Danielle Bassez | Toute la nuit, j’ai roulé vers rien

Toute la nuit, j’ai roulé vers rien

      Devant le porche. Exactement dans l’axe. En perspective, la voie ferrée, avec sa torsion sur la droite, et au fond, la rangée des peupliers.

      J’attendais qu’elle ait fini. Elle se déplaçait au ras du sol, sans se relever, comme une bête agile, en dépliant une jambe et basculant d’une fesse sur l’autre. Elle photographiait les rails. Elle était vêtue d’une sorte de tenue kaki, pantalon à poches, quasi militaire, chandail, et godillots. Le cheveu blond, à la poulbot. Souple et petite, elle changeait de position, hésitait. Entièrement concentrée sur son affaire, et prenant son temps. C’était sa manière. On ne peut se contenter, en cet endroit, de considérer plans et indications, comme on le ferait sur n’importe quel site touristique, de situer, de compter, de mesurer. Ni même de visualiser. On cherche une manière d’être. Les uns marchent sur cette plaine rayée, d’autres errent, l’esprit vague. Il faudrait, pour bien faire, rester là des heures, seul, dans le rien, dans l’absence de tout, et s’y dissoudre. Laisser le vent passer, et les rares herbes se courber, les arbres verdir. A défaut, à défaut de ce temps, il faut être dans ce sanctuaire de l’irréalité, trouver une posture, la plus adéquate. On n’a plus que des mains, des pieds, on cherche quoi en faire. Elle, elle a trouvé. Elle veut prendre une photo. Une seule. Qui dise tout. J’ai pensé à ces clichés pris de l’intérieur, à la sauvette, avec les arbres basculés, et les femmes nues, et les fumées. On ne peut refaire ce qui une fois a été fait, si vite. Elle va donc à l’extrême inverse, au maximum de la lenteur. Elle choisit, les mains jointes autour de l’appareil, inclut le temps dans son geste, un temps qu’elle voudrait infini. Je suis dans son œil, au ras du sol, vois ce qu’elle voit : le dédoublement de la ligne, et même la division en trois branches, comme une tresse dont les brins se défont, celles de droite enserrant le quai, ce quai insituable, noir de monde et maintenant désert, silencieux, avec au fond, le rideau des peupliers, et la lumière d’après-midi jouant sur les rails.

      A ce moment-là, sur ma gauche, une voiture est arrivée. J’ai fait un pas de côté, sur le tronçon de fer. Mon pied a pivoté. Le craquement m’a arraché des larmes. Voici, ai-je pensé, mon insignifiante participation à la douleur humaine.

      Quand j’ai refait surface, la fille avait disparu. J’ai balayé du regard l’étendue ocre béante devant moi, avec, à main gauche, les baraques de brique à peine émergées de terre et, sur la droite, les moignons des baraques détruites. Depuis le porche, la voie ferrée filait droit vers les peupliers. On mesure toujours l’immensité selon cet axe, et non en largeur. Des groupes longeaient la clôture, dans l’intention d’aller jusqu’au bout. Il s’agissait de très jeunes gens. Voici le pèlerinage que je ne ferai pas, me suis-je dit. La marche d’un bon pas vers la barre grise des arbres, les chaos de béton hérissés de fer, les fosses, et les flammes qui tremblent dans leur godet de verre, au pied du monument. L’immobilité du corps, le regard : telle est ma manière.

      Toute la nuit suivante, j’ai entendu les trains. Ils s’annoncent par une sourde rumeur, un grondement lancinant, issu de l’obscurité. On songe à ces galops de troupeaux qu’on détecte en collant l’oreille sur la terre. Puis le fer frotte le fer, la rumeur se met à grincer, et s’en détache une articulation, une cadence implacable, accentuée sur la première note. Les murs vibrent, et la banquette sur laquelle on est couché. On part, dans des wagons d’un autre temps. Déjà, le grincement s’éloigne. Destination inconnue.

      Les trains tournent autour de Cracovie. Ou plus exactement, de vieux tramways bleus, vétustes, qui brinqueballent et charrient leurs cargaisons tout autour de la ville. Ils tournent au long des Planty, les beaux jardins échevelés qui ceignent la cité, autour de l’Université nouvelle et de la statue de Copernic, de la vénérable université Jagellon, de GÅ‚ówny Rynek et de la Halle aux draps. Toutes les heures, au sommet de la tour, le guetteur annonce à coups de trompette l’approche des Tatars et meurt, une flèche en travers de la gorge. Les Tatars venaient de l’Est. Les trains tournent, dans toutes les directions, autour des pignons crénelés, des saintes églises de brique surmontées d’écailles noires, de bulbes verts de plomb ou de cuivre et de boules d’or, autour des places où l’on prie et danse en l’honneur du saint mort. Ils enferment dans leur ronde la ville artiste et romantique, creusée de caves où des chanteuses un peu folles, mains plaquées sur les cuisses, interprètent de vieilles chansons françaises, ils franchissent la Vistule et s’enfoncent dans des banlieues de ciment.

      Entre les blocs d’habitation, posés sur les prairies de jadis comme des jeux de cubes, survivent des petits jardins. Les molosses furieux se jettent sur les clôtures. Des fumées s’élèvent au-dessus des haies, laissent traîner leur parfum. On entend crépiter des feux. Des sentiers s’enfouissent dans les fourrés. Respectez les lieux, intiment des panneaux rouillés. En bottes, fichu bas sur le front et noué sur la nuque, des femmes gravissent le chemin de lisière, se penchent, jettent sur le tas déjà édifié la branche qu’elles ont ramassée. Elles lèvent, quand on passe, un regard très bleu. Quel âge ont-elles ? Elles ont tout vu.

      De la crête, on plonge vers le ravin. Tortueux. Bosselé. Brûlé. Troué de cratères de bombes. Creusé de fosses. Semé d’ordures, au pied des arbres. L’herbe pousse sur les os. Depuis les derniers étages des immeubles, vue directe sur ce paysage imprenable. Le chemin vaguement goudronné mène à une gigantesque enseigne de Castorama qui barre tout l’horizon. Sur le pourtour de ce chaudron, des silhouettes se déplacent, des chiens vagabondent en avant de leur maître, des grands-mères enseignent leurs premiers pas à leurs petits-enfants. Les corneilles picorent. Au sommet de la colline, la stèle noire, frappée du chandelier à sept branches, et le grand monument soviétique. En contrebas, les trains, les routes, les usines et les supermarchés.

      Plaszów. Au sud de Kraków. Qu’est-ce qu’il y a à voir, là-bas ? Rien. Il ne faut pas confondre, dit-on, les vieux noms imprononçables des villes polonaises et l’aboiement barbare, le doux cœur des cités et le rien qui les accompagne.

      Toute la nuit, j’ai roulé vers rien.

Danielle Bassez
23 avril 2005


 La notice des éditions Cheyne précise : Née à Châteauroux en 1946. Vit à Grenoble et enseigne la philosophie. Consacre son temps à l’écriture et à l’hellénisme.
 Indique 4 ouvrages publiés dans la collection "Grands fonds" : L’Égarée, La Kermesse, Tombeau, Vieilles.
 La revue Conférence 10/11, printemps-automne 2000, a publié Ecrits dans les marges (extrait : la "phrase" du 3 juillet 2005)
 Pour évoquer Plaszów, juste une image.

16 juillet 2005
T T+