Des pattes rubantées de soie tendre aux épaules d’un peignoir sans manches


Pierre Savatier
« Écossais (vert) b, v, j, b, v », 2004, photogramme couleur, 105,5 x 82 cm


Balises au néant, rubettes et rubans : des œuvres, des pratiques d’artistes balisées de rubans dans une topologie d’assemblages et de relations entre matériaux, formes, supports et significations pour une expérience du regard toujours à refaire.


Ce n’est pas avec les quatre saisons - roue d’écureuil sur laquelle les événements ne mordent pas - qu’Olympia nue doit me réconcilier. Il n’est que trop entendu que la nature, théâtre non humain de constants recommencements, est le milieu dans lequel je suis appelé biologiquement à me fondre, et peu importe que je m’y résigne ou non. Ce qu’une telle figure (ni nymphe ni baigneuse agreste mais femme au repos sur un lit ) viendrait plutôt me rappeler, par l’entremise de ses parures et autres accessoires séculiers, c’est que, tout comme les modes, les choses vont leur cours, non en un cycle immuable, mais selon la ligne sans retour des avant, pendant, après - et que nous touchant directement et donc de quelque importance bien qu’à l’échelle suprahumaine de l’immensité cosmique sa taille soit microbienne, il existe une Histoire.
 [1]

Premier roman de Huysmans, Marthe est l’histoire d’une prostituée parisienne sous le Second Empire. Une fiction émane d’une autre fiction : Marthe est le nom que Marie choisit pour être la femme de Pierre [2] et Marthe raffole des peignoirs sans manches, rattachés aux épaules par des pattes rubantées de soie tendre.
Sur le lit bas, défait, quasi flottante à la surface de draps lacustres, la tête appuyée sur un bras relevé, l’autre bras parmi les seins, une jambe arc-boutée sur une cuisse où le gros orteil s’agrippe, l’autre pendante le long du matelas qui fume tant, juste avant, les mouvements du corps ont produit un inoubliable tangage, indolente, assoupie, nue, la femme rêve d’un déshabillé remarqué en feuilletant le dernier numéro de La Mode Illustrée.

Dans son article critique
« La Nana de Manet » paru dans L’Artiste du 13 mai 1877, l’auteur de À Rebours [titre signifiant “à rebrousse-poil ”] note l’influence de la passementerie et autre passepoil sur l’imagination des femmes et sur le regard attentionné du peintre.
Les tissus dont rêvait Marthe sont des taffetas merveilleux, des peaux de satin glacé vieux rose, des canevas de coton écru brodés au point de Pologne avec des fils d’argent, des nœuds flottants de rubans en faille de soie écossais et multicolores.

Pierre Savatier réalise des photogrammes de foulards sur papier Ilfochrome grand format (environ 120 x 100 cm). Dans le noir complet du labo, il dispose tout d’abord le morceau d’étoffe bien à plat. Il l’insole ensuite au moyen de lampes parfois colorées qu’il déplace à intervalles réguliers sur l’ensemble de la surface.
Quand le mot “photogramme” est employé dans son acception photographique [3] il s’applique au produit fini, à la chose présentée ici sous plexiglas aux murs de la galerie, et non au procédé technique, sans appareil photographique, ni objectif, permettant de l’obtenir. C’est une image photographique survenue de la seule exposition à la lumière d’un objet, en l’occurrence un morceau de tissu écossais multicolore, posé directement sur du papier sensible.

L’artiste se procure des coupons de tissu pour se constituer un stock de matériaux. Il est incapable, face au fragment d’étoffe tissé par mille de voir exactement ce qu’il sera possible de faire avec ce pli de sombre dentelle, qui retient l’infini....
Avec Camille Laurens, se souvenir que le mot “texte” est de la même famille que le mot “tissu” qui veut dire “tissé ”, avec Pierre Savatier cent fois sur le métier remettre son ouvroir et essayer d’en parler.
Dialogue : [4]
– Alors, tous les tissus acquis ne sont pas utilisés ?
– Non, loin de là !
– Loin de là ?
– Loin de là !
– Ça s’arrête selon ce que tu disais, c’est-à-dire...lorsqu’il se produit un accident, un incident...

Dans le Journal de 1925 Michel Leiris souligne qu’« il n’y a de beauté que dans l’erreur, l’erreur à quoi l’on sait donner autant d’évidence qu’à la vérité. Tous nos écrits ne doivent donc être que des tissus de mensonges pour les autres comme pour nous-mêmes, mais présentés assez habilement pour que nous puissions être les premiers à nous prendre à leur piège. »
À cet égard, le mot “passementerie” serait moins ensemble des ouvrages de fil (généralement d’or ou de soie) servant à orner les vêtements, que passage, passe de mensonge : tissu de menterie.
Ce que nous appelons d’abord l’histoire n’est qu’un récit. Tout commence avec la devanture d’une légende, qui dispose des objets “curieux” dans l’ordre où il faut les lire. [5]

C’est sur les personnages de Lucrèce et Judith que Leiris croit pouvoir fixer les pôles de son contact avec la féminité et l’amour, ainsi qu’avec la mort, par le biais du suicide ou du carnage, qui participent tous les deux de l’éthique et du rituel à travers l’abondant, l’envahissant bain de sang : ce sang qui semble jouer un si grand rôle dans les gouffres de la mémoire génétique et dans les premières phrases de la mémoire de tout individu, liée aux accidents de son corps tendre, indicible, dévorable, jamais suffisamment défendu. [6]

L’exposition « Splendeur de Venise, 1500-1600 » [7] présente, entre autres peintures et dessins de l’École vénitienne du XVIe siècle conservés dans les collections publiques françaises, une œuvre de Véronèse, appartenant au musée des beaux-arts de Caen, intitulée Judith et Holopherne et une œuvre de Titien, appartenant au musée des beaux-arts de Bordeaux, intitulée Tarquin et Lucrèce.
Après avoir connu l’expérience jouissive de la déliquescence irisée du regard à l’intérieur des couleurs mentales de l’œuvre de Pierre Bonnard, l’affrontement avec les deux tableaux vénitiens légendés de meurtre relève de l’expérience d’une vision (du monde) qui provoque un inquiétant vertige.

Alors, résister à la force de gravité du vide et réduire son champ visuel à l’intérieur d’un morceau de tissu aux couleurs surexposées d’un photogramme incluant le plein feu de l’éclairage : la révélation dépend de la lumière quelle que soit la nature de l’image. Le risque c’est l’éblouissement, l’aveuglement : Mémoires d’Aveugle.
Pierre Savatier fait de ce risque (experiri) une pratique artistique. Entre la profondeur du trait et la transparence du coloris, la figure (car paysage avec figures absentes [8], le dessin du tissu aussi fait figure) détermine une échelle qui identifie une présence. L’opposition rhétorique et historique entre le dessin et la couleur n’a décidément plus lieu (plus de lieu) d’(pour) être.
Dans la relation entre la surface du tissu (du texte) et la lumière, deux figures s’interposent et littéralement je les lie (je fabrique des liens), je les lis (je me souviens de la lecture de deux légendes).

Première légende
“Judith la catin patriote”

L’exposition du Musée du Luxembourg sous l’égide d’un Cupidon exclamatif entre deux chiens, ou plutôt entre un chien et une chienne, était intitulée à bon escient « Véronèse profane ».
Œuvre picturale grandiose en passementeries maniéristes aux somptueux coloris rouges, aux luminosités exaltantes, aux rythmes d’ombres colorées à la fois douces et acides, aux contrastes de couleurs superposées, le tableau Judith et Holopherne du musée de Caen impose d’emblée sa splendeur vénitienne par son format (231,5 x 273,5) et la théâtralisation (l’encadré d’un “rideau de scène”) des
pouvoirs de l’horreur représentés.

La Judith de Michel Leiris (celle de Lucas Cranach) placide et ne paraissant déjà plus songer à la boule barbue qu’elle tient à la main comme un bourgeon phallique qu’elle aurait pu couper rien qu’en serrant ses basses lèvres au moment où les écluses d’Holopherne s’ouvraient ou encore que, ogresse en plein délire, elle aurait détaché du gros membre de l’homme aviné (et peut-être vomissant) d’un soudain coup de dents, [9] semble être une autre figure. Pourtant quelle que soit la représentation que la peinture véhicule à propos du meurtre, au commencement est la cécité d’Holopherne.

Même sans les yeux, un aveugle est parfois un visionnaire. Entre autres récits celui de Tirésias, homme qui expérimenta dans son propre corps la jouissance d’être une femme et qui fut rendu aveugle par Héra parce qu’il avait vu (su) ce qu’un homme ne doit pas savoir (voir) : combien jouir au féminin est extatique.
Certes Judith tue par patriotisme, mais surtout elle coupe la tête à l’homme qui a vu et su son corps nu dedans/dehors.
« Il y a toujours dans le voir un non-voir et ainsi un non-vu qui le détermine entièrement. C’est cette vérité qu’il faut tenter de faire remonter à propos du plus mimétique, du plus figuratif des modes d’appréhension de la réalité, cet énoncé d’un voir dont l’élément serait la ténèbre et cette idée que l’image n’est pas seulement représentation mais réversion d’un monde. Des yeux qui regardent, du corps qui regarde, car c’est l’être tout entier qui se trouve là engagé au regardé, la photographie ne se comprend [pas] comme visée de l’objet [...] que dans le trajet retour, dans la "résonance" » [10]

L’intériorisation de l’impureté produit un renversement des rôles et des valeurs : la force et l’autorité déplacées d’un sexe à l’autre par la métamorphose d’un crime devenu acte valeureux. Le meurtre d’Holopherne ne peut être représenté sans l’évaluation, la justification de l’acte criminel, sans la révélation de l’incident, l’accident qui fait “ombre”.
« Tout ce que j’aimerais dire de l’œuvre de Pierre Savatier est contenu dans le mot “ombre” » écrit Jean-François Dumont [11] et le galeriste d’art contemporain observe dans cette pratique du photogramme la présence de ce que Michel Carrouges nommait à propos des “machines célibataires” un “ensemble sexuel” : « Le papier sensible devenant le lit d’amour d’une relation mécanique et chimique. Un élément féminin se superpose à un élément masculin. » Par exemple, l’image contact de pattes rubantées de soie tendre se superpose avec l’empreinte d’un tissu de foulard écossais. La superposition se fait aussi au niveau mental et imaginaire, l’histoire est une construction.

Le mot féminin patte est issu (1174-1176) d’un radical onomatopéique patt- imitant le bruit que font deux objets qui se heurtent ou appliqué à des parties du corps avec l’idée d’un contact possible. Le mot contact est synonyme ici de “toucher”.
Holopherne a touché Judith, elle le décapite. Ce n’est pas le geste mécano-matérialiste d’une « Femme-Machine » (autant dire une guillotine !) telle que Julien Offray de la Métrie aurait pu la décrire, ce n’est pas la reproduction d’un fait divers, même si « nul n’échappe entièrement à la fascination du crime qu’elle s’exerce au niveau de la haute tragédie ou du banal et sanglant entrefilet dans la presse » [12] , ce n’est pas l’ utopie constructiviste d’un Lászlo Moholy-Nagy qui, après la catastrophe de la Première Guerre Mondiale, rêve l’art comme pratique d’ingénieur [selon le vocabulaire duchampien “soigneur de gravité”] et met son génie au service du peuple, mais c’est, comme le créateur du Modulateur espace-lumière le voyait en le faisant, la mise en œuvre totale d’un « regard indemne de tout présupposé que nos yeux prisonniers des lois de l’association ne peuvent nous garantir » [13] : le photogramme une “hygiène de l’optique”, comme une “hygiène du savon” ; les couleurs comme parti pris des choses, protocole de construction d’un interminable espace pictural.

Deuxième légende
“Lucrèce la chaste”

Si, avec Daniel Arasse, au lieu de suivre le cours de l’histoire de l’art allant par exemple de Titien à Manet, on va plutôt de Manet à Titien pour essayer d’approcher l’histoire de la peinture par le biais du regard de Manet sur la peinture de Titien, il faut regarder comment fonctionne la Vénus D’Urbin pour comprendre ce qui a amené Manet à peindre l’Olympia. [14]
En suivant le même chemin anachronique, la même méthode, voir que Pierre Savatier aussi utilise une figure féminine entre Lucrèce et Olympia dont il n’enregistre qu’un point de vue sur un plan, un fragment de tissu aux épaules d’un peignoir sans manches, une patte rubantée de soie tendre, un photogramme dont l’harmonie colorée, comme chez Titien est assurée par une lumière diffuse, dont la composition comme chez Manet se donne pour ce qu’elle est. En tant qu’allégorie, la figure n’a pas de matérialité dans le temps, mais elle s’incarne dans l’espace.

Le lieu du corps de Lucrèce c’est la surface de la toile de Titien, le lieu des pattes rubantées de soie tendre c’est la surface du photogramme, le lieu du corps regardé c’est le lit. « Dès le XVIIeme siècle Boschini disait de Titien qu’il préparait la peinture comme un lit. Effectivement ce lit est la toile elle-même. » [15] Avec Titien, Manet, Savatier, le support de l’œuvre est un lit, c’est le lit qui accentue le caractère de ce qui est planitude, surface plane illimitée.
Le lit de Marthe, celui de L’Indolente, d’Olympia, de Lucrèce, le lit où a été jeté le peignoir sans manche, est ce que Jacques Derrida appelle « l’hypothèse de la vue, c’est-à-dire le suspens du regard, son “époque” (épochè veut dire interruption, arrêt suspension , et parfois suspension du jugement... ) » [16]
L’époque de cette femme nue dont le nom est interchangeable (redouter la vision monoculaire des êtres et des choses) — et qui va mourir, est la peinture elle-même : la concaténation des espaces. D’ailleurs, ce ne sont pas des espaces mais des lieux où sont distribués des rapports de coexistence et « un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique. » [17]

Dans son histoire romaine Dion Cassius Cocceius raconte comment Tarquin Sextus désira Lucrèce, la femme de Tarquin Collatin. Il employa la persuasion pour l’entraîner à l’adultère. Lucrèce était fidèle. Il recourut à la violence. Lucrèce était fidèle. Il menaça de l’égorger et de tuer aussi son esclave. Lucrèce était fidèle. Il dit qu’il placerait le cadavre de l’esclave dans le lit et répéterait partout que Lucrèce avait couché avec un esclave. Lucrèce fut infidèle. Elle raconte devant son père et son époux comment Sextus lui a fait violence, demande la vengeance, saisit le poignard et se tue.
Dignité inouie qui semble loin de la pâle et malheureuse Lucrèce de Michel Leiris, « servante ridiculement dévouée de la morale conjugale (bien avancée d’avoir été si chaste ! puisque c’est à cause de sa chasteté que Tarquin fut aguiché)... » [18]

L’histoire n’est pas la vérité des faits et elle ne s’embarrasse pas des limites entre réalité et fiction. La perception visuelle, l’observation, la vigilance, l’attention du regard suspendent le jugement des faits. La puissance de l’art est de résurrection.
Là où Michel Leiris juge Lucrèce “ridiculement dévouée” adviennent dans l’ombre les jeux de la profondeur picturale : Titien, le peintre dramaturge, fait palpiter la chair tremblante de peur et sous la dynamique des couleurs vibre une âme, une intelligence amoureuse. L’intelligence de l’artiste arrachée au secret où rougit la honte.

Faite par le seul contact de la chose et de la lumière à partir d’un papier sensible, l’alchimie chromatique d’une image révèle dans le noir une disponibilité infinie, un flamboyant désir toujours inachevé à la seule possibilité d’un rapport au monde entièrement vivant.

21 mars 2006
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[1Michel Leiris, Le Ruban au cou d’Olympia, Gallimard, 1981,p. 141

[2Référence à Maria Boursin ( 1869-1942) dite Marthe de Méligny modèle, compagne et femme de Pierre Bonnard (1867- 1947)

[3En technique cinématographique, le mot “photogramme” signifie la plus petite unité de prise de vue, l’image indivisible dont la succession crée la continuité du film.

[4entretien réalisé en 1997 par Jac Fol avec Pierre Savatier, à l’occasion de l’exposition « Paysages Tissus Figures » Centre de Photographie de Lactoure, Centre d’art contemporain de Vassivière. Catalogue 1997.

[5Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, folio 115, p.339

[6Andrea Zanzotto, À propos de L’Âge d’homme, revue Europe, Michel Leiris, nov-dec 1999, pp. 80-81

[7« Splendeur de Venise, 1500-1600 » Bordeaux, Galerie des Beaux-Arts (14 décembre 2005 - 19 mars 2006). Caen, musée des Beaux-Arts (1er avril 2006 - 3 juillet 2006)

[8Dans Paysages avec figures absentes, Philippe Jaccottet nous rappelle ainsi la définition du mot « cosmos » : « il a signifié d’abord, pour les Grecs, ordre, convenance ; puis monde ; et la parure des femmes. »
La Lettre du Paysage

[9L’Âge d’homme, folio, p.143

[10Philippe Jousset, “Le nu, miroir de la photographie”,
Etudes photographiques, N° 7, mai 2000

[11Jean-François Dumont dans le catalogue cité en note 3

[12Georges Auclair, Le Mana quotidien, Ed. Anthropos, 1970, p.211

[13Consulter le catalogue de l’exposition du Centre Georges Pompidou : Lászlo Moholy-Nagy, Compositions lumineuses, 1922-1943, éditions CP 1995.
Lire : Lászlo Moholy-Nagy, Peinture Photographie Film et autres récits sur la photographie, éditions Jacqueline Chambon, 1993

[14et écouter, lire et relire le chapitre 18 des Histoires de peintures ( France Culture / Denoël )

[15Daniel Arasse, De Manet à Titien, Histoires de peinture, ouvrage cité, p.165.

[16Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle, RMN,1990, p.119

[17Marc Augé, Non-lieux, Seuil, 1992, p.100

[18L’Âge d’homme, folio, p.144