La fille aux loups d’Éric Pessan (avec des images de Frédéric Khodja)

Lecture par Antoinette Bois de Chesne du livre publié aux éditions du Chemin de fer

Antoinette Bois de Chesne aime le littoral et la Loire, lire des textes qui donnent la saveur du monde, chercher les mots dans la langue, elle aime aussi la lune et les chats, la cannelle et le crémant. Son blog : http://sommeildespommes.net/


 
Une fois le livre refermé, La fille aux loups ne lâche pas son lecteur. Le récit poursuit longuement sa décantation grâce aux éclats et indices, images et souvenirs, interrogations et troubles qu’il a fait lever. Écrit parallèlement à son roman Le démon avance toujours en ligne en droite (Albin Michel, 2015), Éric Pessan y creuse la même question de la transmission familiale.

Anna et ses deux frères, Simon et Pierre, reviennent dans leur maison natale après le décès de leur parent. Il faudrait décider quoi faire du lieu, des objets qui encombrent, trier, se répartir son contenu. Mission difficile, voire impossible. Cherchant de l’air, ils fuient au jardin et se retrouvent à jouer au loup, à cache-cache, récréations d’enfance mal taillées pour leur corps adulte endeuillé de distance et de non-dits.

À travers les mouvements du jeu – courir pour se rattraper, se toucher, échanger leur rôle, devenir loup tour à tour, s’essouffler, – un kaléidoscope de bribes et d’instantanés de leur passé se développe. Une histoire où rôdent les secrets, les questions sans réponse, une histoire faite d’évitements où chacun se remémore les rôles tenus : élu, ignoré, rebelle.

Tous mordus ou dévorés d’une façon ou d’une autre par le loup, tous marqué par l’évitement d’une scène blanche, d’un no man’s land du sens. Peu à peu, une inquiétude se lève, tenace et insaisissable, une ombre en plein midi.

La ponctuation visuelle de Frédéric Khodja tire parti de cette inquiétante étrangeté. Dessins et collages jouent du prisme de l’inconscient à la manière d’un souvenir qui résiste ou d’un rêve qui ne se dévoile pas entièrement. Non sans raison puisque l’écrivain avoue volontiers qu’il y a là un vrai clin d’œil à L’homme aux loups de Freud, dont une des illustrations de Khodja – l’arbre aux loups - est d’ailleurs la copie quasi conforme.

Le choix de la mise en page, en inscrivant dans la marge ou en faisant déborder dans le texte des bribes de paroles et de comptine du loup, amplifie la mélodie désaccordée de leur enfance que ce récit ne cesse de jouer.

Servi par une écriture tenue au cordeau, La fille aux loups dessine les variations d’une impossible parole, pareille à ces toiles d’araignées dont le gel rend soudain tangible l’invisible présence.

“Parler n’a pas été, n’est pas, et ne sera pas possible, nous dit Éric Pessan. Trois loups s’accrochent aux branches d’un roman familial complexe dont le tronc se perd bien au delà de ce qu’ils savent d’eux-mêmes“.

Antoinette Bois de Chesne


Éric Pessan, La fille aux loups, vu par Frédéric Khodja, Les Éditions du Chemin de Fer, 65 pp., 14 €, ISBN : 978-2-916130-66-8.
Éric Pessan sur remue.net (http://remue.net/spip.php?mot265)

16 juin 2015
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