Christian Garcin & Patrick Devresse | Mini-fictions, 57. La gerboise

photos Patrick Devresse, textes Christian Garcin.
Une série de textes et images en dialogue, àsuivre en son intégralité ici


©patrickdevresse


La gerboise surgit par la fenêtre entrouverte, sauta sur la jambe, la taille, le torse puis l’épaule du vieil homme, et lui chuchota quelque chose àl’oreille. Ensuite elle me toisa d’un air méprisant. Elle était comme toutes ces bestioles artificiellement douées de parole : vive et arrogante. À cette époque il n’y avait qu’une trentaine d’années que les chiens et les chats avaient totalement disparu et, depuis qu’on avait sélectionné quelques espèces destinées àles remplacer et qu’on implantait systématiquement aux individus destinés àce que l’on appelait les « zones de domesticité proche  » des logiciels de paroles, assez sommaires pour tout dire, cela avait contribué àcréer de leur part des comportements nouveaux que nous étions nombreux àjuger insupportablement condescendants, comme si les gerboises, ouistitis et autres mini-lémuriens s’étaient soudain sentis autorisés àtraiter d’égal àégal avec nous et nous regarder de haut. Pour ma part, je ne pouvais m’empêcher de les considérer comme de jolies petites machines plutôt sophistiquées, quoique pas tant que cela non plus, il ne fallait rien exagérer ‒ mais surtout comme des animaux assez stupides, soucieux uniquement de nourriture et de repos, dont la parole récemment acquise pouvait certes épater les gogos, mais qui ne me semblait pas relever d’un plus grand mystère qu’un robot convenablement programmé, en bien moins performant toutefois. Les gerboises, comme la majorité des autres bestioles de ce genre, n’étaient ni plus ni moins que les messagers des humains qui les possédaient, et se bornaient àrépéter docilement les propos qui leur avaient été tenus. C’est en tout cas ce que nous pensions. Nous savons maintenant que les choses ne se déroulaient pas tout àfait ainsi, que d’incroyables sophistications et improvisations langagières, donc comportementales, donc organisationnelles, et par la force des choses perturbatrices, germaient en secret dans les cerveaux de ces animaux, si bien que tout cela ne pouvait que mal se terminer, mais àl’époque nous ne le savions pas, et tout ce qui s’est passé depuis était imprévisible.



Christian Garcin est écrivain, àlire notamment sur remue.net - lire en particulier cet entretien paru en aoà»t 2014,àla parution de Selon Vincent (Stock). Christian Garcin est auteur de nombreux livres chez de nombreux éditeurs - on se référera àl’excellente bibliographie du site des non moins excellentes éditions Verdier, ainsi qu’àsa notice wikipedia, pour en saisir l’ampleur.

Patrick Devresse est photographe. De lui, Dominique Sampiero dit : "Patrick Devresse est un homme qui regarde. Qui scrute doucement le réel autour de lui. Comme ça. Mine de rien. Et même parfois qui baisse les yeux en souriant. L’esprit ailleurs. Comme si poser une vigilance sur le monde et vivre étaient intimement liés."
Voir son site http://www.patrickdevresse.com/, et son parcours personnel.

30 mai 2016
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