Cosmoz factory



Bruissement.

Ça commence donc ainsi, contractuellement, pour ainsi dire : les ombres s’allongent telles des allumettes entièrement consumées sur la nappe d’un paysage où crépitent encore ici et là quelques miettes de lapins et de souris ; la rondelle cuivrée du soleil s’immisce dans la fente de l’horizon, déclenchant presque aussitôt une musique ténue, composée de frôlements et de respirations, à croire que les jeunes pousses se branlent dans le vent frisquet.
Frank est seul sur la route immense de son cauchemar ; avec sa langue enflée, sa culotte pleine de tabous, ses paumes encore tièdes, il a peur, et il sait que sa peur est une traîne trop longue pour lui, qu’elle va déranger la poussière et y laisser des traces qu’il n’a pas envie de voir.

Le décor est le même. Toujours.



CosmoZ, sorti fin août 2010, est joliment exemplaire des modes de diffusion d’une certaine information littéraire – la propagation de la nouvelle de la qualité et de l’ampleur de ce livre (et de quelques autres, bien sûr, mais on a pu constater cet effet de « courte traîne » spécifiquement sur celui-ci), la diffusion de cette rumeur s’est faite dès le mitan du mois d’aout par quelques bloggeurs littéraires – et via les réseaux sociaux aussi, où Claro (plutôt : son double, l’hétéronyme Madman Claro) poursuit une action littéraire profuse et live. La presse papier aura plus ou moins suivi – mais, hors Matricule des anges et son remarquable dossier dans ce numéro de septembre, on n’aura pas, nous, suivi : les bruissements on line nous auront dit plus tôt, et mieux (c’est-à-dire, plus diffracté, plus spéculaire, plus : en rapport) quelque chose de l’ampleur et des plaisirs du Cosmoz.
Revue de blogs, alors, pour s’approcher de la chose –tentatives d’approche– : Laure Limongi, sur Rouge Larsen Rose, la définit –tente– comme « une anti-féerie magnétique qui prend dans ses rets un lecteur qu’elle ne lâche plus, jouant de l’indistinction entre fiction et réalité pour mieux s’immiscer dans chaque pli vécu, dans chaque souvenir, crainte ou espérance. ».
Anthony Poiraudeau, sur futiles et graves, assimile – tente – CosmoZ à « la fantasmagorie du revers de la fantasmagorie. ». Pour André Jean Nestor, ce roman de 484 pages est peu ou prou un poème – sur quoi François Bon renchérit en rappelant que « Claro, lorsqu’il décrit l’Amérique, convoque plus Artaud que le dictionnaire Oxford ». Et Fabrice Colin, astucieusement, tranche –tente–, sur son blog : « Ce roman n’est pas une carte, il est le territoire : indéchiffrable, empli de ténèbres. Bonne chance aux critiques ; partir les yeux bandés ne serait pas moins sûr. ».
Tentatives d’approche, diverses, forcément diverses, et qui nous font grand bien, dans leur singularité de lecture : car pour ce qui est de raconter l’histoire, on pourra s’en tenir à l’excellente présentation par l’éditeur ; et parce qu’elles émanent d’auteurs, qui ont quelque chose, chacun, à en dire (écrire) depuis leur position propre, quelques choses y compris la défaite à tout dire, l’impossible résumé : tentatives, donc, et assumées telle, qui isolément, et plus encore, ajoutées, disent l’immensité de l’espace CosmoZ. Tentatives aussi, car ce livre total – i.e incluant projet de livre et livres autres potentiels ; et provoquant, stimulant désir de lire et d’écrire chez qui le tient en mains–, l’auteur en a parlé, très bien, sur son propre blog, dès livraison du manuscrit, en mars :


Sérendipité intelligente, et, on le redira, critique multiple et « engagée », forcément, puisque le fait d’auteurs sur leur espace perso, éminemment subjective et – gratuite. Quelque chose à en dire, oui car : il y a quelque chose dans CosmoZ, reste à savoir quoi, y penchant l’œil, puis le reste. Et de constater que vraiment il y a, oui, quelques choses dans CosmoZ, une myriade même, et qu’elles tournent, choses, sur elles-mêmes à la façon de la tornade, et que le mouvement généré produit :


Fracas.

JOURNAL D’OSCAR CROW

Hôpital psychiatrique du Vinatier

3 janvier 1942

C’est toujours la même chose : une douleur me réveille, me transperce, de part en part, non, de paille en paille, c’est peut-être ça le renouveau de la dernière des choses mortes. Renaître ? il est temps de vivre ailleurs, de vivre dans l’ailleurs, car je n’ai plus une once d’Oz en moi, rien que le regret de ce qui n’a jamais existé mêlé au remords de tout ce que les hommes m’ont fait, quelle farce. Je voulais une cervelle pour que la pensée soit et reste électrique, mais je n’ai eu droit qu’aux tergiversations du corps, vaincu et consentant, autrement dit une formidable absence, avec tout ce que cela comporte d’élégance dans la chute, le retour à la boue, le goût du rien. Mon territoire est celui de la répétition.



Un grand fracas, un poème. Des chocs et frottements, entre faits de langue et objets représentés. Cosmoz est un poème de 484 pages. C’est écrit roman sur la couverture ce qu’on ne contredira pas, n’allant pas gloser sur les genres qui (comme les saisons) n’en sont plus, et d’ailleurs, on le confirmera, c’est un roman. C’est un roman mais : c’est un poème. Parce que bien sûr la langue, oui, partout de la langue, jamais au repos la langue, en inquiétude, perplexe furie parfois, allusive et posée ensuite, et mourante, allégée, éteinte presque, vers la fin. Claro joue avec la langue, force ses multiplicités, ses registres, ses formes (typo comprises), la pousse en ses retranchements ; en ce sens l’interroge comme étrangère, lui dont on sait l’activité de traducteur (mais à quoi on ajoutera, citant plus ou moins Markowicz, que traduire est certes impossible, mais que c’est au moins écrire, c’est doublement écrire). Claro appelle et nomme la poésie, aussi, en explicite façon, par la présence introductive et récurrente de T.S Eliott, comme par l’ombre d’Artaud planant sur l’internement psychiatrique, en France, pendant la seconde guerre, des deux hommes-machines déglingués.

Une fiction.
Elle est étagée, cette fiction, comme le sont habilement les blockbusters des littérature dites de genre : plusieurs narrations, en lieux différents mais temps similaires – et variantes, jusqu’au récent nouveau modèle Inception : plusieurs niveaux d’une réalité à fonds multiples, qui sont les lieux superposés de(s) l’action(s). Comme mais, plus fort et dense : Cosmoz procède d’une encore autre façon, difficilement résumable :
Le livre d’origine, Oz, de Frank Baum, paraît en 1900. Puis, le vingtième siècle écoule ses eaux polluées, entre grande guerre, mutilations dues à la grande guerre et travaux préparatoires de la grande guerre suivante – mais plusieurs personnages de la fiction Oz s’en sont extraits : la jeune Dorothy ; les paysans-puis-soldats-puis-hommes-de fer et de paille Nick Chopper et Oscar Crow ; la sorcière Elfeba devenue brève aviatrice rêvant d’écrire et dessiner dans le ciel – et puis Avram et Eizik, deux Munchkins, nains joyeux échappés du pays d’Oz, devenus freaks de cirque. Ils traversent le demi-siècle, non comme un univers parallèle où patienter avant de réintégrer son eden originel, mais comme une contigüité – Oz (pure fiction) n’aurait été qu’une région du monde, dont il leur reste des fragrances, dont le démiurge et ses variantes (Baum, Huizard, Oz : écrivain, médecin expérimental, rabatteur pour les producers in Hollywood) rôde et tente de garder le contrôle. La porosité entre la fiction Oz (inscrite dans l’Histoire dès sa parution à l’orée du siècle) et la fiction vingtième siècle (un décor, oui, un décor plus hallucinant de monstruosités raciale, guerrière, scientiste) est accomplie : terrain idéal pour un ogre de langue comme Claro de s’emparer de tous les champs, dont le scientifique, et d’en brasser la potentialité de fiction :

« Notre public lui-même était à nos yeux composé de phénomènes, chacun cantonné dans un rôle particulier, les Noirs contraints de manier le balai ou le banjo, les Chinois à jamais enveloppés dans des vapeurs de lessive et d’amidon, tandis que le Grecs, les Polonais, les Italiens, les Allemands et autres fugitifs du Vieux Monde attendaient que le temps et les humiliations fassent d’eux des Américains à part entière, des fiers héritiers de ces passagers du Mayflower que trois siècles de chasse aux indiens avaient apparemment rendus dignes d’arpents volés et de saloons honteux.
Et tandis que nous divertissions les populations, la guerre s’évertuait à façonner l’Europe à un rythme que même les industries les plus zélées n’osaient espérer et peinaient à suivre. Les trois merveilles dont s’enorgueillissaient alors la civilisation –le chemin de fer, les barbelés et les fusils – trouvaient outre-Atlantique un laboratoire à ciel ouvert où s’épanouir librement, le bétail se voyant remplacé avantageusement par des troupes dont ne se nourrissaient plus que les états-majors et la presse. »



Mais encore :

« Depuis toujours, Frank aime les poules. Aime ce qu’il croit être chez elles de la grâce, apprécie ce qu’il prend pour de la ruse. Il y a aussi le mystère de l’œuf, dont la forme parfaite dissimule un chaos de chair molle mêlée de bris de plumes, chaos qui ne saurait se développer que si l’on autorise la pondeuse à le réchauffer un certain temps. Cela tient du miracle et Baum échafaude une théorie, qu’il se garde bien néanmoins d’ébruiter, selon laquelle nos pensées seraient pareilles aux œufs, l’albumine mentale n’étant rien d’autre que la concrétion des idées extérieures suppurées par le monde, tandis que le jaune , plus abstrait, est le moteur même de l’idée, son anima, que la moindre excitation rend plus ou moins friable. Pour ce qui est de la coquille, c’est assez évident : étant donné que dans le cas de la poule la calcification est régie par un processus de précipitation aisément exprimable – Ca + 2(aq.) + CO2/3 etc.-, il s’ensuit que la coquille de la pensée est son expression verbale, dont seule une patiente maturation permet d’affermir la surface, et ce en tous points de façon égale ( pressez une pensée dans votre point et vous en éprouverez l’inquiétante solidité – jusqu’à un certain point, bien sûr. »



Un film. Porosité, encore. Le mythe Oz atteint son apex à la sortie du film – et le tournage de ce film est un des éléments du récit, la petite clique d’éclopés, amoindris et rejetés y fera, ô ironie, de la figuration. Pour une majorité d’entre nous, le dit film a précédé le livre, les images (dallage or, Judy Garland, et l’onirique passage du noir et blanc à la couleur) ont primé et couvert (et c’est variable selon générations : ayant pour ma part eu premier vent de la chose via un sequel hideux avec Michael Jackson, autre freak spectaculaire). Et Cosmoz est documenté, regorge de détails, de détails intelligents ensemble : Hollywood est un parc d’attraction premier (et essentiel), exhibant, manipulant la monstruosité, l’accentuant, la grimant – un parc annonciateur des camps (et l’on ne peut s’empêcher de songer au magistral Le Park de Bruce Begout, paru quasiment simultanément, en communauté de pensée). Et le film de la MGM sort en 1939, juste avant la deuxième guerre mondiale et son basculement dans un gris de cendre (succédant au gris de boue de la première).

« Nous ne vivrons pas éternellement dans un monde en technicolor. Les couleurs passeront, le gris reviendra. Le gris ou le sépia. Même le sang perd de sa superbe lorsqu’il se dissout dans la boue. Le cristal redevient sable, le diamant retourne au charbon, l’or fond, on arrache les dents et on brûle le reste, puis on plie bagage et on détale en détruisant les premières et les dernières preuves. Un film n‘est qu’une guerre éclair parmi d’autres. La caméra fauche les silhouettes excentrées, le projecteur aveugle les évadés de l’ombre, les bruitages magnifient les râles et les coups. Ça tourne, bascule, broie. Les couleurs ont passé, le gris est revenu. Fin de la projection. Ont-ils aimé ? ont-ils ri, pleuré, souri, reconnu le squelette sous le parchemin ? Bien sûr. Mais surtout ils sont compris le message. Je m’explique.
Annoncé en technicolor, Le Magicien d’Oz commence et se termine en noir et blanc, ou plutôt en sépia, et c’est de ce mensonge qu’il tire sa force la plus dangereuse. (…) »

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Nuages. Autre miracle du progrès : la bombe. Le radium est une présence tôt dans Cosmoz, qui dévore lentement Dorothy après qu’elle en ait enduit les aiguilles de montres dans une fabrique, en début de siècle (se rappeler ici avec la toujours même stupeur des réclames de toute cette période, vantant le radium et ses vertus radioactives, signes d’avenir – à raison). La bombe est son accomplissement, et le plus beau, le plus fabriqué des nuages, une fiction de nuage (renversement du nuage d’enfance, où l’on puise des images). Fin et ventru nuage, improbable. La bombe est l’apogée de la science militaire (quand le camp adverse bricole, monstruosité à mains nues, Munchkin après Munchkin, tous bousillés dans les camps) et il y a ici encore une histoire d‘œuf et de poule, irrésolue question qui taraude et éclaire Cosmoz par en dessous : est-ce la science qui profite de la guerre, ou la guerre qui profite de la science ?
Et là, vers ses fins, la fiction Cosmoz perle de mélancolies, de dérélictions attendues, agonies lentes et oubliées, à l’image de l’homme-machine Chopper en pièces détachées sur un coin de pelouse – une guerre, ses millions de morts, sont des millions de morts solitaires, des millions de souffrance infinie et irréductible. Face à quoi, si dérisoires soient-ils, ne nous restent que les mots.

« La faim était si vaste qu’elle occupait l’entière superficie du corps, remplaçait jusqu’à chaque organe, si vaste qu’elle devenait machine, machine chargée de changer n’importe quoi en aliment. Capable de faire d’une semelle le récit d’un steak, sans jamais pourtant entamer la fibre du mot « steak ». gelée, la patate est un défi aux dents. Mordre dedans, c’est contourner la fièvre. »



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Claro, Cosmoz, éditions Actes Sud, 2010, ISBN 978-2-7427-9319-8

29 septembre 2010
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