Claude Ber | Cinq fragments de (sur le) travail

Bibliographie, extraits, actualité Claude Ber : visiter son site claude-ber.org, en particulier sa rubrique invités.

On recommande particulièrement son livre La Mort n’est jamais comme.

On peut la lire aussi sur Carrefour des Ecritures : La langue travaille celui qui la travaille.

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Claude Ber, Cinq Fragments de (sur le ) travail

FRAGMENT 1

Paris, 2 septembre 04, 2h34 du matin. Insomnie. Prise de notes sur le travail. Dans le carnet noir, que je garde sur la table de chevet. Ecriture minuscule à la lumière de la lampe de poche posée sur la page pour ne pas allumer et réveiller L.. Pas le courage de me lever et d’aller dans mon bureau ou simplement à côté dans la grande pièce. La clarté qui filtre autour de l’œil de la lampe obturé par la page éclaire légèrement l’ocre rouille des rideaux. Silence si plein qu’y résonnent les battements du sang.

Travail ? Travail alors que l’ombre de l’homme debout, où pend une veste d’intérieur en moere dont je sens aux doigts la peluche rien qu’à la nommer, projette selon l’angle du mur un Tau d’alphabet grec ou un T d’architecte. Comme un hologramme incertain de ce dont je parle. Son graffiti. Son inscription en signe. Qui l’abstrait du faire. Le dire déjà le réduit à cette ombre.

FRAGMENT 2

Paris, 2 septembre 04, 7h 30, juste avant de devoir me mettre à mon autre travail — celui avec lequel je gagne ma vie —. Temps que je rogne pour l’écriture. Comme toujours. A mon bureau, devant mon ibook à fond d’écran violine (je ne sais pas comment le changer et puis pour quoi ? Le bleu azur infini de la technique — et du travail humain - de tous les ordinateurs ?).

Juste au dessus sur le rectangle du mur, un instrument de musique rudimentaire en carapace de tortue ( l’ancêtre de la lyre, carapace de tortue bricolée – travaillée - par Hermès), un dessin de G. Autard qui me suit depuis Toulouse ( corps de femme finement dessiné – travaillé - sur gribouillis et collages couverts de plexiglas), le texte sur le bouc du Rabbi de Kotz qui, passant par Auschwitz deux cents ans avant les camps, s’écria « éloignons-nous, ce lieu est maudit ! » et un capteur de rêves rapporté du Québec ( la rue crevassée de Trois Rivières devant le syndicat d’initiative où seulement on les trouvait, ouvriers en cirés retournant le bitume avant les premières neiges — travaillant — …depuis les capteurs de rêve ont envahi toutes les boutique à touristes, en janvier il y en avait même à Athènes au pied du Parthénon). Pourtant la finesse du tressé -travail- de toile d’araignée au centre comme en rappel du léger des plumes. Travail. Partout travail.

Relecture des toutes premières notes sur le travail prises il y a un an. Pour lancer l’écriture (avec l’impression faisant cela à chaque fois, ce passage par une digression, d’appuyer comme je faisais du temps des stylos à encre sur la cartouche pour ramener l’encre à la plume), j’écrivais : Intérêt de la commande : l’arbitraire et l’impératif de temps. Ce rapport particulier au travail d’écriture qu’elle oriente vers un parcours imprévu, où se débusquent parfois anguilles sous roche et qui commence par cet aller où on ne serait pas allé de soi et qui ne va pas de soi. Où l’issue n’est pas sûre - elle ne l’est jamais mais là encore moins qu’ailleurs —. Où il est possible que ... finalement rien. Rien qu’un parcours sans trace. Toutes enlisées dans le parcours. Je ne croyais pas si bien dire. Le travail sur le travail n’a cessé de s’enliser, d’aller d’impasses en impasses. Et surtout moi le remettant toujours à plus tard, après les autres, comme le fuyant.

Je reviens d’ailleurs déjà un peu plus loin sur cette réticence : Je ne peux pas parler du travail. Du travail d’écrire des pages et des pages, avec plaisir, attention, enthousiasme même, des heures de travail. Sur le reste rien. Ce qui vient dérape. Sonne faux. Mal dit, maudit. Male-diction du travail. Refus du cheval devant l’obstacle. Je résiste des quatre fers. Sans le vouloir. Langue se tait. Peux pas parler du travail. Trop de dégoût et de révolte. Dis rien de bon ni d’utile. Mauvais travail.

Cela précédé de plusieurs pages de manœuvres dilatoires, d’hésitations aussi. Je me perds dans une comparaison entre mon travail d’écriture et mon autre travail, appelant à la rescousse Hanna Arendt et sa distinction entre « œuvre » et « travail », la première gratuite, le second voué à l’utilitaire, puis Rimbaud – « la main à plume vaut la main à la charrue » - le vieux Marx - travail aliéné, travail non aliéné – , le negotium latin et son pendant de libre activité l’otium et même le tripalium en son supplice ( les trois pals étymologiques du travail comme en blason de la malédiction biblique — « tu gagneras ta vie à la sueur de ton front » — et — ne pas l’oublier — le travail d’enfantement, « tu accoucheras dans la douleur ».

Tout cela parle du travail. Tournevire autour de lui. Pressent vaguement quelque chose : Que signifie le mot « travail » en ce temps où les "desoccupati" des films italiens de mon enfance ont débordé des écrans et des favellas pour envahir le quotidien planétaire ? Où le travail est devenu un privilège. Et plus que jamais une marchandise et un esclavage. Où à Conakry en mars, je traverse les kilomètres de bidonvilles - cahutes de tôles rouillées, tas d’ordures, enfants prostitués aux abords des hôtels à touristes —. Où pour quelques uns c’est sans aucun travail l’argent qui travaille et pour tous les autres le manque d’argent et de travail qui les travaillent — Et ce jeu de mot de premier jet est pense-bête pour revenir là dessus à ce tripalium de torture que n’est plus, contrairement à sa racine, si lointaine à présent, le travail mais son manque, concluant ainsi Où je contemple sur l’écran de télé un homme d’une cinquantaine d’années devant son usine fermée psalmodiant "Maintenant qu’est-ce que j’en fais de mes mains. Qu’est-ce que j’en fais de mes mains ?".

J’écrivais ces mots là en août dans le jardin de B., près d’Antibes, à l’ombre des pins dans un contraste si net avec ce qui précède que j’éprouve le besoin de regarder mes propres mains « je regarde mes propres mains au clavier. Agiles. Rapides. Doigts courant aux touches tandis que s’impriment les mots sur un autre écran à la vitesse de leur tapotement mécanique. Voilà ce qu’à cet instant je fais de mes mains » tandis que s’emballe la diatribe contre l’état du travail – Le seul mot de « travail » fait enfler d’un coup le ressentiment moins contre lui que contre ce qu’il incarne. Parce qu’à travers lui se fait constat d’un état du monde avec sa barbarie économique, ses reflux de barbarie religieuse, sa rapacité destructrice, sa boulimie consommatrice, sa caricaturale division entre travail et congés tous deux également abrutissants — et, séparant le travail obligé et l’ouvrage choisi, contre mon autre travail collé aux stratégies de carrières, aux sautes d’humeur politiciennes, aux rivalités des ambitieux et des imbéciles… concluant après plusieurs paragraphes : Creuser la langue, là est mon vrai travail, ce que je fais de mes mains car c’est un travail manuel, physique — toujours, quel qu’il soit, le travail met en jeu le corps, inscrit sur le corps et dans le corps plaisir et souffrance.

A cette étape là, je me débats dans de fausses questions. Et ces méandres de phrases que je ne biffe plus d’un trait alerte comme autrefois quand j’écrivais sur papier, mais que je supprime maintenant après sélection — pomme A — d’un seule pression d’index sur la touche d’effacement encore plus libératoire ( plus rien, plus de trace, plus de « repentirs » au travail d’écriture mais l’envoi direct au néant et retour immédiat à la lumière neuve de l’écran), ces développements, argumentations, digressions que je restitue sans remords au non être, quasi au non ayant été, n’ont servi qu’à cela : au fait que je puisse là, maintenant, dire net - ou dans tous les cas net pour moi — et plutôt que net tel comme je voulais le dire ce que je suis là écrivant.

A savoir que cette opposition que je ressentais si fortement, sans pouvoir parvenir à la désigner correctement, entre mon travail d’écriture et mon autre travail est symptomatique de plus qu’elle-même, sans intérêt en elle-même. De ces deux activités, écrire d’un côté, de l’autre partir le matin à mon bureau – et, plus près encore, dans deux heures maximum interrompre ce travail sur le travail pour me mettre au courrier et au téléphone, relever les mails professionnels, programmer les réunions etc. - aucune n’est plus ni moins sociale ou privée que l’autre. Toutes deux sont, comme je l’écrivais déjà dans ce premier jet, recourrant modestement à tous les outils — outils de travail pour réfléchir, avancer – « travail dans son humble définition scolaire : rapport à soi, rapport aux autres, rapport au monde. »

Et l’aller-retour entre travail d’écriture et autre travail n’aurait guère duré si j’avais eu en vis à vis mon « autre travail » d’autrefois qui était d’enseignement. Tous deux alors avaient, chacun à sa manière, part de liberté, d’invention et d’imaginaire, se rejoignant là où l’autre transmettait l’un — la littérature, l’écriture, la langue j’enseignais alors avec bonheur dans à la fois la continuité et la distinction du travail d’écrire —. De ce travail d’enseigner il aurait été facile de longuement parler, le tressant à celui d’écrire dans ce qui les liait (juste dosage de rigueur et d’audace, éveil de l’esprit et des sens à l’écoute et plus profond encore un mystère de l’humain où tourne toute parole à l’autre adressée et encore le travail dans et de la langue à l’œuvre dans les deux cas, et encore se pourrait continuer le jeu des analogies) et les distinguait aussi nettement sans que l’un amoindrisse l’autre et nullement la solitude de l’écran le partage de la transmission ou l’inverse. Quel qu’il soit en lui-même tout autre est mon présent « autre travail », plus banalement semblable au travail tel qu’il est généralement pour presque tous. Pris davantage dans la gangue sociale, économique et politique. Dans ce qu’elle a de plus en plus d’oppressant, de fermé, de frelaté aussi. Ce ne sont point activités que l’on compare mais domaines, et presque ordres différents.

Il reste au travail d’écrire comme à tout autre - artistique ou non- qui échappe ou tente ou accepte d’échapper au broyage mondial des anciens liens sociaux et des anciens rapports au réel ( au prix comme toujours d’une absence de rentabilité économique et du risque d’inexistence sociale) quelque chose d’artisanal qui le relie au corps qui fait, à l’esprit qui conçoit, aux sentiments et aux sensations, à la bouche et la main qui font commerce de mots et de choses, à du sens aussi qui filtre là dans ce qui se fait.

Peu de domaines du travail possèdent encore ce privilège d’avoir affaire à mesure humaine, domaines marginalisés, sans grande perspectives de profit ou de carrière. Dans sa grande généralité le travail est passé à la toise de l’impératif de rentabilité : il ne vaut plus rien en lui-même et seulement ce qu’il rapporte non pas à ceux qui le font mais à ceux qui l’organisent, le distribuent et en tirent profit. Quant à ceux qui le font ( on a dit encore un peu dans mon enfance ouvriers, puis plus tard sonnait parfois au hasard d’une élection électorale le « travailleurs, travailleuses » des partis de la révolution prolétarienne , aujourd’hui il n’y a plus guère de mots qui désigne avec dignité ceux qui travaillent, les forces vives sont les riches, les manœuvres nommés émigrés, le reste des actifs et des chômeurs comme si ces derniers étaient inactifs de leur gré) ceux qui travaillent donc ne valent pas davantage que le travail, à savoir non ce qu’ils savent faire mais ce qu’ils rapportent en le faisant. Quant ils ne rapportent plus ils ne valent plus rien. Ils ne sont là que pour servir momentanément les intérêts des grandes firmes ou des capitaux anonymes qui implantent manufactures, usines ou chantiers le temps de récupérer la manne des financements publics, avant de partir ailleurs recommencer l’opération, laissant derrière eux des carcasses de métal vides et des chômeurs.

La question du travail aujourd’hui n’est pas celle du travail mais du chômage. Au capital qui produisait du travail ( la vieille légitimation que le profit opposait à toute mise en cause) succède celui qui produit du chômage. Et d’autant plus de bénéfices que de chômage. Alors que dire du travail et de ceux qui travaillent, qui ne soit colère ou révolte ? Comme le travail lui-même, ceux qui le font ne valent rien et ne comptent pour rien. Ils sont tout au plus les auxiliaires inévitables du gain financier qui, s’il pouvait s’en passer, ne ferait que s’accroître. La perfection du mécanisme serait de les éliminer, de nous éliminer tous avec nos imperfections, nos maux, nos désirs, nos maladies, notre vieillesse, notre mort même, en bref toute notre réalité humaine au coût social décidemment toujours trop élevé. Mesurés en coût social et en bénéfice, l’humain n’est pas intéressant et les plus démunis que l’on peut crever à la tâche sans qu’ils aient moyen de protester et que leur nombre permet aussi bien d’acheter au prix le plus bas que de remplacer rapidement, sont les plus rentables. C’est une mécanique d’horreur qui se nourrit même de la vente de sa propre dénonciation écoulée comme un bien de consommation parmi d’autres.

Qui ne serait effrayé par ce Léviathan ? Et de la terrasse de B. où tombe en grappes de chaud le soleil sec du mois d’août, j’écris : Me gêne que le même mot de travail désigne à la fois la corvée, le résultat de la soumission par la machine économique et le libre consentement à l’action. Si je le remplace par activité, plus aucune réticence. Je ne peux m’imaginer ni nous imaginer collectivement autrement qu’en activité, toujours à faire, agir, trafiquer, bricoler, manipuler, agencer, observer, relier, combiner, questionner, concevoir, élaborer, construire. En activité égale en vie. Actif égale éveillé mais dans cet éveil tout rentre même la contemplation silencieuse et immobile. A ce compte tout est travail. Si cela est travailler, vitale est cette empoignade, avec les autres et le monde. Mais c’est éliminer du travail non sa part de contrainte inévitable, cette soumission à la matière, cette confrontation à l’obstacle du réel qui nous fait devenir, ni sa nécessité originelle mais sa réalité sociale qui en fait une marchandise et le dévalorise ou le moralise ( et c’est pile et face d’un même stratagème) jusqu’à l’écoeurement. A ce jeu hypocrite où l’effort et l’engagement humain ne valent rien, la valorisation du travail perd tout crédit. Le bavardage idéologique prône le devoir à ceux qui sont privés du droit. Que dire qui n’ait été dit d’une logique de profit faisant du travail le moyen de culpabiliser ses victimes auxquelles on n’en offre que précaire ou aliéné, flexible comme il se dit des emplois et en miroir de ceux qui les convoitent (il y a si peu d’offre pour tant de demandes) et qui ont intérêt à être à leur tour « flexibles » et plutôt l’échine souple que la nuque raide ?

Cancane la télé sous les pitreries ou le sermon les mêmes sophismes que l’Alexis Carrel que mon père m’a fait lire enfant pour m’en prémunir. Si les ouvriers sont ouvriers c’est parce qu’ils sont sales et ivrognes et non l’inverse arguait l’animal non pensant ou trop bien-pensant. Si les chômeurs chôment c’est parce qu’ils ne veulent pas travailler et si la moitié de la planète crève de faim, c’est bien la preuve qu’elle est moins habile que l’autre. Ceux qui gagnent ont toujours raison et la preuve que les vaincus et les pauvres valaient moins que les vainqueurs et les riches c’est qu’ils sont vaincus et misérables. En avant toute, Struggle for life et bonne conscience. Tout cela nuancé, modulé, adouci, concassé menu à coup de « mais » et de « certes ». La logorrhée insupportable des puissants. Fatigue. Dégoût. Peux pas travailler. Veux pas travailler là dedans. C’est pas du travail, c’est du salopage de viandard. Rideau.

Je me souviens que je quitte la table où j’écris dans un brusque mouvement de colère impuissante. Et de quoi ai-je l’air à me précipiter comme à l’attaque vers la ligne des pins crissant d’insectes et de vent en marmonnant des invectives. Et quoi contre cela qui ne se nomme même plus tellement est devenu son matériau constitutif du réel ? Quoi d’autre que le travail ? Le travail ? Le travail de penser, de rassembler, de dire, de lutter, de concevoir, d’inventer, d’imaginer etc. etc. Le minuscule travail, quel qu’il soit, (et le mien, celui d’écrire) contre le Léviathan. Et celui d’écrire plus que mon autre travail d’à présent qui fait davantage partie de la broyeuse. Pas tout entier. Ce serait exagération donc insignifiance. Mais en partie. Il s’y arrache de l’humain, s’y fait de l’utile comme dans n’importe quelle autre fonction de cadrage qui régule, programme, impulse, évalue et qui sous le lexique partout le même des dynamisations, des innovations, des rationalisations, des gestions de ressources humaines, des pôles de ressource et d’excellence, des taux de réussite, des prévisions, des modulations, des adaptations, des mutations gère l’humain au poids des chiffres et au taux d’ efficacité.

Et cela encore est-ce encore gestion à son meilleur car à son pire c’est caprice de quelques uns, que la gestion gère, volontés de quelques potentats financiers et politiques maîtres des cours en bourse et des média, que servent les organisations sous le masque d’une objectivité inévitable des choses. Leurs besoins, leurs désirs, leurs névroses, leurs ambitions, leur familles, leurs enfants, leur smala, leurs manies, leur mégalomanie, leur simple vie qui met au service de son insignifiance des pyramides d’êtres humains. Pharaons cachés qui ne rêvent plus de sauver leur momie du pourrissement par la feuille d’or ou l’élixir de conservation du Roi Lou Chang mais par assomption de l’image, congélation post mortem ou clonage in vivo.

Et toujours ce même jour dans les allées où je fais les cent pas comme à chercher une idée ou un rythme mais en fait fuyant toute pensée dans le crissement de mes baskets sur le gravier, ayant encore noté juste avant de me lever de ma table de travail : Je m’échappe parlant de travail d’écriture où s’attendrait travail sur le travail, propos sur le travail, ce luxe aujourd’hui de privilégié, sur le scandale social du travail accaparé, de la condamnation au non travail, sur la valeur du travail, le coût du travail, la non valeur du travail, l’esclavage honteux du travail, sur l’absurdité de la valorisation du travail, sur l’égale absurdité de sa dévalorisation, sur la nécessité intérieure du travail, le besoin vital du travail, le besoin non moins vital d’échapper au travail, sur l’accaparement du travail, le monnayage du travail, l’exploitation du travail, le trafic du travail, le profit du travail, le droit au travail … Et de cela je ne dis qu’incidemment. Devant cela reculant. Comme si c’était entrer dans le cimetière des écrans. Où j’ai, à regarder ce qui est mon temps, un haut le cœur. Et, à le dire, du vomi en bouche. Et une impossibilité, en ce moment, à me rentrer parole en gorge qui vienne de cette réalité de mon époque comme s’il me fallait mâcher du cadavre. Comme si la dire était déféquer par les lèvres. J’en suis là, à cet instant, du rapport avec l’orée du siècle. A cet instant précis où je me réfugie dans le travail, où le travail d’écriture fait cordon sanitaire autour d’une infection.

Et, à partir de là, va le texte initial à la seule description du travail d’écriture, après que j’eus fui d’une autre façon en allant couper les lavandes — et rien de ludique n’a ce travail qui à sentir la lavande se parfumerait de loisir — deux rangées entières de lavande taillées aux ciseaux par grosses poignées si furieusement, seule la main gauche protégée par la toile d’un gant de jardinier, que la peau se couvre d’ ampoules entre le pouce et l’index de la droite au fragile de la pliure ; et ce n’est que portant le sac de lavandes débordant, à cette odeur si particulière des tiges pliées exsudant un jus amer, que je me souviens. Sur les plateaux alpins, ils m’emmenaient, oncles, tantes, cousins paysans au ramassage des lavandes. Des champs entiers de touffes violettes, travaillant courbés jusqu’à la nuit, travaillant sans cesse aux champs, aux pâturages, à l’étable, au moulin à huile, au potager, travaillant jusqu’à ce qu’ils n’aient plus pu vivre de leur travail. Plus assez rentables le raisin de framboise qui grimpait au long des murets des planches, plus rentables ces bouts de terre pentus où poussaient légumes et fruitiers, plus rentables la petites vache nerveuse qui grimpait à l’adret aussi véloce que les chèvres. Plus rentables et eux plus bons a rien parmi des milliers de milliers d’autres anonymes de partout et peu à peu de nulle part.

Alors écrire comme ils fendaient à l’opinel les tiges de courge et les roseaux pour en faire flûtes et cornes de brume. Et

Et stop. 14H15. Au travail ! A l’autre que je ne peux pas abandonner parce qu’il me fait vivre ni laisser aller à vau l’eau parce que cela me ferait honte, à moi intérieurement de façon privée car sinon dans ce type de travail il y a mille manières de ne rien faire avec désinvolture et même réussite ( à partir d’un certain seuil, le temps passé au travail est du temps en moins pour la carrière), me donnerait l’impression, à moi privativement, de ce mépris des nantis à l’égard de leurs privilèges. Je ne respecte pas les privilèges mais le travail oui, quel qu’il soit quand je le regarde du côté de l’humain à l’ouvrage.

FRAGMENT 3

Paris, 3 septembre 04, 8H. Dans le train qui traverse la banlieue ouest de Paris. Ses voyageurs ne partent pas explorer le monde– rien du transsibérien de Cendrars sauf le rythme cahotant qui me ramène le poème en mémoire sur cette voie en réfection mais un de ces TER journaliers, bondés aux heures de pointe, si étrangement vides, sorte de trains fantômes une fois passé le flot des 19-20h — mais travailler comme moi, les uns ensommeillés, les autres feuilletant — et je fais de même — ces journaux gratuits déposés dans des bacs à l’entrée des métros et des gares. A gauche la ville, vue directe sur le Tour Eiffel et les tours de la Défense, à droite la banlieue qui défile, celle plutôt privilégiée sur ce début ligne, résidences de St Cloud et de Ville d’Avray avec leurs jardins jusqu’à l’à pic de la voie, plus loin seulement vers Trappes ou St Quentin en Yvelines, les barres de béton et sur les murs des kilomètres de tags.

Je note sur un cahier de brouillon à un franc (à l’époque pas encore l’€) qui me reste d’avant la mort de E., n’écrivant, elle, que sur leur papier recyclé par décence à l’égard des arbres et résistance à ce jette-tout-détruit-et-tant-pis-si-les-autres-crèvent-et-la-terre-avec qui est la « basic morale » de ces dernières décennies, en paroles beaucoup plus nuancées mais en actes sans nuance aucune. Et naturellement insignifiant d’aller écrire sur papier recyclé mais tout, toute notre vie, toute notre histoire quoi d’autre sinon un bout à bout d’insignifiances. Et puis c’est comme faire signe à travers la mort et à la mort. Donc sur brouillon je note :

Faire par exemple la liste la plus précise de tout le travail d’une journée et je décompte en vrac, dans l’ordre où ce que j’ai fait me revient en mémoire, la journée de l’avant- veille ( la veille éliminée car seulement consacrée à des réunions de travail, 7 heures de réunion) :

Ecriture des textes à envoyer au Printemps des Poètes- Travail sur le travail- Lecture et réponse courriel de mon autre travail — Court retravail sur le travail — Notes pour un nouveau texte d’Histoires de voir — Echange avec le metteur en scène pour la création d’Orphée Market à Châteauroux — Téléphone, organisation de réunion, planning pour mon autre travail — nettoyage du linge — Courrier électronique écriture, envoi des textes et du cv pour le festival de poésie de Zagreb, réservation avion et train ( très long ce travail là)- Rédaction d’une note pour Forum Femmes Méditerranée- Rédaction d’une note professionnelle- Reprise rapide de conférence du surlendemain ( à savoir aujourd’hui) sur universalité et différence (inutile de rédiger) — Préparation (longue, avec documents à rechercher et plan de travail détaillé) des réunions du lendemain pour mon travail – Lecture et classement (interminable toujours) des papiers de mon travail — Préparation du repas — Stop. Vie privée.

Et recopiant cela exactement, ce 3 septembre 17 heures, avant de repartir pour la conférence prévue, même me rappelant la raison de cette liste — tenter de saisir le travail concrètement comme à la main- je vois qu’elle ne me sert finalement à rien. Trop loin du réel des tâches. J’en imaginais un côté inventaire à la mode de Rabelais mais il faudrait alors l’amplifier, introduire des désordres plus profonds que le seul hasard du souvenir, la détailler bien davantage, des bref la travailler et retravailler pour un résultat aléatoire et de toute façon impossible à utiliser parce que trop long (la disposition en liste avec ses allers à la ligne) pour le format d’un texte à paraître en revue.

J’y renonce, n’en laissant là trace que pour persévérer dans cette option du capot demi-ouvert sur le travail en train de se faire qui s’est d’emblée imposée comme inséparable d’un texte sur le travail et à laquelle je suis encore en cet instant même attelée après bien des tâtonnements, et je repense aux marques de taille et de pose sur les poutres dans l’appartement de G., à Bastille, où nous étions hier soir comme une sensation physique du travail des maçons qui il y a trois ou quatre cent ans ont élevé ce bâtiment, qui s’est métamorphosé tour à tour en manufacture puis en usine puis en commerce puis en loft, ressentant quasi physiquement des couches de travail sur une durée si longue. Et le travail avant tout du temps. Tant de temps et si exacte la maxime d’Hippocrate devenue un lieu commun mais ravivée à être complète et à désigner la médecine « l’art est long mais le temps est court et le jugement difficile ». Le jugement difficile et dévoreur aussi de temps et incertain, écrivant déjà dans le premier jet :

Toujours plusieurs textes en parallèle. Puis un soudain qui court à sa fin. Ecarte les autres. Quelques uns restent en rade, définitivement à l’état d’esquisse ou de tas. Parfois l’un dévore l’autre. Parfois ils se nourrissent mutuellement. C’est variable. Imprévisible. C’est le matériau qui commande. Toute décision est aussi une soumission. A une nécessité interne à l’écriture. Impérieuse. Evidente.

(Et en ce moment même illustrant ces propos d’il y a un an en revenant à ce travail sur le travail au lieu de me consacrer à la commande de la revue Arcade sur le cirque, mais ne pouvant pas abandonner ce texte qui m’occupe l’esprit et me force la main contre mon gré)

Et cette évidence comme un aveuglement. Le noir de la pupille qui se découpe sur la lumière qu’elle fixe. Une sensation ambiguë faite d’indécision et d’entêtement mêlés. L’anxiété comme une vigilance. Un oeil guetteur sans cesse à l’affût de ce qui s’écrit. Et en parallèle l’élan, l’allant qui va d’un trait, net, droit vers une certitude. Et cette certitude sans fin interrogée. Bousculée. Mise à mal. Et l’incertitude emportée dans la certitude. Et la certitude tenue licou serré par la vigilance. Si l’un des deux pôles défaille, c’en est fini. Les deux outils travaillent ensemble.

Le travail d’écriture se fait à deux mains. L’une qui trace, l’autre qui travaille la trace. Sans la première, rien que du piétinement ou le bric-à-brac d’un moteur désassemblé. Sans la seconde un jet de gaz et des éclats d’explosion en vol. Et ce peut être autrement dit. Ca a été mille fois autrement dit. Immédiateté et recul critique. Mouvement et arrêt sur image. Afflux et tressage minutieux. La poussée et le réglage. Le coup de rein de la bêche paysanne ou de la cognée bûcheronne et l’horlogerie fine, l’électronique langagière de précision. Le corps entier et le bout des doigts.

Paradoxaux le début et la fin d’un ouvrage. Le premier insaisissable. Le second brutal et définitif. En mon patois personnel à usage d’écriture c’est « cuit » ou non. Avec l’ironie culinaire de ma tradition d’aïeuls et d’aïeules aux fourneaux et moi, enfant, courant entre les larges pans de leurs tabliers bleus et celle macabre du jeu de mot sur un « cuit » qui ne laisse aucun espoir de certitude.

C’est toujours au jugé et sans pierre de touche. Question de goût. Et j’aime que ce sens le plus primitif, les milliers de papilles de la langue auxquelles nous devons notre survie, que cet art culinaire qui travaille au plus près du corps et du besoin soit convoqué comme juge final. Toujours le corps à sa survie et rien que lui. Rien n’est jamais fini, mais c’est "à point" ou pas. Mais il y a aussi du savoir — avec son origine bienvenue qui le lie à saveur-, des connaissances, de l’expérience, du rationnel bien calibré dans le métier de cuistot, de taste-vin ou dans celui de ces nez qui officient dans les parfumeries de Grasse, à quelques kilomètres de là où j’écris, maintenant à l’abri de l’auvent de la terrasse entre les lauriers roses et les grenadiers.

Et me vient, au travail de relire, reprendre, déchiqueter– retravailler en laissant ouvert le capot et donc demeurer une part de ce qui aurait normalement disparu ou dont serait à peine restée trace méconnaissable - ce premier jet l’envie de le nommer méditerranéen parce qu’il est marqué par la mer, débouchant, elle, au bout d’un long fragment qui en rien ne l’annonce mais s’atèle au travail de décrire le travail d’écrire avec précision et dont je ne retiens que les derniers paragraphes :

L’essentiel du travail : Soustraire, enlever, décaper, dégraisser. Ca peut être ample, abondant, touffu sans être épais. Le consistant n’est pas davantage le trop que l’indigent le juste. Rabelais n’est jamais gras. Certaines écritures chétives sont de fausse maigres tout en graisse. Je tranche allègrement dans ce lard, mais c’est approximation facile car c’est à l’os de la langue que l’écriture travaille.

Et j’ai parfois la sensation de tailler les os de mon crâne.

Là, le macabre du travail d’écriture fait signe. Son conjointement avec la mort. Son caractère commémoratif. Notice de disparition. Cérémonie d’ensevelissement. De toilette mortuaire. Ou de tentative de résurrection. Dans un sens ou dans l’autre, c’est avec ce temps inversé qu’il va. Aux origines et aux fins. De l’emmaillotement à la momification. A rebrousse temps du mouvement naturel. Même anticipatoire, il fait retour. Dans le poème, c’est plus qu’une manie, quasi sa définition qui le distingue par le sillon de son versus de sa consoeur l’antique Prosa résolument tendue vers l’avant.

Dans la réalité du travail, l’opposition est moins simpliste. Il y va du poème d’aller au delà du retour et de la prose à se retourner sur elle-même. Mais il reste quelque chose de cette distinction originelle, dont la trace demeure cachée dans les mots qui les désignent. Au delà des facéties du jeu des origines, quelque chose fait effectivement retour dans le poème comme un appel primitif à la mémoire, un rappel du rôle de la rime mnémotechnique, même si rime et vers ont disparu et ne scandent plus le corps du poème. Il en reste tatoué. Il en demeure la marque ou la cicatrice. En creux. Dans un travail d’aller-retour, agraire sur la rive occidentale de la Méditerranée, maritime sur son autre rive.

La référence est physique. Je suis de cette mer plus que d’une terre. De son rythme. De ses surprises. De son acier implacable plus proche du tragique grec que des cartes postales de riante baignade qu’en transporte le cliché. Le travail d’écriture a un lien avec elle. Mais ce lien n’est pas dicible hors du travail qui le travaille. Noyé dans le travail de la mer, noyé dans son origine, un travail de la langue qui ne cesse de bruire, elle aussi venue de l’illimité des bouches. Antérieure et postérieure à moi qui la prononce et la trace. Et je suis dedans, dehors. A l’écoute ou à la contemplation. A sa rumeur. A ses déplis. A son ascèse comme à ses débauches.

Interruption brusque. A une urgence de l’autre travail.

FRAGMENT 4

Dimanche 5 septembre 04. Chez moi, dans ce silence si particulier des dimanches. Leur apesanteur d’être soustraits aux jours de travail. A peine le bruit d’une voiture de temps à autre et derrière la cloison celui des chants et des textes que L. travaille en ce moment.

Relecture de ce qui précède.

Morcellement inévitable toujours de mon travail d’écriture. Jamais sauf dans les temps de congés de ces durées pleines où il peut prendre le temps de s’amplifier, se dérouler. Cette contrainte a travaillé mon écriture. Lui a retranché des pans entiers, jetés à la corbeille parce qu’une fois le ton et le rythme perdus, je n’avais pu les retrouver. L’a orientée aussi vers le collage, la compression, le couche sur couches, une manière que le premier jet de B. soulignait déjà : Découpe, collage. Du pétrissage, du tri. Pas seulement métaphoriquement. Le plus souvent du travail existe antérieur au travail sur lequel je travaille. Un besoin de matériau initial. Un procédé qui tient de la sculpture. Du plaisir de tailler dans la masse.. Parfois d’un trait aussi. Très rapide celui-là. L’unique trait de pinceau du Moine Citrouille Amère.

Parfois sur le vide. Parfois sur le plein. Dans l’un ou l’autre. Toujours le retrait de toute façon, antérieur ou ultérieur. Partir du vide ou faire le vide. Dans les deux cas, un travail a eu lieu avant qui a déblayé ou accumulé. En général, accumulation. Des mots. Des masses. Des lignes. Une géométrie spatiale. La surface de bulles d’une eau bouillante. Avec son aléatoire. Son animation. Ou un chantier. Parpaings, briques, sacs de sable, poutrelles, ciment, métaux éparpillés partout. Puis l’espace s’organise autour du bâtiment qui prend forme à le dévorer.

Je note aussi ce que peut avoir d’artificiel le travail parlant de lui-même ou l’écriture à l’épreuve de Narcisse, mais sans la complaisance attachée au mythe et plutôt par curiosité réelle, avec une simplicité presque naïve qui fait penser à celle du poète chinois Su Dongpon intitulant son ouvrage « Sur moi-même » :

Toujours la métaphore pour dire un travail qui ne peut se dire directement. Comme s’il ne se savait que coudé. Vu d’ailleurs. Jamais pris sur le fait. Sur le fait, faisant seulement. Dissimulé.

Peut-être à cause de la jouissance qu’il procure. Du sexuel qu’il contient. Mais ce n’est aussi que manière de dire d’époque, propre à un temps qui a privilégié cet angle du regard. De toute façon, le corps y est en jeu et en joue. Acte sexuel clairement affiché dans la main de Guyotat toujours à la braguette et au pétrissage du sexe en même temps que des mots. La métaphore sexuelle affleure comme affleure le glissement procréation/création, que les deux termes accouplent, l’accouchement, la mise au monde, la douleur du travail d’enfantement et celle de l’oeuvre, le « triste » plus « « post partium » que « post coïtum ». Chacun ses imaginaires. Pour moi, mains sexuées plutôt que parturientes. Qui ont affaire à la jouissance. Qui travaillent la langue comme l’étreinte travaille corps ou sexe. Mais cela éloigné, dans un arrière plan indiscernable ni craint ni dénié mais simplement loin situé. Dans des horizons ou des soubassements.

Si organique plus immédiat il y a, c’est affaire de tension et de respiration. L’inspiration prise au sens propre de circulation et de rythme du souffle. Le pneuma grec et le ruha hébreux où se joignent en même mot poumons et cerveau, le corps et l’esprit. Un travail de marche ou de course à travers mots. De déambulation respiratoire. Entre l’élan coulé de la parole et la mesure de l’écrit. Le cadencé de l’oratoire et la pesée du scripturaire.

Je tourne autour de mes figures centrales. Le « dirécrire » comme ce compromis impossible entre l’oeil — le vu de loin, le recul, la distance, le panorama ou l’acuité du coup d’oeil — et l’oreille qui rapproche, assemble, rassemble. Ce retrait des deux pour que l’autre soit. C’est là le travail. A la lisière, la frontière, l’articulation. Ecrire, toujours une ligne de crête. Ca ne tient, toujours, qu’à un fil.

Et l’image file au fil d’une métaphore courante qui court entre les lignes. Tissage, tressage. Toujours les mains à l’oeuvre qui délient, relient, nouent, dénouent. Un souvenir ou un hommage au travail féminin dans un sous bassement inconscient tant l’histoire a dénié ce travail ou l’a confiné aux tâches domestiques de moindre valeur. Façon de ne pas renier cette insignifiance, de prendre place dans son histoire. Au nom de cela, je serai tisserande ou aux cuisines d’écriture.

Et de ce passage, qui zigzague entre des pistes multiples furetant à se chercher et à chercher où, quoi ce travail d’écrire finalement, je m’arrête aujourd’hui plutôt à sa fin et à cette solidarité qui s’esquisse avec des siècles de travail anonyme. Aux tisserandes et cuisinières qu’il évoque font écho les coups de hache des poutres de chez G près de Bastille sans doute d’autant plus marquants que le nom même de Bastille est indissociable pour moi de la révolution, de la voix, sur cette place, du peuple de Paris, de celle de la révolte et plus précises de Gracchus Babeuf ou d’Olympe de Gouges et de Rosa Luxembourg par un de ces coupé/collé de la mémoire qui associe Bastille à Berlin. Parce que la veille même du départ pour un séjour de travail là-bas, le groupe de stagiaires avait passé la soirée à l’opéra Bastille et que, durant ce même séjour berlinois, a eu lieu la chute du mur auquel nous avons assisté, à laquelle j’ai assisté entraînée dans un mouvement de foule, les parpaings passant de mains en mains, dans le bruit des éclats de voix, des rires, des parents ou amis s’interpellant à travers les premières brèches, ramassant presque tous des fragments de ce mur qu’il brandissaient ou jetaient ou mettaient dans leurs poches ou leurs sacs, moi de même emportant une petite poignée de fragments gris, un seul rougi au coin d’un reste de ces fresques qui couvraient le mur entier tandis qu’on verrait l’année suivante les boutiques de souvenir en vendre des pans entiers à des collectionneurs américains ou des morceaux plus modestes aux simples touristes.

Du travail accompli là-bas durant une dizaine de jours ne me reste quasi aucun souvenir mais seulement celui de cette foule travaillant – car des pelleteuses et marteaux piqueurs travaillaient du matin au soir — à détruire ce mur que des gens des semaines et des mois durant avaient travaillé à ériger sous la surveillance des vopos et des miradors. Travail ? Travail toujours empêtré dans l’histoire, dans nos histoires intimes comme dans l’Histoire majuscule qui les mêle ensemble inextricablement. Et l’écriture avec, celle de tout poïen que Platon rêvait de jeter hors de sa cité de perfection totalitaire. Travail qui travaille au corps et le corps comme n’importe quel autre. Dans le premier jet de B., déjà j’y venais

La résistance du réel et du matériau. Toujours. Quoi qu’on fasse et qui annule la distinction précédente entre mon travail d’écriture et l’autre travail, laquelle ne signifie plus rien sauf le constat -le regret ?- de l’impossibilité pour un poète de vivre de son travail de poète sauf misérablement. Mais c’est encore de résistance du réel qu’il s’agit. Comme dans tout travail. Ce « réel » qui, pourtant, ne se découvre que dans le travail, se heurte à lui, ne s’expérimente que dans l’obstacle et l’échec. Qui fait du travail une expérience exaltante et douloureuse en même temps. Toujours à endurer, à dépasser ce réel qui, à le et y travailler, se révèle distinct de sa représentation, rétif à la volonté, à la raison comme à l’imaginaire.

Même l’effort ne garantit rien. A peiner on n’est pas davantage assuré de réussir. Je ne connais rien qui se fasse sans travail, constance, obstination. Mais à telle tâche le travail est obligation pesante, douloureuse, à telle autre qui requiert pourtant le double de temps, de soin, d’attention, il semble aller de soi, si aisé qu’à peine il se nomme travail. Il y a des travaux qu’on peut poursuivre des heures durant sans fatigue, travaux qui conviennent, enrichissent, satisfont et d’autres qui épuisent au bout de quelques minutes. Question de goût, de désir, de liberté surtout. Mais cette sensation même de liberté est difficilement saisissable, moins liée à des contraintes d’horaires ou d’organisation qu’à la nature du travail lui-même et à ce qui s’expérimente, se construit de soi à travers lui. Il y a des rigueurs et des contraintes constructrices et d’autres stérilisantes. Tout travail peut être prétexte à être et devenir, dans son corps, dans ses doigts, dans sa tête. Travail intérieur. Travail sur soi.

Et où en venir au final à sinon à ce travail nous travaillant, modelant ce que nous sommes, nous faisant et parfois défaisant, détruisant autant que nous le faisons ? Et je vois bien, à n’y trouver nulle trace dans aucune de mes notes antérieures et encore moins au fragment de B. combien m’est étrangère, quasi impensable l’idée d’une vie sans travail, une de ces vies rentières ou contraintes à si peu que le mot travail n’y a pas de sens et combien est loin de moi le monde de richesse et de luxe que j’ai pourtant côtoyé durant toute mon enfance à Cannes et à Nice.

Riches si riches ceux qui venaient à la table de Félix grignoter une salade au prix d’une langouste ou au casino de Monte-Carlo jeter négligemment sur le tapis des sommes qu’une centaine de vies entière de travail n’aurait pas réussi à accumuler. Et nous disions parfois, jeunes, narquois « Voilà les troupeaux de visons ! » et de fait vivant, ce pays où je suis née, de la richesse de ses visiteurs, travaillant à les satisfaire, hôtellerie, restauration, services clients, magasins de luxe, mes grands parents immigrés italiens travaillant dans l’épicerie d’abord ( comme toujours les émigrés d’abord épiciers quand ils cessent de couler le ciment et de creuser le bitume et le grand-père Primo dans son cas de tailler la pierre des carrières ) puis la restauration, ma mère dans la teinturerie, si belle femme au profil étrusque, que le magasin place Magenta attirait non seulement la riche clientèle de la promenade des Anglais mais aussi les artistes de Vence et de Vallauris. Travail, tandis que riant — toujours souriant cette jeune femme au regard éclatant légèrement ombré de mélancolie- elle triait robes et vestons sur la vitre du comptoir. Et travail que je fais tentant de plier aux mots son image comme se glisse photo dans le portefeuille d’un geste rapide. Tentée d’y glisser de même le pas vif et sûr des paysannes de Lantosque sur les sentiers pourtant raides et glissants des pentes de terre alpines, le geste si particulier du Touan lançant le plâtre contre le mur et le front penché du père sur ces lois et règlements qu’il continuait de potasser parfois le dimanche matin, attelé celui-là, comme moi maintenant, à un service d’état – directeur de la sécurité sociale il était– et laissant de son travail une image abstraite presque insaisissable, davantage un air parfois préoccupé, une manière de marcher soudain mains croisées derrière le dos, regard en dedans comme à résoudre quelque énigme inimaginable à l’enfant que j’étais, travail que j’avais du mal à me représenter même l’ayant vu assis derrière un grand bureau circulaire au sommet du bâtiment gris de la rue Pertinax et que je ne comprends en fait vraiment que depuis quelques années, depuis que je suis à mon tour dans un de ces services publics qu’en homme politiquement engagé il avait choisi de « servir », il employait le mot, en connaissance de cause lui originellement architecte, parce que c’était, disait-il, « servir les citoyens » avec dans sa manière de parler de son travail parfois un mélange de reste d’emphase troisième république et de l’engagement du résistant qu’il avait été. Héritant de tous ceux-là finalement moi ici, travaillant à écrire, une représentation du travail où dominaient d’un côté le respect et le goût du travail bien fait, de l’autre la tradition de la lutte des travailleurs à laquelle ils participaient tous. Et ayant recueilli consciemment, volontairement cet héritage auquel rien ne m’assignait, que j’ai reçu d’abord sans le voir, qui a marqué à mon insu mon histoire avec le travail — on parlait de travail mais on ignorait celui carrière – mais qu’à présent je prends tel quel sans regret. Tant pis pour les perspectives de carrière, je leur aurai finalement préféré mon travail, quel que soit celui que j’ai entrepris.

Et entendant de derrière la cloison, la voix de L. à son travail, à son art du théâtre, s’appliquant avec obstination, minutie, intelligence, audace à obtenir juste ce geste juste, juste ce son juste, juste ce ton juste qui feraient dans six mois, sur scène, quelque part, l’instant juste, j’y vois une même ligne ténue qui va traversant les âges comme les activités et qui, sans que je puisse mieux le dire, désigne le travail dans sa nature la plus profonde, rejoignant les toutes premières lignes du premier jet :

Travail ? Quoi par exemple à cet instant ? Et quelques minutes avant cet instant où le mot entre dans la page et où commence travail sur le travail. Travail : dernière relecture d’un manuscrit avant parution. Travail ombré d’un cerne mélancolique. Lié à sa fin. Tant de travail - des mois - pour quoi ? Pour quoi cette obstination, ces retours, ces reprises ? Parallèle à ce sentiment et plus puissant que lui, une satisfaction intime, détachée d’un quelconque désir de reconnaissance. Qui a affaire seulement à soi. Du mouvement a eu lieu dans ce travail de la langue. En soi par et dans la langue. En soi si dans la langue. Et ce parcours, cette vision devenue autre importent autant sinon davantage que ce qui reste du travail.

FRAGMENT V

Mardi 7 septembre, 19H30. La lumière pas encore allumée. Dans le demi gris, demi bleu du crépuscule parisien. Avec seulement la lumière de l’ordinateur. Tant pis pour la fatigue des yeux, j’allumerai tout à l’heure. Le temps de laisser l’effacement de la lumière se finir en même temps que se finit ce texte. Car même sans relire ce qui précède, je sais qu’il est fini. Laissé dans l’inachevé, dans ce qui montre son ossature, comme je l’ai voulu, mais ayant terminé son parcours.

Je fais un rapide inventaire de ce qui n’y prendra pas place comme par exemple ce passage que j’aimais bien mais qui, comme ce dont il parle justement, n’a plus sa place :

« Fin du travail de relecture des épreuves ( celles de La mort n’est jamais comme qui entrecoupait ce premier jet sur le travail comme l’entrecoupent aujourd’hui d’autres écrits). Il y a encore une crête de coq - ou crête-de-coq- qui rebique. Trait d’union ou pas trait d’union ? Si je le maintiens, je précise la fleur et j’y perds l’hésitation avec le dressé rouge de la crête d’un coq ; si je l’efface, l’image annule la fleur. Dilemme. Essais. Couches de langue et de temps. Ce sera invisible. Qui s’y attarderait ? Ce n’est pas le but. Le but est que ça marche sans qu’on le voie ou en n’y voyant que du feu...Le but est aussi ce présent ramassé sur lui-même, que rien n’entame et qui ne déborde nulle part pendant que se pose la question cruciale : crête de coq ou crête-de-coq ? Le satori en lavant la vaisselle.

Et c’est toujours ainsi. Mane, Thécel, Phares. A chaque phrase, à chaque mot. Dans un rituel qui tient à la fois de l’ascèse et de l’obsession. Avec des points de fixation. Pas de répétition autre que contrôlée. Quand elle devient scansion. Sinon impression que les textes se marchent sur les pieds. C’est ainsi. Absurde, insignifiant. Sommaire. Au ras de la sensation. Et puis des termes préférés qui trouvent toujours le moyen de se loger quelque part. D’autres qui reviennent avec obstination, entêtés à prendre place. Cette obstination quasi animale des mots aimantant toute une limaille interne, qui tournent et retournent jusqu’à ce qu’ils trouvent habitacle.

Ce peut être un mot, une phrase, une image, un rythme qui rôdent ainsi longtemps. Cognent avec insistance. Puis soudain ils se casent. Trouvent leurs appariements. Installés. Le mot juste à l’endroit et au moment juste. D’autres ne le trouvent jamais ou si longtemps après.

En ce moment même, en magasin, un poisson périphtalame qui a vainement tenté d’entrer dans un livre. Impossible de trouver un bocal à cet amphibie ! Et l’âme en suspens du périphtalame reste dans ma tête, en quête de phrase, de texte où s’incarner. Peut-être restera-t-il à jamais ce mot fantôme, que je ne parviens à loger nulle part et qui vient s’échouer là sur l’étal d’une analyse, peut-être trouvera-t-il à se nicher. Ca peut durer des mois et des années. Rien qu’un mot. Un rythme. Une sonorité. Un fragment de syntaxe. Travail qui tient à la fois de l’insouciance, de la libre humeur du moment et de la discipline la plus rigoureuse. Ce qui s’y passe est en rapport avec l’aigu et la clarté de la conscience. La transparence. Celle du regard non celle du mirador. C’est l’oeil qui doit perdre son épaisseur d’aveuglement. Se désempâter.

Tailler le cristal de l’oeil.

Ecrire : travail au corps, au corps à corps. Corps à corps avec la langue, avec son propre esprit, ses perceptions, ses sensations qui deviennent et se métamorphosent au contact du réel et de la matière. Et le corps métamorphosant se métamorphose. Espace mental, espace corps au bout de l’action, au bout de n’importe quel travail et celui d’écrire comme n’importe quel autre. Je travaille mais c’est l’écriture qui là surtout me travaille. Je la fais qui me fait se faisant. »

Plusieurs autres passages aussi, un assez long sur le temps nécessaire au mûrissement du travail d’écriture —. Il faut du temps. Des espaces de silence et de résonance où le travail travaille en se reposant. Une pâte qui lève. Un mortier qui prend. — que ces trois phrases suffisent à contenir, un plus bref sur la relecture qui se voulait attentif au précis d’un travail parmi d’autres – Relecture d’épreuves : travail technique, artisanal, visuel. Regarder chaque mot dans sa forme. Hors sens. L’orthographe comme une découpe formelle sur la page. Seulement les mots. Dans à la fois leur autonomie et leur dépendance — mais qui, lui, pour déboucher sur quelque chose devrait, au contraire être allongé, nourri de l’image du repassage ( repasser ses leçons, repasser le linge) qui se mêle à lui je ne sais pourquoi, un troisième qui évoque tout le travail théorique jamais noté, jamais présent dans l’écriture mais qui sans cesse l’accompagne – Il y a une rythmique des mains à l’ouvrage. Une cadence. Des séquences d’assemblage. A terme, c’est l’oeil et l’oreille qui tranchent. Chacun dans son ambiguïté qui de vue à vision, d’entendre à entendement va des sens au sens. Cela aussi est à l’arrière plan du travail. Ce surfilage théorique. Comme une sorte d’établi. A ne jamais oublier et à toujours oublier. Comme la table sur laquelle j’écris à cet instant et à laquelle, roulant la phrase sous mes doigts, je jette un coup d’oeil rapide, table de jardin en fer forgé sous un grand pin sifflant de vent. Ce sur quoi se pose le travail. Mais appui seulement, jamais matière ni intention. Un zeste d’intention et tout s’effondre dans l’illustratif. C’est une position, pas une intention. Une posture de travail qui se modifie, évolue en fonction de lui et au cours du temps. — et ainsi de suite d’autres fragments que je vais détruire dans ce travail d’élimination, que je décrivais déjà à l’initiale – Et travail aussi cette destruction. Parfois mesurée et méthodique. Parfois dans l’enthousiasme d’un potlatch. Le travail est tantôt chirurgical — juste d’un coup de scalpel assuré la réduction d’une phrase, l’ablation d’un mot de trop, de l’adverbe, de l’adjectif ( souvent lui, prothèse passagère )- tantôt festif et je brûle des bûchers de phrases dans un feu de St Jean. — et qui se retrouve à la clôture de ce texte comme tous les autres essentiellement inachevé mais seulement travaillé à montrer son inachèvement et qui se clôt dans son suspens tandis que me plaît que ce soit sur ce numéro cinq du dernier fragment comme aux cinq doigts de ma main qui finit de taper les lettres et que la nuit tombe à cet instant, même si ce n’est qu’un hasard.

© Claude Ber, Nice, août 03 – Paris, septembre 04

24 septembre 2006
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