Christian Salmon | Le Parlement d’« un peuple qui manque »

Ce texte reprend les éléments d’une conférence faite à Bruxelles en juin 1988 reproduit dans Libération sous le titre « La tyrannie de l’unique ». Il a servi d’ouverture éditoriale au numéro 1 de la revue Autodafe.

Lorsque nous avons créé en 1994 le Parlement international des écrivains, c’était d’abord pour inventer de nouvelles formes d’intervention des écrivains dans la vie publique, en finir avec les plaidoiries, les dénonciations, les tribunes, tout ce pathos de l’indignation médiatique et sa rhétorique humanitaire, qui se manifeste par cet « empâtement » de la langue que Orwell dénonçait dans La Politique de la langue anglaise : « Les clichés, les métaphores usées jusqu’à la corde, les paresses d’écriture qui amènent l’esprit à s’engourdir et à l’acceptation passive d’idées et de sentiments qu’il n’a pas à examiner... » À cette politisation de la langue, nous ne craignions pas d’opposer une éthique du langage, une politique de la littérature, celle que nous reconnaissions chez Kafka pour qui la seule justification de l’art, à l’heure du triomphe des « relations fantomatiques entre les hommes », était de « rendre possible une parole vraie d’être à être ».

On connaît bien le soupçon qui pèse sur les interventions publiques des écrivains. Le XXe siècle aura été le mauvais théâtre et le tombeau d’un certain engagement. Instrumentalisation politique hier, manipulation médiatique aujourd’hui. Il n’y a pas si longtemps, Gilles Deleuze en appelait à une charte des intellectuels, des écrivains, et des artistes où ceux-ci diraient leur refus d’une domestication par les médias, et proposait la création de groupes de production capables d’établir des connexions entre les fonctions créatrices et les fonctions muettes de ceux qui n’ont pas le moyen ni le droit de parler, « l’avantage serait de séparer ceux qui se veulent auteurs, école ou marketing, plaçant leur film narcissique, leur interview, leur émission et leurs états d’âme, la honte actuelle, et ceux qui rêvent d’autre chose. Ils ne rêvent pas, ça se fait tout seul ».
Le Parlement international des écrivains est une bien étrange institution, comparée aux assemblées parlementaires, démocratiquement élues, dotées d’un hémicycle, d’un domaine à légiférer, et dont les membres ont une indemnité et même une immunité qui les protège légitimement contre les poursuites et les pressions.
Notre Parlement ne dispose d’aucun de ces attributs : il est sans pouvoir, sans palais, sans greffier et jusqu’ici sans grands moyens financiers ; les seuls territoires que nous soyons habilités à représenter, Salman Rushdie les a décrits ainsi dans un texte qui nous sert de Charte : « Les écrivains sont les citoyens de plusieurs pays : le pays bien délimité de la réalité observable et de la vie quotidienne, le royaume infini de l’imagination, la terre à moitié perdue de la mémoire, les fédérations du cœur à la fois brûlantes et glacées, les états unis de l’esprit, les nations célestes et infernales du désir, et peut-être la plus importante de toutes nos demeures - la république sans entraves de la langue. »
Ce sont ces pays que nos parlementaires peuvent représenter, et ils n’ont d’autre légitimité que le fait d’en avoir été chassés ; leur mandat, ils le tiennent non pas d’électeurs qui leur ont fait confiance mais de censeurs qui ne supportent pas leurs écrits.
Étrange Parlement en effet, que ce Parlement. dont les deux premiers présidents, Salman Rushdie et Wole Soyinka, ont été, pendant plusieurs années, traqués par les assassins de deux États membres de l’ONU, ne disposant ni l’un ni l’autre des droits élémentaires d’un simple citoyen...
Parlement d’infortune réuni à la hâte en cet été sombre de 1993 qui suivit immédiatement l’assassinat en Algérie de Tahar Djaout... En lançant un appel à la fondation du Parlement nous prenions acte simplement d’une situation sans précédent dans l’histoire de la littérature. Au cours des six premiers mois de l’année 1993, le nombre d’écrivains persécutés, emprisonnés ou assassinés dépassait le millier. Qu’ils soient algériens, iraniens, égyptiens, turcs, nigérians, chinois, de plus en plus nombreux étaient les écrivains confrontés au cruel dilemme que Tahar Djaout eut à peine le temps d’exprimer quelques jours avant son assassinat en pleine rue : « Si tu parles tu meurs. Si tu te tais tu meurs. Alors parle et meurs... »

En six années d’existence, le Parlement des écrivains lui-même a vu plusieurs de ses membres arrêtés, comme le poète chinois Bei Dao, d’autres traînés en justice comme Yachar Kemal, ou poignardés en pleine rue comme Naguib Mahfouz sans oublier l’atroce pendaison de Ken Saro Wiwa exécuté avec ses compagnons de lutte par la dictature nigériane.

Dix ans après ce sinistre 14 février 1989, où la condamnation à mort d’un romancier nous parut d’abord un terrible anachronisme, l’assassinat des écrivains est devenu un phénomène presque banal... les fatwas se sont multipliées en Afghanistan, en Iran, au Bangladesh, en Algérie et les écrivains et les intellectuels sont devenus la cible privilégiée d’attentats aveugles et à haut rendement médiatique ; de la censure des œuvres on est passé à la persécution des auteurs, des textes censurés aux têtes tranchées. La censure a changé : de formes, d’agents, de cibles, elle s’est privatisée, s’est détachée de l’État pour se diffuser dans la société, devenir un état d’esprit. Elle ne frappe plus seulement les livres, elle s’attaque directement aux auteurs. Et surtout elle ne vise plus seulement des opinions politiques, religieuses ou idéologiques, mais l’espace même de la représentation. Un délit nouveau hante la nuit des orthodoxies : le délit de créer, d’écrire, d’imaginer. Le délit de littérature.

Depuis la chute du mur de Berlin, la figure d’une censure centrale, exercée par des États totalitaires qui traquaient la pensée dissidente, se double aujourd’hui d’un processus multiforme et complexe qui déborde de toutes parts le seul contrôle étatique de la liberté d’expression. En Algérie pendant les campagnes d’assassinats contre les intellectuels, le seul fait d’être réputé écrivain suffisait pour figurer sur la liste noire de commandos intégristes ; quel que soit le contenu de ses écrits et parfois même sans avoir rien publié - les maisons d’édition ne fonctionnant plus. En Iran, longtemps c’est la musique dans son ensemble, sa diffusion, sa pratique, et son enseignement qui étaient interdits. Et en Afghanistan, on a vu les talibans qui entraient dans Kaboul brûler des bobines de film sans même les visionner dans des autodafés publics que retransmirent les télévisions du monde entier. Car les persécutions meurtrières d’écrivains et d’intellectuels ne constituent pas de simples violations des droits individuels d’opinion ou d’expression. Elles visent ce qui, dans l’écriture, esquisse un autre monde, d’autres types de relation entre les hommes, en donnant forme et voix à l’invention d’une autre démocratie. On l’a bien vu en ex-Yougoslavie où, avant que les armes ne se mettent à parler, on a commencé par réduire au silence les écrivains, par épurer les dictionnaires et cette langue serbo-croate dont le trait d’union est tout un symbole, langue mixte, langue pont. « Les guerres sont menées pour des mots sur un terrain sémantique », disait Arthur Koestler. En Algérie, avant de laisser la voie libre aux terroristes et aux assassins, on a mis au pas le berbère et le français et imposé un arabe desséché, une langue de bois tout juste bonne pour les bureaucrates du parti, les fanatiques religieux et les instructeurs de l’armée.
C’est ce que Hermann Broch appelait, dès 1934, le mutisme qui précède le meurtre.

Et ce mutisme qui s’étend dans les régions à fondamentalisme islamiste ne doit pas nous conduire à relativiser les dangers que font peser sur l’art les fondamentalismes en Occident où un nouvel ordre moral tente d’imposer aux écrivains et aux artistes ses raisons, ses critères, ses limites. En France il n’y a pas si longtemps encore n’a-t-on pas entendu un évêque affirmer après les attentats meurtriers contre le film de Scorsese que la figure du Christ n’appartenait pas à l’imaginaire des artistes ? Tirant un trait sur des siècles d’histoire de la peinture. Le nouveau code pénal de 1994, adopté sous la pression d’organisations familiales d’extrême droite, légitime les poursuites contre des livres ou des expositions ; le résultat ne s’est pas fait attendre : en novembre 1999, au pays de Rabelais et de Voltaire, un romancier a été condamné pour diffamation par un tribunal sur plainte de Jean-Marie Le Pen ! Le tribunal précisait dans ses attendus que le recours à la fiction, le fait que les propos invoqués par le plaignant soient tenus par des personnages de fiction, ne dégageaient en rien la responsabilité de l’auteur du livre et de son éditeur, mais au contraire pouvaient être retenus contre lui comme une circonstance aggravante...
Aux États-Unis, des œuvres comme celles de Steinbeck ou de Richard Wright sont interdites dans certains lycées sous la pression des associations de parents d’élèves. Profanation, incitation à la débauche, diffamation, les arguments ne manquent pas pour interdire, bâillonner, punir. Toutes les protections, tous les verrous savamment ménagés depuis les Lumières, afin de protéger l’espace de la création sont en train de sauter. Aujourd’hui la littérature est soumise à une violence sans précédent dans son histoire. D’Algérie, d’Iran, de Chine, d’Égypte, de Turquie, du Nigéria, des écrivains nous lancent un appel : cet appel est simple, il répète dans toutes les langues la même évidence : écrire c’est s’adresser à quelqu’un et s’adresser à quelqu’un c’est le contraire de tuer. À nous de l’entendre et d’y répondre vite. Sinon c’est le meurtre qui parlera.

Le Parlement international des écrivains, dans le souci constant d’éviter les pièges habituels de l’« engagement » : intermittence, narcissisme, instrumentalisation, voudrait créer un nouvel état d’esprit : affirmer le droit à la littérature, l’espace de la fiction. Non pas de manière purement déclamatoire, mais en essayant d’être inventifs, en créant des outils, des réseaux permanents, des agencements nouveaux afin de réactiver l’échange aujourd’hui entravé par la censure, mais aussi par la médiatisation généralisée entre ceux qui écrivent et ceux qu’on fait taire. Car il y a bien pire aujourd’hui que la censure individuelle, c’est l’espace culturel qui est en train de se mettre en place. Un espace culturel standardisé, homogénéisé, dominé par les grands standards médiatiques et les industries culturelles transnationales et qui ne laisseront que peu de place à l’expression des diversités et des minorités linguistiques et culturelles. « Le divers est menacé dans ce monde », écrivait déjà Victor Segalen. Et ce que nous continuons à nommer, faute de mieux, censure, chacun le sent bien aujourd’hui, c’est avant tout et partout la tyrannie de l’unique. Ce qui est pourchassé désormais, c’est ce qui se cherche, l’informulé, l’inouï, l’hétérogène et le divers : tout ce qui naît.
Tout indique en effet que les formes traditionnelles de censure juridique et institutionnelle dans les pays totalitaires sont en train de céder la place à des formes nouvelles : moins repérables, plus fonctionnelles et plus diffuses et qui, à l’abri des formes plus violentes dont elles règlent soigneusement le spectacle, accomplissent le discret maillage des sociétés de contrôle et installent partout le règne de l’homogène et sa phobie de l’art et de la fiction. Insensiblement, nous sommes en train de passer de l’ère de la censure à celle de la manipulation. De la télé-surveillance à la Orwell au « meilleur des mondes » de Huxley. De la censure locale à la déception générale.

Mais alors dira-t-on - et l’objection nous est faite très souvent - « si ce programme est le vôtre, pourquoi un Parlement ? ». Ce mot « Parlement », n’est-ce pas une concession au langage de la politique au moment où celle-ci semble frappée du plus grand discrédit ? Après tout, les écrivains de notre Parlement ne sont élus par personne, et surtout pas par leurs pairs, ils ne représentent qu’eux-mêmes, et légifèrent sur un droit qui ne sera jamais écrit, un droit sans droit que nous appelons presque par dérision face aux meurtres et aux pressions : le droit à la fiction. Mais quel est ce droit à la fiction ? Un droit au blasphème comme certains se sont risqués à le dire au moment de l’affaire Rushdie ? Un droit à la transgression ? Mais où est la transgression si le droit l’autorise ou la tolère ? On reconnaît les grandes œuvres au trouble qu’elles sèment dans les esprits ; non pas qu’elles aient pour enjeu la transgression explicite, obscène, des interdits et des tabous, mais parce qu’elles sont porteuses d’un changement de perception, d’un bouleversement de la sensibilité... et luttent pour une autre hiérarchie des sens, d’autres modes de perception, une autre subjectivité, d’autres types de relations entre les cultures et les langues...
Loin de se considérer comme un nouveau pouvoir, ni même un contre-pouvoir notre Parlement procède au contraire de ce qui n’a encore ni droit ni fondement : il cherche à faire entendre, comme l’a dit Jacques Derrida, la parole inaudible, inouïe de tous ceux que l’ordre écrase...`

Si, comme l’a écrit Gilles Deleuze, l’une des fonctions de la fiction est d’inventer un peuple qui manque alors c’est ce peuple que nous représentons, c’est de ce peuple dont nous devons être le Parlement, le Parlement d’« un peuple qui manque ».
Ce peuple qui manque, il y a bien des manières de se le représenter : ce sont bien sûr les peuplades engendrées par l’imagination des écrivains, le fameux bestiaire kafkaïen, les marins de Melville, les somnambules de Broch, les fantômes de Boulgakov, les gens de Dublin de Joyce... Mais ceux-là n’ont pas besoin de notre aide... Le peuple qui manque c’est aussi et surtout le million de Tutsis massacrés au cours du génocide au Rwanda, et ceux qui ont survécu dont on dit qu’ils sont principalement menacés d’amnésie et de mutisme, le peuple qui manque c’est aussi le petit peuple des Yanomanis d’Amazonie qui disparaît jour après jour, cerné par les flammes et les épidémies avec la complicité de notre silence, c’est encore le peuple ogoni dont les compagnies pétrolières détruisent la terre et l’environnement, c’est aussi le peuple de Tchernobyl et celui de Sierra Leone, le peuple de tous ceux, qu’ils soient kurdes, arméniens, tibétains ou palestiniens, à qui manque la terre, et le grand peuple des réfugiés de toutes les races et de tous les pays, les déplacés, les apatrides, dont les migrations décrivent l’histoire inversée des guerres et des conquêtes...

C’est à tous ceux-là que nous voulons donner la parole, c’est pour eux que nous avons créé Autodafe.


À signaler également : La Bibliothèque censurée, revue parlée en soutien et en hommage au PIE, programme d’écrits manifestes, d’essais, d’entretiens, de dialogues d’auteurs et de textes de fiction qui soumettent le monde « au risque du langage », avec Thierry Bedard et sa compagnie Notoire en maître d’œuvre.

18 juillet 2005
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