Christophe Manon | Futur antérieur

Christophe Manon, invité par Patrick Chatelier lors de la quatrième édition de La Nuit remue, a lu un extrait de Pas le bon pas le truand du dit Chatelier. Vous l’entendrez lire ici.
Christophe Manon nous offre ces inédits en échange.



ARMES D’UNE JUSTE COLERE pleins
de la vision des choses advenues nous ne pouvions détourner
    le regard du siècle
barbare nous brûlions l’imaginaire pour réchauffer
le réel mais il s’est vengé en exigeant
de vraies larmes et du vrai sang nous n’avions pas
de mots pour dire les mots qui restent dans la gorge impossible
de restaurer le sourire qui nous éclairait autrefois impossible
de retrouver la douceur où nous avions enfoui notre visage
    parfois
nous entendions des hommes raconter et c’était
comme un feu qui chauffait nos entrailles le ciel intoxiqué nous le
    remplissions de matière
noire nous adressions des messages au cœur de l’univers mais
personne n’entendait les sanglots de l’enfant le cri de celle
qui fut violée car voilà ce qui s’est passé et partout le silence
    s’amplifiait au cœur du bruit et cependant
nous percevions un chuchotement
plus ancien que nous-mêmes.





NOUS TENTIONS DE TENDRE l’oreille
au temps et de le faire entendre nous imaginions
des fictions pour transformer le réel pour
ne pas être pris de vitesse par nos cauchemars berçant
notre infini nous cherchions à capturer la vie dans nos livres mais
    comment
garder mémoire d’un éblouissement il n’y avait que
des mots qui s’ajoutaient à d’autres mots l’envie désespérée
    d’éternité et d’absolu qui
bouleverse nos cœurs une poussière à la fin répandue
sur toutes choses vieux murmure indistinct scandé par des
    générations et
cela aussi n’était qu’une forme de sommeil pareille à ces blessures qui
    nous sont antérieures
mais tenir il le faut accepter la splendeur du sensible car
que le monde est grand
aux yeux de nos souvenirs
que le monde est petit et cependant
plein de sens et
comme il vacille.





COMMENT CERTAINS ont-ils pu
pratiquer l’art de la peur avec une telle maîtrise comment ont-ils
    pu
aiguiser leurs couteaux laisser le désarroi nicher dans le cœur des
    asservis que soulève la colère ou détruit l’abattement et eux
les errants les dispersés les égarés dans la douleur et dans le
    dénuement comment ont-ils pu
croire en la promesse d’un nouveau qui ne fut pas tenue ainsi
l’abject fut et franchi le pas et pourquoi
avons-nous laissé ce faire pourquoi
vulnérables et dans le dénuement avons-nous laissé
décliner en nous ce qui a eu lieu comme
une sanction en quelle langue sinon
celle des morts cela
peut-il s’écrire il n’y a pas de mots pour cela cela
ne s’inscrit pas dans des phrases ne
peut se prononcer.





PUISQU’UN PRESENT FAIT DEFAUT il est temps
d’apprendre à espérer sans rêveries exaltées sans la moindre
    soumission ni
représentations abstraites malgré les impostures les mystifications
    prendre parti
du futur porter le rêve vers l’avant partir en expédition sur le front
de l’émergent et animés d’une répugnance naturelle à voir
périr et souffrir tout être sensible plus légers d’être
plus lourds libres perfectibles et ceints d’une semence
d’étoiles devenir acteurs de nous-mêmes faire advenir
l’imprévisible porter une parole
verticale et sobre élaborer une dialectique
explosive et d’une clarté sans égal ébranler
les assises du monde en désignant les choses par leur vrai nom mener
    à bien
le passé devenu visible dans l’avenir arpenter le domaine
du possible où le demain
sera le nouveau hier.





NOUS AVONS REVE de nous saisir
de notre destin et ce rêve s’est achevé contre le mur d’un cimetière
    nous avons rêvé
d’une étoile rouge à l’Est qui s’est transformée en mur et s’est
    effondrée nous avons rêvé
de châteaux en Espagne et ce fut une fosse commune où furent
    balancés des corps par milliers nous avons rêvé
d’une longue marche et cette marche s’est échouée sur un barrage maintenant
nous avons appris à mieux voir le cauchemar de la vieille
réalité et nous habitons entre
des murs de sang et devenus plus hauts que nous-
mêmes nous pouvons nous dominer du regard et
immortels de tant de morts projeter du temps au-devant
de nous et conviés au banquet
du monde nous rassembler
dans notre superpuissance.





AVEUGLES PAR TROP D’ECLAT le soleil
nous écrasait de ses rayons brutaux malgré
la nuit proche où nous nous en allions nous ignorions
tout du ciel mais nous savions que l’océan est une force
puissante et sombre et errants en compagnie des eaux nous aimions
    converser
avec leurs sources obscures et devenus spectres flottant
dans un monde flottant à côté de nos expériences et désertés
par le travail et la pensée nous tenions la réalité
à distance et cette distance
était la réalité nous saisissions insuffisamment la vie devenue
légère insoutenablement légère et comme
souvent on entend le meuglement des bêtes comme
elles se déplacent en couinant ou comme
les corbeaux croassent dans l’air du matin ainsi
nous braillions et suions.





NOTRE DESTIN nous le jetions
par-dessus nos épaules et cependant nos pas
avaient fini par se dissoudre faute de direction et regardant fixement
    du côté
de la nuit qui vient nous luttions contre la puissance
du monde objectif où la mort n’était plus
qu’une façon de crever et laissant une place
à la vengeance et au meurtre nous n’étions pas
effarouchés par la mort mais nous nous conservions en elle et
    séjournions auprès
d’elle dans la lumière éclatante du jour ainsi s’en remettant au tribunal
    tout-puissant de l’esprit
pétrifié du temps au risque d’être punis pour un crime
que nous n’avions pas commis nous prenions sur nous
    volontairement
le châtiment afin de témoigner
de notre libre volonté.




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12 juillet 2010
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