De quelques objets en l’absence d’Ulysse
Pascale Bouhénic est écrivain et réalisatrice de films documentaires sur l’art et la littérature.
Son roman Lorsqu’il fut de retour enfin vient de paraître aux éditions Gallimard dans la collection l’arbalète dirigée par Thomas Simonnet.
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Hier l’eau savait se tenir dans un verre. Ce n’est d’ailleurs pas tant que l’eau savait se tenir, mieux élevée à sa nature d’eau, que le fait que l’on ne doutait absolument pas que sa nature découlait d’une forme, celle du verre. Si bien que l’eau et le verre allaient ensemble sans qu’on y pense, si bien qu’il était simple et souple de passer de l’eau au verre, et du verre à l’eau, sans brutalité, sans frontière dans la pensée. Ou dans l’imagination, c’est égal. Dans ces circonstances, il aurait été impensable d’envisager l’eau sans le verre. Le monde n’était pas plus sophistiqué, ni morcelé pour autant. Il était impeccable, tout bonnement impeccable, je vous assure. Et le verre, ordinaire comme il se doit, contenait l’eau, et lui laissait, signe d’une alliance réussie, 0,2 milligrammes de sa substance par jour et par décimètre carré. La nature de l’eau découlait d’une forme qui lui était extérieure exactement de la même façon que la poule (nature) découle de l’œuf (forme) ou l’œuf (nature) découle de la poule (forme) — l’eau se coulant indistinctement dans le rôle de l’œuf ou dans celui de la poule. Cette volte-face était un éclaboussement de plaisir.
La poussière conserve-t-elle l’odeur des hommes comme Ulysse partis au loin ? C’est sans doute la raison pour laquelle la narratrice de Lorsqu’il fut de retour enfin — un vers de Guillaume Apollinaire — la regarde s’accumuler dans l’appartement où elle vit depuis le départ de son mari.
Une absence si longue qu’elle semble définitive, qu’en faire ?
Quelques objets et les sensations tactiles, olfactives, visuelles qu’ils procurent — plutôt que les sentiments ou le ressassement mental — ont pris la situation en main :
le verre d’eau, une eau autrefois rafraîchissante, au pied de la lampe de chevet ;
les feuilles de papier, les crayons sur la table où la narratrice dessine des cartes de géographie, son travail — cinq des îles Salomon que l’érosion côtière a fait disparaître figureront comme îles disparues, la disparition n’étant qu’une modalité, entre autres, de ce qui existe ;
la douce et fine couche de poussière, « poils plumes brindilles cheveux », qui recouvre tout ;
la prothèse de sa jambe et la béquille qui l’aide à se déplacer.
Leur présence supplée le départ d’Ulysse.
Les objets ne se souviennent pas, ils se rappellent à la narratrice, ils la rappellent à elle-même. Ils ne la consolent pas, ils se montrent respectueux du mode de l’absence, ils la cernent, la remplissent. Ils l’irradient autour d’eux.
Ainsi, le mur de séparation entre la pièce où dessine la narratrice et l’immeuble voisin commence à produire des bruits, des sons. Il donne de la voix. Elle ne comprend pas exactement ce qu’il dit mais il parle. Et cela ne se passe pas que dans sa tête puisque l’occupant de l’immeuble voisin, celui qui vit de l’autre côté du mur, vient se plaindre de ces bruits, de ces conversations interminables. Il suppose qu’elle en est à l’origine et lui demande de cesser. Mais son infirmité l’empêche de lui répondre, de se défendre comme elle l’aurait fait autrefois quand elle avait ses deux jambes, quand l’eau était rafraîchissante.
Les humains sont peu fiables. Ils déçoivent. Ils ne sont jamais aussi pleins, aussi complets, aussi entiers que les objets.
Le vieux capitaine qui lui rend visite et avec qui elle sort parfois se promener mange les mots qu’il prononce, il les avale. Des syllabes disparaissent. Bien sûr on s’habitue, on comprend ce qu’il dit. Après tout, il en faut moins qu’on ne croit pour s’exprimer, chaque syllabe n’est pas indispensable.
La femme dans la rue, sur le trottoir, entourée de sacs plastique, le nez levé vers le ciel, ne rend pas son regard à la narratrice qui l’observe à la jumelle de sa fenêtre : elle est aveugle.
Vraiment, on ne verrait jamais un objet se soustraire d’un morceau ou de l’autre.
Et le chien, à quelle modalité appartient-il ?
Lorsque Ulysse revient une vingtaine d’années plus tard, le monde peut-il redevenir ce qu’il était autrefois, l’eau redevenir rafraîchissante, le langage se recomposer dans la bouche du capitaine, le ciel se reverser dans le regard de l’aveugle ?
En son absence il n’y a pas eu déperdition mais transfert de présence, le sait-il ?
Il ne raconte rien de ses voyages. Elle ne lui pose aucune question. Il ne rapporte avec lui qu’une sensation d’humidité qui fait gondoler le papier à dessin et imprègne tout l’appartement au point qu’elle doit songer, à regret, à évacuer les traces de son absence, la poussière.
Il passe ses journées à manger, dévorer même, et à prendre des bains dans la salle d’eau.
Un projet ambitieux l’anime : construire une tour si haute qu’elle résoudra la question urbaine du logement. Pour cela il a besoin de place. Il installe une grande table qui occupe presque toute la pièce où elle travaillait.
La vie peut-elle reprendre son ancien cours ?
Trop d’années ont passé. L’absence a montré trop de qualités. Il est temps, pour la fidèle épouse, d’aller promener le chien le long du canal et de le suivre quand il s’enfuit, regardez, on dirait même qu’elle court avec ses deux jambes, qu’elles lui sont revenues et qu’elle les prend à son cou, comme on dit.
Après les récits de Boxing Parade, Pascale Bouhénic a écrit, avec intelligence, un magnifique roman sur la façon dont l’absence, la disparition ne sécrètent pas le vide mais, alentour, de nouvelles présences, subtiles, familières, qui peuvent devenir irremplaçables.