Dans la suite des jours, une lecture de Bernard Noë l par Claudine Galea

Bernard Noë l vient de publier Le Roman d’un être et Le Livre de l’oubli aux éditions POL.

Bernard Noë l sur remue.

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En 1965, un homme entreprend un travail qui colle àla suite des jours. Un travail où espace et temps ne sont ni quantifiables ni limitables. Habiter le temps, c’est au fond le défi que pose Roman Opalka en inscrivant le chiffre Un sur la toile. Quarante-six ans plus tard, Opalka meurt et la suite des nombres se suspend ou se glisse dans l’épaisseur et la transparence du blanc, invisible ànos yeux, mais prévisible dans la logique établie par le peintre.
Bernard Noë l, ami du peintre, le rencontre, plusieurs jours durant, en 1985, 1990 et 1996. Il le regarde travailler, et note les conversations qu’ils ont ensemble.

Aujourd’hui Le Roman d’un être dit au plus près l’aventure d’Opalka, et la geste que l’Å“uvre d’art engendre.
Le prénom du peintre offre cette extraordinaire possibilité dont l’écrivain se saisit, mettant en perspective l’abîme propre àla littérature : comment la narration et le sens, vecteurs de resserrements sinon de fermetures, peuvent-ils transmettre ce que l’Å“uvre d’Opalka réalise, laisser définitivement ouvertes les frontières de l’espace et du temps ?

Bernard Noë l a choisi d’inscrire son texte en un dessin continu, une phrase sans ponctuation ni majuscules, courant (de manière irréversible) sur deux cents pages depuis le mot inaugural « La vie  » jusqu’au mot final « La peinture  ». De la même façon, dans le récit, aucune rupture entre ce que dit le peintre et comment il peint. La mise en jeu du corps et de l’esprit ne font qu’un dans le livre. De la vie àla peinture, une aventure unique et unie, pour celui qui déclare : « On ne peut pas corriger sa vie je ne peux rien effacer dans ce que je fais je m’y suis engagé comme on s’engage dans l’acceptation de sa vie.  »

L’émotion qui nous saisit àla lecture du Roman d’un être excède l’admirable portrait qu’un écrivain fait d’un peintre - signant ici le livre sur Roman Opalka pour qui voudrait découvrir ou approfondir sa compréhension de l’œuvre -, elle touche àquelque chose de plus fondamental, notre lien àla disparition, àla mort et àla lutte que nous menons pour faire durer la vie.
« Peindre un tableau puis encore un tableau voilàce qui me posait des problèmes je voulais peindre une Å“uvre où chaque toile porte et dynamise le tout [...] Je veux ce qui donne la présence la présence d’une durée  », énonce Roman Opalka.

Est-ce que ce n’est pas le rêve de tout artiste dans sa discipline, un équilibre de construction et de fragilité sans cesse sur le point de se défaire, et sans cesse poursuivi, abolissant la définition, l’arrêt, la séparation, pour l’être, l’être-là, pour la coïncidence de l’espace et du temps dont Opalka rêvait ne faire qu’un seul mot, espacetemps ?
Depuis sa place de poète, Bernard Noë l inscrit l’aventure de Roman Opalka comme une métaphore du défi radical porté par l’artiste sur son compagnon et ennemi, le temps. Je dis poète pour un écrivain qui est aussi romancier, homme de théâtre, essayiste - notamment et admirablement sur la peinture -, car il me semble que le poète est àl’Å“uvre dans chacune de ces variations, àcette place si singulière qui troue en même temps qu’elle remplit l’espace par le langage.

L’Å“uvre d’Opalka dans sa radicalité historique et anhistorique est un miroir àtravers lequel Bernard Noë l pense l’acte de la création. Dans ce miroir-modèle, il peut aussi mettre en réflexion quelques autres questions essentielles de la littérature et de l’art : les relations de la vie et de la création, l’auteur et son Å“uvre, les rapports de l’art et du monde réel, l’actualité de l’Å“uvre, son historicité, sa capacité de transgression, sa contemporanéité ou, mieux encore, sa faculté àprécéder le savoir et la connaissance, c’est-à-dire àles bousculer, àdéfinir un présent qui soit toujours un peu plus loin devant, sans quoi il est déjàpassé.
Au fil des pages, se dégage une émotion irrésistible : quoi que nous fassions, rien ne nous appartient. Et ce rien est quelque chose, nous pouvons le sentir remuer en nous. Peut-être est-ce le fondement, la base, le lieu où être ? Ce rien ou cette chose sont aussi l’essentiel : ce que nous ne possédons pas, nous pouvons l’habiter.
Est-ce que Roman Opalka peint des nombres, est-ce que les nombres peignent Roman Opalka ? La suite imaginée par le peintre est une marche ininterrompue dans un territoire qui n’existe que balisé par cette marche. Le vertige transformé en territoire, c’est aussi la traversée du silence par l’usage de la langue.
L’œuvre entière de Bernard Noë l dit cela.

Le Livre de l’oubli paru en même temps que Le Roman d’un être invite àpartager autrement la méditation ouverte par la geste opalkienne :
« J’oublie ce que j’écris, et ma main quand elle travaille oublie mon nom, c’est notre façon d’aller vers le réel.  »
L’émotion est une vibration où frottent notre intelligence et notre condition. Avec l’esprit nous voudrions dompter la mort. Le contraire se produit. Entre les deux, une tension s’installe ou s’instaure, et la vie comme l’œuvre sont la trace de cette tension. Ni réponse ni résolution mais façon d’être au monde.
Celle que Bernard Noë l met en lumière àpartir de l’œuvre d’Opalka, et en écho àsa propre Å“uvre émeut nos passions contraires, et dépasse leur contradiction. Folie, orgueil que de se mesurer àla mort, humilité que de ne pas l’ignorer. Créer, c’est choisir d’habiter àplein temps ce lieu paradoxal, laissant l’artiste disparaître dans sa création, l’identité dans l’acte, le nom dans l’Å“uvre.

16 janvier 2013
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