslie Kaplan, Emmanuel Hocquart), ce qui contribue à ancrer la problématique de l’ensemble dans des pratiques individuelles, et de la nuancer.
A l’évidence, à cause des connotations multiples, éthiques ou esthétiques, que suscite le terme même de « blancheur », le risque est grand de se contenter d’une interprétation approximative et d’en faire varier le spectre à mesure qu’on l’applique à de nouveaux écrivains.
Voyez par exemple la remarque que fait Antoine Emaz dans l’entretien qui clôt le chapitre 4 : « Poésies minimales » :
Ce que je n’aime pas trop dans « blanche », c’est le côté pur, le côté « être arrivé quelque part ». Pour moi, s’il y a du sale dans le poème, ça me va très bien. J’aimerais peut-être mieux « écriture grise » ou quelque chose comme ça. J’aime beaucoup la phrase d’André du Bouchet qui dit « J’écris le plus loin possible de moi. ». C’est un peu ça : c’est bien le plus loin possible mais on ne peut pas éliminer le « je », il en reste toujours quelque chose.
Toutefois, il semble bien, c’est l’hypothèse de Dominique Viart dans son « Ouverture », que quelques grandes caractéristiques communes de ces « écritures blanches » puissent être retenues : d’abord « une certaine méfiance envers les formes travaillées du beau », et donc une défiance à l’égard du lyrisme et de la rhétorique qui le porte ; aussi le refus du « pathos », même si la subjectivité travaille le texte ; une recherche de l’« insignifiance », de la « banalité » : « on peut considérer que l’écriture blanche est la forme stylistique du minimalisme littéraire ».
Sans doute est-il nécessaire par ailleurs de montrer quel ancrage historique préside à la remise en question de la notion même de littérature et à la légitimité de l’écriture dès les années d’après-guerre, on sait ce que fut le débat Adorno/Celan, on pourrait aussi se souvenir de ce que dit Blanchot de « l’écriture du désastre », ou encore, plus récemment, Agamben, pour qui « philosopher », et par conséquent écrire, c’est voir « le monde depuis une situation extrême, qui est devenue la règle ».
Ne resterait donc, selon la formule de Royer-Journoud, qu’à tenter de « faire travailler des unités minimales de sens ».
Je trouve belle cette formule, en particulier parce qu’elle dit bien qu’elle fait référence à un « travail » qui, semble-t-il, continue malgré tout de légitimer l’écriture.
Il se peut bien que le désenchantement et le soupçon soient des traits communs à ces écritures blanches, si du moins on veut bien voir dans ce désenchantement, et le signe d’une rupture par rapport aux valeurs littéraires qui prétendaient justifier les grandes voix lyriques jusqu’aux années 70, et le désenchantement du monde et de la société tels qu’ils vont.
Voilà pourquoi Dominique Viart peut dire que l’écriture blanche donne à voir, comme le fait un miroir, « la vie mutilée », qu’elle en est la juste « réflexion ».
« Mais on ne peut pas éliminer le “je” », disait Emaz...
Quels que soient en effet la volonté de trouver la juste distance par rapport au réel, et l’effort pour se tenir à l’écart de tout l’attirail rhétorique que lègue ou fait briller la tradition littéraire, quels que soient les risques de redondance ou de singerie où vous entraînerait le minimalisme, dès qu’il devient phénomène de mode, reste en effet que c’est toujours un sujet qui écrit, depuis son histoire propre et sa singularité. Là est aussi ce qui donne sa forme à sa pratique.
Peut-être est-ce cela que veut pointer Dominique Rabaté dans sa « Clôture », lorsqu’il dit que ce qui importe aussi c’est « l’intonation » d’une « voix », « c’est-à-dire le placement particulier de la voix qui implique une distance fondamentale (...) ».
J’aimerais proposer alors l’idée que la littérature commence - ou résiste à la destruction qui la menace - quand le « je » qui risque ainsi sa voix depuis une distance, une « ligne de fuite », selon la formule de Deleuze, est en secret habité par l’une de ces « terribles » questions qu’évoque Ingeborg Bachmann dans ses Leçons de Francfort :
C’est que pour l’écrivain il existe avant tout des questions qui semblent externes à la littérature ; elles semblent l’être, parce que lorsqu’on les traduit purement et simplement dans le langage, on prend conscience qu’elles sont secondaires par rapport aux problèmes littéraires avec lesquels on nous familiarise. Parfois, nous ne les remarquons même pas. Ce sont des questions destructrices, terribles dans leur simplicité ; et dans l’œuvre où elles ne se sont pas fait jour, rien non plus ne s’est fait jour [1].
[1] Voir : Ingeborg Bachmann, Leçons de Francfort,“Problèmes de poésie contemporaine”, Actes sud, p. 8-11.